Le fou du pétitionnaire
Je crains la peste adhésive inhérente aux mouvements de masse, la peste manichéenne de l’idéologique. Je crains cette mauvaise peste en raison de ce que j’ai appris, sur et pour mon propre compte de sujet, des méchantes jouissances et des résistances qui s’y engagent – « résistances » au sens analytique du terme, c’est-à-dire au sens du refoulement et du déni du désir, du désir en tant que désir inconscient « incestueux » et « meurtrier ».
Cette peste, peste de l’indistinction, que Nietzsche et Heidegger ont relevée comme « nihilisme », nous transporte, comme l’histoire des hommes et des sociétés l’enseignent, et particulièrement l’histoire du siècle passé, dans la
maladie de l’idéalité
,
l’oubli de l’être,
et en politique, dans
l’effacement du Miroir
.
Qu’est-ce que cela a donné, sinon des politiques échouant dans l’envers de ce qui se trouvait dénoncé avec tant de virulence et de passions, dans un envers bien plus effroyable ? Lacan, moqueur, eut un jour ce trait : «
le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Le socialisme ? C’est l’inverse… ».
Je ne dis pas pour autant là qu’il faille abandonner l’idéal de Justice, tout au contraire.
Mais comme cliniciens, éducateurs, psy, dans les lieux où nous sommes, je crois que le mieux que nous puissions faire c’est de nous soucier d’abord de l’enjeu de Justice en tant que cet enjeu est celui de la Loi – d’abord un enjeu de
justice généalogique
. Ce pourquoi je ne cesse de dire qu’il convient, aujourd’hui, à contre courant des tendances du temps, de la doxa libéralo-libertaire, d’entrer dans une
écologie du symbolique
, une
écologie de l’institutionnalité
, autrement dit de se soucier, en rigueur, des conditions de l’institution du sujet.
Se soucier de l’institution du sujet c’est prendre en compte, au regard du noyau anthropologique (de la structure du désir et de la loi), les articulations du subjectif et de l’institutionnel (juridique compris), c’est considérer le fait que les institutions ont toujours à voir avec cette institution première qu’est le langage, c’est-à-dire avec cette institution normative de base (support de la dialectique identité/altérité) qu’est l’institution de la division du sujet dans le Sexe,
l’institution de la différence des sexes
.
Se soucier de l’institution du sujet c’est aussi retrouver, contre le cours actuel de la « quantification » et de l’objectivisme scientiste, le
sens
du Théâtre
et du
Texte
: ce qu’il en est de notre rôle « parental » sur la scène. Mais valoir comme « interprète », à la place qui est sienne dans le Texte, ne se peut si le Texte est incesté, autrement dit si le désir, notre désir, ne trouve ses points de butée : les limites et les distinctions de place et de fonction, les limites de discours et de compétence instituées, ce que je nomme « cadre de légalité de la clinique ».
Selon ce qu’en a rapporté Jones, Freud, à qui il était un jour demandé s’il était « rouge ou blanc », répondit qu’il était « couleur chair »… Une réponse qui pour le fondateur de la psychanalyse n’avait assurément rien à voir avec quelque théologie du sentiment que ce soit…
S’extraire du clivage et des simplifications idéologiques, comme y encourage la psychanalyse, exige en effet de renoncer à la «
théologie du sentiment
», à ce positivisme éducatif et thérapeutique qui nous fait croire, à l’identique des prétentions de la techno-gestion, que nous pourrions «
manger le Diable
» [1], évacuer le négatif.
Sans cet apprentissage du négatif, de l’irréductible du Diable en chacun, sur quoi les belles humeurs de « résistants » peuvent-elles déboucher? Sur quelles politiques institutionnelles inversées ? Sur quel mode, plus ou moins « soft », d’exercice de la « bonne gouvernance » managériale ?
Saura-t-on repérer en quoi un certain type d’opposition duelle repose sur
un même collage, une même indistinction fétichiste du militant à sa Cause
, un même amour politique de la Cause ?
Pourra-t-on appréhender la manière dont les « combats » du jour mettent de côté les questions qui fâchent, et ce faisant occultent le nihilisme, post nazi, qui porte les tendances culturelles du temps : l’attaque contre le langage, la dé-symbolisation et la déstructuration institutionnelle en cours des montages de l’identité ? [Je renvoie là à la lecture des réflexions anthropologiques que Pierre Legendre déploient dans son œuvre ; cf. par exemple pour des ouvrages récents :
Nomenclator / Sur la question dogmatique en Occident, II
, Fayard, 2006, et
Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident,
Mille et une nuits, 200e8]
Sortir du
ou bien / ou bien
c’est accepter de voir en face l’absence du Garant, ou comme a pu l’écrire Kundera,
l’absence du Juge suprême
…. Se tenir dans la contradiction c’est supporter cette absence, c’est donc, si je puis dire, « croire » autrement : ne pas croire à l’existence du Garant ce n’est pas se croire sans se
croire au-delà des exigences normatives communes de la Référence, au-delà de la ligature institutionnelle, des rites et des marques…
C’est folie que de «
trancher du monde d’une seule lame
»… L’expression est d’Althusser, lequel au soir de sa vie, dans l’après-coup du drame (du meurtre par lui, dans un moment de folie, de sa femme), perçut je crois enfin combien ces «
appareils idéologiques d’Etat
» qu’il avait tant dénoncés, étaient «
à l’intérieur
» de lui, combien ils l’avaient
aussi
constitué, institué comme sujet ; il saisit là me semble-t-il, au point ultime de son chemin de pensée, combien le ressentiment à l’endroit des institutions et des appareils d’Etat honnis avait pu avoir affaire avec la haine de soi…
A lire certaines des envolées que je lis ici et là on pourrait pourtant croire que nul de nos amis, de nos nouveaux résistants, à l’image du « militant révolutionnaire » du 20ème siècle, ne puisse partager, sous d’autres traits, un même désir insu, un même refoulement que celui qui s’indique sous le positivisme « sécuritaire » présidentiel, un même mode d’idéalisation et de clivage…
Nul de ce côté-là de la ligne, nul parmi ce « nous », ne participerait donc peu ou prou, sous l’emblématique anti-sécuritaire de la Clinique, de cette volonté de puissance sur le réel qui s’exprime dans les prédicats volontaristes à l’emporte-pièce du Président ?
Le clinicien devenu « militant » pourrait-il sans sombrer dans une dogmatique inversée se faire le dépositaire
a priori
d’une orientation de politique institutionnelle, le garant d’une position à l’endroit d’autrui délivrée du «mal», l'agent d’une conception
méta
qui le placerait en surplomb, comme symboliquement « supérieur » ? [Comme le dit le philosophe Sloterdjik, «
l’avantage d’une position de ce type est de geler le conflit de rivalité tout en maintenant en vie la provocation universaliste
» – provocation « guerrière » des militants, des messianismes. (
La folie de Dieu
, p.155, 2008)]
Les cliniciens ne risqueraient-ils donc à s’engager ainsi
sans retenue
dans la « résistance politique » (
dans ce mode raccourci de la critique
), de diluer, pour leur propre compte de sujet, la question du pouvoir, de leur propre rapport au pouvoir parental institutionnel ?
Ne pourrait-il s’agir aussi par là, par la bande (au sein de la «
communauté inavouable
»), de conquérir l’innocence, comme une espèce d’immunité narcissique – une façon de ne rien vouloir apprendre de nouveau sur notre propre désir, notre propre folie «meurtrière», et ce tout en apaisant notre culpabilité ?
L’optique tutélaire de «
la rassurante omniprésence
» (cf. Lacan,
Ecrits
, p.125 à 151) ne ferait-elle pas pendant à l’optique sécuritaire ? Et faire passer à l’as cette autre dimension, dimension à travers laquelle nous tendons à faire de la société une «nursery» comme disait Freud, cela pourrait-il être sans conséquence sur les pratiques, sur l’élaboration des pratiques?
La société sécuritaire c’est tout aussi bien la société-nursery ! Une société qui veut ranger le tragique œdipien, et le conflit, et le « meurtrier » en l’homme, au magasin des antiquités freudiennes !
Comment dénier au fou son désir, j’entends là sa folie désirante, sa folie meurtrière, comment lui dénier la possibilité de « tuer » quelque chose de l’Un-stitution, sans resserrer le nœud d’angoisse qui le sur-lie à La Mère, sans refermer la voie d’une subjectivation possible ?
Sous les discours médico-psy du « soin », dont le signifiant de « soignant » est le signifiant-maître [2], ne voyons-nous pas comment on peut s’enferrer, qu’on le veuille ou pas, dans le même clivage fous / non fous, soignés / soignants – clivage « entre eux et nous », entre nous les innocents et eux les coupables –, qui irradie les discours de la techno-gestion, les discours de tous les missionnaires de la « bonne gouvernance » ?
Sous-jacente aux plus terrifiantes angoisses, la folle demande, la demande du « fou », ne serait-elle pas toujours une double demande, absolutiste : une demande de Père, pouvant conduire du père au pire, et une demande de Mère, pouvant tout aussi bien conduire de la mère au pire ?
Ne serait-ce pas à cette double folle Demande que fait écho d’un côté la demande institutionnelle, sociale, politique, d’un plus de sécurité, d’un plus de réglementation, et de l’autre la demande, souvent syndicalisée, de la «
rassurante omniprésence
», d’un toujours plus de moyens… Mais est-il encore loisible, dans le mythe soignant qui prévaut aujourd’hui, de déconstruire ce deuxième aspect « fou » de la demande ? Et comment, parmi nos signataires des pétitions en cours, les responsables de services et d’institutions psychiatriques traitent-ils, font-ils face à la demande sécuritaire,
intra-muros
? J’attends là de lire des choses convaincantes, et non de lénifiantes qualifications sur la « qualité des équipes » : de vrais contes de fées !
Satisfaire,
telle quelle
, l’une ou l’autre dimension de la Demande est le chemin le plus sûr pour que les « fous » continuent de demeurer des sacrifiés, des laissés pour compte de la Loi, une bonne prise pour certains…
C’est une erreur pour le clinicien que de se laisser emprisonner dans le choix entre Créon et Antigone… Je crois plus « saint »,
pour l’interprète en fonction
, de s’identifier au Chœur, de lier son cœur au Chœur-tiers. (Vernant avait fait je crois en cette affaire du faux choix Créon/Antigone, une sage position ; cf. également sur ce point l’ouvrage de Patrick Guyomard,
La jouissance du tragique
)
Lacan, dans un fameux échange avec Piéra Aulagnier, souligna qu’il ne s’agissait pas seulement pour le clinicien d’apprendre à se « regarder » dans la structure perverse (comme y conviait Piera Aulagnier), mais bien aussi de se retrouver dans la structure psychotique, «
d’ouvrir cette structure psychotique comme étant quelque chose où nous devons nous sentir chez nous. Si nous ne sommes pas capables de nous apercevoir qu’il y a un certain degré, non pas archaïque à mettre quelque part du côté de la naissance, mais structural au niveau duquel les désirs sont à proprement parler fous, si pour nous le sujet n’inclut pas dans sa définition, dans son articulation première, la structure psychotique, nous ne serons jamais que des aliénistes.»
Tranches de savoir, du poète Michaux :
«
Qui cache son fou, meurt sans voix
»
Mais ces «
désirs à proprement parler fous
» les reconnaissons nous jamais assez en nous, en connaissons nous jamais assez, en l'autre et en nous, les déguisements et la puissance «meurtrière » ? Comment sans cela les relevant chez autrui nous «
sentir chez soi
»?
L’inconscient ne serait-il assez retors pour que sous les atours d’une plus ou moins louable « résistance » politique s’engage, pour le coup au sens analytique, la plus grande résistance à l’analyse, le refus cristallisé d’analyser ce qui du désir, à proprement parler « meurtrier », irradie nos rapports aux figures institutionnelles maîtresses, politiques ou autres… ?
Bien des colères ne sont-elles pas considérées à trop bon compte par nous comme de « saintes colères » ?
Tranches de savoir, du poète Michaux :
«
Comme on détesterait moins les hommes s’ils ne portaient pas tous figure
»
Que faire ?
Que peut d’abord faire l’interprète, sinon analyser et penser, tenir son jeu dans la scène et faire entendre sa «voix» ?
Je ne connais d’autre chemin pour l’interprète que celui du travail de pensée et d’élaboration, que celui du « travail de culture ». Je ne vois d'autre visée majeure que celle qui consiste à ré-arrimer en rigueur, de manière renouvelée, la clinique à la problématique de la Loi, dimension institutionnelle (juridique) comprise. Ce qui ne s’engagera que si nous nous tenons à nos limites de discours, en identifiant les limites des autres discours.
Mais voilà qui conduit un jour ou l’autre à se trouver au pied du mur, je veux dire par là dans la situation d’avoir à soutenir, par soi-même, dans l’exercice de sa fonction, le vrai risque d’un « non ».
Je ne crois pas en effet qu’on puisse soutenir un « non », un « non » impliquant l’écart qui convient pour faire vivre l’espace tiers (par rapport aux tutelles institutionnelles, mais tout aussi bien par rapport à ces chers «partenaires» qui veulent tant que nous soyons « de l’équipe », que nous œuvrions au « tous ensemble »), sans prendre le risque d’être rejeté, «tué»! Mais prendre ce risque du « non » c’est ouvrir à tous la possibilité de symbolisation du « meurtre »… Je parle là d’un « non » qui engage le sujet, autrement dit un « non » qui ne soit pas moutonnier… Il s’agit dans mon esprit (qui est l’esprit de ma pratique) d’un « refus » qui vise à mettre les agents des politiques institutionnelles bureaucratiques au pied de leur propre mur…
Une dernière précision. Le questionnement critique ci-dessus ne me fait pas négliger ou méconnaître le sens des limites et de l’écart qui s’indique dans textes et propos issus du monde psy et éducatif. J’observe par exemple que certains psychiatres, dans le contexte d’aujourd’hui, relèvent l’importance « politique » qu’il y a à marquer et à soutenir socialement les limites de compétence et de discours de la psychiatrie. Je crois que c’est vraiment là le sillon à creuser, à creuser pour faire vivre la psychiatrie comme «
science des limites de la science
» (cf. Legendre,
Classification et connaissance / Remarques sur l’art de diviser et l’institution du sujet
, dans Confrontations psychiatriques, n°24, 1984) : à partir de quoi pourrait peut-être enfin être saisie, hors quelque confusion psycho-juridique que ce soit – hors la sainte alliance du «soin » médico-psy et de la « protection » judiciaire –, la fonction proprement clinique du droit, la fonction « parentale » symboliques des institutions et des fonctions, fonction administrative comprise…
Daniel Pendanx
Bordeaux, le 19 décembre
[1] Dans
Edgard Poe, sa vie et ses œuvres
(1852), Baudelaire, après avoir évoqué les Etats-Unis comme ce pays «
où il y a des millions de souverains
…
un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent … un pays fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux,
qui a
une foi naïve dans la toute-puissance de son industrie et est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable.
» se moque de la «
théologienne du sentiment
qui veut
supprimer l’Enfer par amitié pour le genre humain»
». (La pléiade, tome 2, p. 296)
La « théologienne du sentiment », c’est Georges Sand, la Sand que Baudelaire étrille dans
Mon cœur mis à nu
:
«
La femme Sand est le Prudhomme de l’immoralité. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale. … La Sand est pour
le Dieu des bonnes gens,
le Dieu des concierges et des domestiques filous. Elle est
intéressée à croire que l’Enfer n’existe pas
…
C’est le Diable qui lui a persuadé de se fier à son
bon cœur
et à son
bon sens
, afin qu’elle persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier à leur bon cœur et à leur bon sens ... Elle est une de ces
vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches.
» (La pléiade, tome1, p.686)
[2] L’emploi du terme « soignant » est me semble-t-il très significatif du poids de l’idéologie sanitaire – du positivisme thérapeutique - en nos milieux ; une idéologie en laquelle toute fonction tend à se trouver dé-référée du tiers-légal, c’est-à-dire en fait référée (ou auto-référée) au seul pouvoir de «synthèse» d’une Equipe, d’un Service, d’une Institution, autant d’instances qui tendent ainsi, avec tous abus à la clef, à boucher le lieu vide de l’Autre…