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Le management peut-il sauver le travail social ?

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Joseph Rouzel

samedi 04 février 2017

Le management peut-il sauver le travail social ?

 

En voilà une question. Comme si l’on savait ce que recouvrait ce terme… Souvenons-nous d’abord que l’origine est franco-française : ménagement. Puis le mot a transité par les rouages sémantiques de la perfide Albion et nous est revenu en boomerang sous sa forme actuelle. Retrouver dans les fonctions de direction un certain ménagement ne ferait pas de mal. Retour aux sources, pas par nostalgie ; mais comme je vais essayer de le démontrer par souci d’efficacité.

Interrogeons cette thématique qui préside à la quatrième table ronde de Lien Social. Le travail dit « social » est un type d’activité salariée particulier : une société telle que la nôtre guidée par les valeurs républicaines de solidarité et d’égalité mobilise des professionnels aux compétences multiples et complémentaires, mais qui toutes convergent vers un point : la clinique. Cette teknè clinikè qu’Hippocrate fait advenir à l’orée de l’acte médical et qui consiste à s’incliner (même radical) du haut de son savoir pour rencontrer le malade là où la maladie l’a allongé sur un lit (klinè). Cette « inclinaison » va irradier toutes les pratiques de la relation humaine, thérapeutique, socio-éducatives, pédagogiques.  Fors cette rencontre pas d’acte professionnel possible. Le travail social, c’est un peu comme comme le bâtiment, ça n’est pas un métier, mais un ensemble de corps de métiers qui  doivent s’articuler.  Ou bien comme un orchestre : un ensemble de musiciens jouant d’instruments différents qu’il s’agit d’harmoniser.  Articuler, harmoniser, coordonner…  autrement dit : diriger.

Le travail social serait-il en danger ?  Oui et non. Non parce que les valeurs qui en fondent le socle, le respect des usagers, le sens de la clinique au cas par cas, la valorisation du collectif et de l’insertion sociale, le travail en réseau, la responsabilisation des sujets etc constituent toujours le fer de lance de l’action sociale. Oui parce que le système socio-économique qui a peu à peu envahi la planète – appelons le par son nom : le capitalisme qui réduit tout ce qu’il y a sur terre à l’état de marchandise -,  a gagné les sphères longtemps protégées du travail social. D’ou des modes de direction qui changent. L’introduction dans les métiers de direction de termes tels que management ou gouvernance obéit à cette logique capitaliste envahissante. 

Le secteur du travail social, en grande partie géré par des associations privées,  s’est développé en marge de politiques d’Etat. Divers rapports signalent d’ailleurs par le passé qu’il s’agit là d’organisations  « pléthoriques et couteuses ». La politique de l’Etat à partir des années 75 consiste à se décharger de la gestion. L’État ne gère plus, il délègue à des organisations privées. Ainsi le secteur du travail social est-il transformé en autant de prestataires de services selon un schéma directement issu de l’industrie ou des grandes entreprises, comme le BTP : appel d’offre, contractualisation sur des moyens (jamais sur des fins, quoi qu’on en dise), évaluation des coûts et des quantités de populations ou d’usagers  traités… Ceci implique une concurrence féroce entre associations sur la maîtrise des moyens.

Entre 1980 et 1990 l’Etat renforce ces modes de contractualisation pour aboutir en 2001 à la mise en place de la LOLF (Loi d'orientation sur les lois de finances)  qui soutient des financements uniquement par la programmation d’objectifs. L’État se contente d’encadrer les moyens. La finalité de ces réformes est d’appliquer la logique industrielle aux services publics via les notions de résultats et d’efficacité, et une comptabilité calquée sur celle des entreprises. L’Administration se multiplie en Agences (ARH, ARS…) qui agissent comme autant d’agents d’expertise. La formation comme les prises en charge entre donc dans ce circuit marchand. Disposer de professionnels qui obéissent au doigt et à l’œil à des consignes, aussi aberrantes soient-elles ; les adapter à la tâche ; mettre en œuvre des procédures sans fin; transformer les évaluations légitimes sur l’action menée, en contrôles soupçonneux et tatillons ; passer l’action à la moulinette du chiffre etc Autant de signes qui ne trompent pas sur le modèle impulsé. «  Etat, Religion, Révolution, Progrès, ces artifices  sont emportés dans le déchainement du Management scientifique promis à la terre entière. », nous avertit Pierre Legendre.

C’est dans cette foulée qu’apparaissent les nouveaux  modes de direction,  terme tombé en désuétude au profit de management, issu de l’industrialisation des rapports de production. On gère une institution sociale ou médico-sociale comme une usine de boites de petits pois !

Alors comme disait Lénine : que faire ? Pleurer en se noyant dans la nostalgie du : c’était mieux avant ? Rêver à des lendemains qui chantent, alors que chacun sait que : demain on rase gratis ? Peut-être s’agit-il de revenir aux fondamentaux : qu’est ce qu’une institution ? Mise au service de qui ? Quels types de professionnels sont nécessaires ? Quels différences des places ? Quels modes de direction envisager ? Quels contre-pouvoirs exercer ?

S’il y a lieu de sauver le travail social, alors, sur le plan institutionnel, il s’agit sans doute de créer des alliances favorables au rapport de force, et si possible d’embarquer les personnels de direction, les services généraux, les secrétariats, mais aussi les dits « usagers »  dans une aventure créatrice et stimulante. Cela revient à inventer sans cesse des occasions de se parler, pas forcément avec un impératif de production, mais avec l’espoir de faire lien social. Se parler produit du collectif et cette production échappe au laminage néolibéral. Contrairement à ce que d’aucuns pensent, cette position entraîne des positions politiques : se parler permet d’inventer ensemble du nouveau ! Car là où le lien social renaît, là où des réseaux de résistance s’organisent dans l’échange, là il est fait échec à l’impératif catégorique du capitalisme avancé : marchander et compter. Tisser et retisser sans fin, tel des Pénélopes des temps modernes, ce tissu que le néolibéralisme ne cesse de déchirer, tel est l’enjeu et du travail social et du social en général. Un enjeu qui se nomme : résistance.

Ménagement contre management !

Joseph Rouzel

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