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Le matin presque ordinaire d’un permanent de lieu de vie

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Eric JACQUOT

lundi 03 septembre 2012

Le matin presque ordinaire d’un permanent de LDV

Le réveil vient de sonner, maudit réveil, toujours à ramener sa fraise celui-là. A peine le temps de sortir de mon lit et de vérifier la tenue de mon pyjama qu’il me faut aller illico réveiller nos deux collégiens. Ils se lèvent assez facilement d’habitude, mais par prudence, je repasse toujours quelques minutes plus tard pour vérifier qu’ils ne se soient pas rendormis. Entre temps, j’en ai profité pour me laver les dents, je n’aime pas quand cela sent le faisan ! Un coup d’œil dans le miroir, tant pis pour la mèche de cheveux, un peu rebelle qui transforme mon look en vieux punk. Les miroirs feraient bien de réfléchir à deux fois, avant de renvoyer les images, disait Cocteau avec réalisme ! Ferme ta gueule, répondit Tosquelles en écho avec l’accent….

Je repasse dans leur chambre, un est sous la douche, l’autre se tartine une tonne de gel dans les cheveux, il en profite pour me demander s’il aura droit à son argent de poche car cette semaine, d’après lui, il a été irréprochable…. Je connais son début de semaine au collège (deux exclusions de cours, une colle, et deux jours de mise à pied !) La routine en somme…. Je lui réponds qu’on en discutera devant notre petit déjeuner. Je l’invite à descendre sans réveiller les autres car la discrétion n’est pas sa vertu première. Ne t’inquiète pas, me répond-il, bruyamment en claquant la porte…

Nous descendons ensemble, il me réclame une paire de chaussettes, des Nike si possible, pour faire style (avec l’accent anglais). En y regardant de plus près, je remarque que son pantalon est trop court. Il dit s’en foutre car c’est de la marque et qu’il attend d’en récupérer un autre encore plus’ Top Fun’ qui est dans le sèche-linge. Au passage, je constate que le sèche-linge tourne pour son seul pantalon, il ne comprend pas que je puisse trouver cela stupide, il dit que je suis contradictoire car je voulais qu’il change son pantalon trop court.

Je ne suis pas d’humeur le matin quand je n’ai pas bu mon café, il le sait et n’insiste pas. J’arrête la machine, on file à la lingerie chercher l’introuvable pantalon. Il a beau en posséder une dizaine, qu’il a acheté avec nous en les réclamant souvent à corps et à cris ; les magasins s’en souviennent, ils ne lui plaisent plus, ils ne sont plus à la mode du moment au collège. Je ne comprends rien aux Djeunes, me dit-il avec dépit, mais avec plus de conviction, je sens bien qu’il aurait eu l’envie de m’en mettre une ! Mais je ne suis pas sa mère…. Il le sait, je suis moins dans la dévotion et j’ai moins de patience même si c’est souvent sur d’autres trucs ! Combien d’argent de vêture me reste-il sur mon compte ? Je réponds qu’à 7 heures du matin, sans avoir bu mon café, que c’est le cadet de mes soucis et que l’on verra plus tard. Il finit par prendre un pantalon qu’il dit pourri et part à la cuisine préparer son petit déjeuner. T’aurais pas des pains au lait avec du Nutella, ce pot-là est ouvert au moins depuis hier et je vois bien qu’il n’est plus bon ! Encore un non, qui sort de ma gorge asséché, décidément je sens que je suis une vraie tête à claques, il ne me le dit pas, mais cela transpire sur son visage. Il a un petit rictus que je connais bien et qui en général à tendance à m’énerver en journée, mais je ne suis pas du matin, même pour m’énerver ! Je t’ai déjà dit que la brique de lait ne se met pas à la poubelle mais au tri sélectif, il s’exécute d’un geste qui en dit long sur sa façon d’envisager sa planète !

Son collègue nous rejoint lui aussi, il vient sans doute aussi d’une autre planète, celle du hip hop. Il prépare sa popote et me présente un mot sur son cahier de liaison, nous demandant de lui remettre un sandwich, une boisson et 5 euros pour une sortie collective. Tu n’aurais pas pu me le demander hier soir ? Il te reste 5 mn avant que le bus arrive. Merde ! On file au bureau, je lui demande de me rapporter un justificatif pour les 5 euros et de ne pas l’oublier. Je l’engueule avec parcimonie, c’est une copine matinale à moi, je mets en vitesse un mot dans son cahier, prépare en toute improvisation, un sandwich avec ce que je trouve dans le frigo, je jette un coup d’œil rapide sur les DLC, on ne sait jamais et hop, c’est prêt ! Heureusement que je ne travaille pas dans un grand établissement, il m’aurait fallu un bon signé en trois exemplaires !

Pendant ce temps, le jeune du pantalon ne retrouve plus ses godasses, encore un coup de Mowgli, «  ce cas soss » rage-il ! Cela veut dire cas social, et c’est une interjection argotique qu’ils aiment s’envoyer en pleine face, comme une injure. Ma patience et ma légendaire imagination créative en prennent un coup, le bus va arriver et s’ils le ratent, je devrai doubler le bus en voiture par un raccourci, sans faire d’autres interjections argotiques (fils de pute, nique ta mère…) et les déposer à un autre arrêt. Hourra, ils prennent le bus ! Une première victoire sur le temps et sur mon humeur !

C’est à ce moment que Bernard treize ans arrive, il prend son air des grands jours, Eric si tu ne fais pas quelque chose tout de suite, je vais lui en péter une, à Raymond, il est venu dans ma chambre et a balancé un seau d’eau. Je traduis dans le texte, ça doit vouloir dire, Eric vient résoudre notre problème relationnel, avant que je ne passe à l’acte.

Il y a, effectivement, 2 cm d’eau par terre, je file dans la chambre de celui qu’il accuse, il fait semblant de dormir et en faisant mine de se réveiller, me dit du ton d’un enfant qui ment qu’il n’est en rien responsable de ce qui se passe. Un autre se lève et confirme les dire de Bernard en me signalant qu’il était passé avant dans sa chambre en balançant une poignée de punaises.

Tout à fait lui, se dit le ‘profiler’ qui sommeille encore en moi, à cette heure-ci. Je passe donc une soufflante à Raymond, qui, après coup me semble sans conviction. Heureusement qu’il n’y a pas une stagiaire avec moi pour observer comment je pose le cadre ! Je l’l’invite à essorer l’eau, puis ramasser les punaises. Il nie et refuse de le faire.

Cela ne fait même pas une heure que je suis levé, je n’ai pas encore avalé une goutte de café et je dois déjà m’égosiller après quelqu’un. De plus, je dois trouver une issue à ce conflit naissant qui risque de fixer la journée sur de mauvaises bases et je me dois d’être inventif et l’inventivité tôt le matin, sans café, cela n’est pas mon fort ! Je passe donc par l’affectif, c’est un compromis éducatif douteux, mais à cette heure, je m’en contente, je reprendrai cela un peu plus tard et j’en discuterai avec la psy, histoire de légitimer ma coupable inaction ! Le changement, ce n’est pas pour maintenant…

Nous voilà tous dans la cuisine, la totalité des pains au lait a disparu. Je soupçonne le dernier des collégiens qui trop à la bourre a fait provision pour le bus. On verra cela à son retour, il sait que je n’aime pas cela et que je ne serai pas là à son retour de classe en fin d’après-midi, il faut que je pense à le noter dans le cahier pour les collègues. J’espère que les collègues se saisiront de cette info, mais je sais aussi qu’ils auront eux aussi, beaucoup de choses à reprendre, les journées ne sont jamais simples et c’est là que le travail d’équipe prend tout son sens, dans les détails , les petits riens qui jalonnent la journée et seront repris par un collègue à votre place et avec suffisamment de conviction

Pour l’instant, je ne peux pas les laisser seul une seconde ; le seau d’eau et les punaises ont créé une sensible tension qui ne demande qu’à être réactivée par de l’absence et surtout la mienne. Car c’est moi qui est là et leur fait face, en réactivant le manque de leurs mères. Ils ont mal à leur mère, dit Lemay, je crois bien qu’il a raison et ils me convoquent sans cesse dans ce rôle que je ne sais pas tenir et que je ne veux pas tenir.

Tiens ! Un yaourt éclaté par terre dans la cuisine, tableau contemporain, digne héritier de l’art brut, un Dubuffet ? J’interroge… Comme d’habitude, c’est personne, les uns accusant les autres, je le ramasse, je n’ai pas envie encore de me prendre la tête et j’ai envie d’un café… Ils le savent et en profitent, ils me connaissent, on se connaît. Je sais que celui-là n’aime pas les champignons, que cet autre les oignons, eux ils savent que les matins avant mon café, je suis du genre patibulaire mais presque !

Merde plus de café en réserve et aucun de mes collègues ne l’a inscrit sur la liste. Sale journée, je ronchonne intérieurement contre mes collègues, c’est qui, qui bossait hier ? Je me rabats sur le jus d’orange, je me sers un verre, retourne dans la cuisine car la porte du frigo est resté comme d’hab., ouverte, et je viens me rassoir autour de la table avec eux.

Je vois bien qu’ils me regardent bizarrement, l’un du coin de l’œil, l’autre faisant mine de ne pas s’intéresser à moi, un autre masque un sourire dans le trop. On t’a préparé des céréales dans un bol, comme tu n’as pas de café père Jaco, me disent-ils tous en cœur. Etonné par leur inhabituelle courtoisie et leur étrange générosité, surpris par ma propre faculté matinale à voir le mal partout, comme ma copine Martine, je les remercie chaleureusement, j’en aurais presque versé une larme si j’en avais eu le temps ! En général, je n’aime pas trop les céréales mais le geste est tellement surprenant que je vais tenter de les manger pour leur faire à mon tour plaisir (don, contre don, j’ai un peu étudié Fustier… Paul, vous savez, celui qui roule à 90 sur l’autoroute ! ). Je m’apprête donc à engloutir cette offrande quand je m’aperçois in extremis que ce sont les croquettes du chien d’un de mes collègues ! Tout le monde éclate de rire, moi y compris, bluffé par autant de degré d’ingéniosité dans l’humour que je ne soupçonnais même pas chez ces tous petits. Au passage, oubliant les canons de la beauté clinique, j’en aurais bien baffé un ou deux, histoire de… Mais bon, j’suis pas du matin, je l’ai déjà dit !

Je décide donc de me rabattre sur mon verre de jus d’orange ou plutôt j’essaie. Rapidement, je me retrouve avec un truc mou et bizarre dans la bouche, et qui bouge, je le recrache immédiatement dans le bol de croquettes  qui se trouve par bonheur encore devant moi ! A ma stupeur, il s’agit de Némo notre poisson rouge ! Je trouve cela beaucoup moins drôle et tout le monde entreprend de le remettre rapidement dans son aquarium, avant que je hurle, je pars sans autres formes de procès à toute vitesse, me faire un lavage de bouche à grandes eaux, pour oublier cette atroce sensation… C’est vrai, je confirme, l’eau c’est vraiment dégueulasse !

Quand je reviens, ils ne savent pas comment je vais réagir, moi non plus d’ailleurs, je n’avais jamais envisagé une telle hypothèse, des trucs comme cela ce n’est pas au programme des instituts de formation (Rouzel n’en parle pas dans ses bouquins, Cartry non plus, ni le manuel des castors juniors). Je fais donc appel à ce que je crois de plus humain en moi, à mon enfance, lorsque j’étais peut-être pur (transfert), mais point de souvenirs de la sorte, je racle les fonds de tiroir de ma mémoire sélective…. Comment m’en sortir ? Et dans un geste presque désespéré, avec ce qui me reste encore d’un peu d’humanitude éducative supportable après ce début de journée décrit pour frimer dans le titre, comme quasiment banal ;

J’improvise… Je tente de me bluffer moi-même, je parle de limites, de supportable et d’insupportable, de protection des animaux, de respect, d’ignominie, de foutage de gueules, mais le temps est compté et ils doivent encore se laver les dents, s’habiller, s’engueuler, courir après leurs cartables, ranger leurs pantoufles, et se foutrent une beigne. Je dois aussi vérifier que leur tenue soit climato-compatible Je leur signifie qu’on reparlera de cette histoire de poisson, et me dis que je ne dois pas oublier de l’écrire dans le cahier pour reprendre avec eux. c’est quoi déjà ce que j’avais dit qu’il fallait que j’écrive dans le cahier, tout à l’heure ?

Pourquoi n’ai-je pas lâché sur le rangement des pantoufles pour parler quelques minutes supplémentaires, de cette blague vaseuse comme un poisson d’aquarium en eau trouble, nageant entre ce qui est dit, dans l’interdit, et ce qui se dit dans l’inédit ?

Trêves de plaisanteries…. On dirait du Mehdi  mon collègue !

Le téléphone sonne, la CPE du collège m’informe que l’un des collégiens est descendu du bus avant le collège et qu’elle ne sait pas où il est et qu’elle n’est donc plus responsable ! La voisine, 83 ans, passe pour me dire d’un air fâché qu’un de ses pots de géraniums a disparu et qu’elle soupçonne le grand blond qu’elle a vu trainer devant chez elle, en fin d’après-midi , elle me demande de faire mieux mon boulot, mais elle serait bien toutefois restée discuter d’autres choses avec moi (de la pluie, du beau temps…), si j’en avais eu le temps.

Un peu plus tard, je retrouve la cuillère du Nutella à la poubelle, sans doute, un moyen plus pratique que de la mettre au lave-vaisselle, je n’ai plus le temps de chercher un coupable, a vrai dire, je n’en ai pas envie ! Je nettoie la table du petit déjeuner qui est pleine de corn-flakes, de lait, de rires, d’humeurs matinales et de vies. J’ai l’impression de passer mon temps à nettoyer et de ne jamais être dans l’essentiel, c’est-à-dire la CLINIQUE !

Et si c’était cela l’essentiel pour la clinique, la description par nous-mêmes, agent du réel, de l’acte éducatif en live, de ces petits gestes du quotidien qui loin des beaux discours des penseurs de notre praxie viendraient nourrir les pratiques de la famille des gens de terrain. Une espèce de décortication en règle du moindre geste, du moindre regard, avec la prise en compte des manifestations transférentielles qui font leurs lits dans les jours de pratique.

Et si c’était nous les vrais praticiens de la relation qui nous mettions à table, en tapant du poing et de la virgule, pour parler de clinique. Celle d’un matin partagé, d’un repas en bande organisée, d’un accompagnement scolaire, d’une sortie nocturne, d’un renoncement, d’un coup de sang…. il y a tant de choses à raconter et qui cherchent à se dire, loin de l’écrin des sophistes de la clinique, roturiers en tous genres, qui s’autorisent à parler de nous, et des sujets qui nous importent, en se cachant derrière les perruques d’un savoir de normopathes, aux apparences savant et prédigéré.… Ce sont des perroquets, que dis-je, les perruches ondulées maladives, d’un jardin d’enfants qu’ils ne connaissent qu’à travers nos mots. Ils n’inventent rien, ils reprennent seulement ce que l’on vient leurs raconter, leurs déposer parfois, de nos expériences auprès d’enfants carencés précoces. Reprenons la parole, éducateur de tous bords, stagiaires, et permanents de lieux de vie…

Je sens que je me réveille enfin, ou plutôt que je m’éveille ! Me disait little big Mac un soir de grande plénitude crépusculaire entre deux buildings à New York ! C’est le copain de Donald, pas de Winnicott, de l’autre, le ricain, au bec aplati !

Nouveau coup de téléphone, numéro masqué cette fois, j’hésite toujours à répondre à ce genre d’appel, je ne sais jamais à quelle surprise m’attendre mais aujourd’hui, c’est la gendarmerie, c’est un moindre mal, c’est la routine, c’est l’adjudant KO, un mec très sympa. Il est toujours chez vous Mister Machin, monsieur Jacquot ? Car j’aimerais l’entendre sur une affaire de vol de portable et de présumé racket à Chalon, on l’aurait vu avec son frère ! Ok mon Adjudant, après affinage d’explications et de compréhensions sur les faits soupçonnés, nous convenons d’un RDV, cet après-midi, cela vous conviendrait car il est au collège ce matin ? (enfin il devrait et je sais qu’il n’y est pas encore !). Ok ! Pas de problème, à cet après-midi. A cette heure-là, les mercredis, jours de relâche de l’éducation nationale entre autres, ce n’est jamais un jour facile pour les RDV, je sais déjà que cela va poser un problème d’organisation, pour mes collègues et moi-même. Tous les enfants sont à domicile, à cette adresse dans l’espace social qui s’appelle notre lieu de vie et on a fort à faire entre les activités des uns et des autres et le commerce qu’ils font chacun avec la vie extérieure.

Nouvel appel, cette fois du proviseur du collège qui me demande de venir chercher l’autre collégien qui se trouve à l’infirmerie et se plaint de maux de tête. En l’absence de l’infirmière qui est en quart temps, elle ne peut et ne veut le garder, ni lui donner une simple aspirine, elle n’a pas le droit, me dit-elle en se cachant derrière le règlement du risque zéro. Zéro + zéro = la tête à Toto ! J’aurais envie de l’inscrire sur un des tableaux noirs de son établissement ! Elle en profite, au passage pour me dire que ces derniers temps, nos jeunes arrivent souvent mal habillés et que nous devrions être plus vigilants. Je sens dans son ton, une certaine forme de lassitude, nous sommes pourtant en lien régulier avec elle et ses collègues, pour des problèmes bien plus inquiétants, la fin de l’année scolaire approche, et j’ai souci de ne pas l’accabler car je sais aussi que j’aurai encore besoin d’elle, et de sa compréhension toute imaginative, l’année prochaine pour d’autres enfants aux profils peut-être encore plus explosifs (jeunes délinquants, jeunes aux psychopathologies dites limites…). Et je sais aussi me taire quand je n’ai pas bu mon café !

9 heures enfin… Mon binôme arrive, je lui souris sinon je sais qu’il va me faire le reproche d’être de mauvaise humeur et ce n’est même pas le cas, je me suis construit une sorte de blindage en plumes thérapeutiques ! J’adore les oxymores ! Je lui fais un petit topo rapide, il lit le cahier, sourit, se moque un peu de moi. Je lui demande d’aller au collège récupérer Callaghan qui a soit disant mal à la tête. Je l’invite à vérifier quand même que ce soit réel et de lui remonter ses bretelles d’écolier au cas où. Il est étonné de ne pas boire de café, mais ne dit rien, c’est lui qui travaillait hier, et en bon éducateur, il sait qu’on a plus de café. Moi je vais tenter de prendre une douche pour redescendre doucement à une réalité plus acceptable et redevenir humain… Pour me nettoyer de leurs symptômes ! Je frotte, je gratte, je ferme les yeux sous la douche, je voyage… Je m’enfuis ou je m’évade, c’est selon ! Ce matin, je tente une expérience sur le vide !

Mon portable sonne, AXO, ici la terre, c’est ma mère, il manquait plus qu’elle ! Elle se plaint que je ne passe pas suffisamment la voir, je tente de lui expliquer que je suis un peu fatigué et que je suis au boulot, en ce moment, elle n’en croit rien. Je ne tente même pas de lui dire que je la croise plus souvent qu’elle ne le croit sur le théâtre du transfert. Là où je me laisse embarquer par ces enfants aux carences précoces qui convoquent leurs parents et les miens pour rejouer des scènes archaïques où j’en prends souvent pour mon grade ! Et ma mère aussi par mon intermédiaire, car je profite de cette occasion au passage pour régler avec elle à son insu, et en son absence, deux ou trois comptes…. On dépense sans compter dans le transfert, dans une absence-présence imaginative et pleine de productions archaïques ! Un vrai travail d’équipe, tout seul, disait Ribery, à la petite Zahia !

Je m’assois deux minutes sur le canapé de la chambre des permanents, allume une cigarette, c’est ma première. J’allume la télévision, tout s’allume, aujourd’hui, c’est d’une simplicité ! Sur une chaine d’infos, le PSG va donner 1 million d’euros net à un joueur, dernières nouvelles du front, Giscard a encore perdu un cheveu. Je dis stop, je fais couler l’eau de ma douche, je n’ai pas la force de me raser, ma serviette de bain a encore disparu, une stagiaire pleine de bonne volonté et de générosité a cru sans doute bon de la laver…. Je la retrouve dans la chambre d’un enfant trainant par terre toute souillée. Cela a le don de m’énerver, et cela vient pourtant d’une bonne intention. Peut-être qu’il faudrait que je consulte, des fois mes collègues m’enverraient bien consulter !

Un coup de balai vite fait dans la chambre, un coup d’éponge sur la table, me voilà prêt pour affronter une nouvelle journée qui vient à peine de commencer…. Notre planète lieu de vie vient de se réveiller !

J’arrive dans le bureau, je commence à compléter mon écrit, remettre l’histoire dans le bon sens, c’est compliqué, surtout de ne rien oublier, le souci du détail, de l’anecdote, du petit rien qui vient apporter insidieusement une hypothèse de compréhension à un autre collègue, parfois sur une autre histoire...… Il n’y a pas de règles dans l’intersubjectivité, tout est possible, il suffit de créer les conditions pour que cela advienne. Le téléphone sonne, la mère d’un enfant m’insulte ou plutôt me parle mal, car elle a soi-disant tenté 17 fois d’appeler hier soir son fils et que personne a décroché. A 23 heures, madame, cela ne vous parait pas normal ? Je veux pouvoir joindre mon fils quand je le veux (il a 8 ans), d’un ton encore tout imbibée d’alcool et sûrement d’autres substances interdites. Je parlemente, détourne la conversation, je l’écoute, je suis dans l’empathie… Elle se calme, me félicite pour l’excellent travail que nous faisons, toujours surprenante et égale à elle-même cette maman !

Le type du gaz passe, me demande où est le compteur, il le sait pourtant, je lui indique en tenant le téléphone coincé entre mon épaule et mon oreille, et d’un air libidineux, il en profite pour me demander si mes collègues éducatrices sont là ! J’inscris en même temps café sur la liste de courses ou du moins j’essaie car je ne retrouve pas le marqueur. Je jette un œil sur la boite email, 5 messages, 36 pubs, je raccroche le téléphone, je fais le 3103, Mme Truc a effectivement téléphoné 14 fois et laissé des messages très glauques, oscillants entre délires, euphories, pleurs et grandes colères. Je ne me vois mal en train d’en faire la synthèse, j’en parlerai au référent de l’aide sociale de l’enfant à l’occasion par téléphone, cela ne fera pas le sujet d’un écrit, cela serait trop risqué. Trop difficile de retranscrire l’innommable, dans un esprit d’équité et de vérité, surtout quand on est soi-même, en proie aux pulsions de l’enfant qui est dans le manque et la frustration d’une mère suffisamment bonne, pour l’élever au rang de petit d’homme. C’est la mère à Mowgli, un petit, construit tout en animalité et qui a grandi dans une jungle urbaine remplie de prédateurs de tous ordres. Cela fera sans doute le sujet d’un autre écrit, quand j’aurai bu un café ! Si mon collègue a la bonne idée de passer par le magasin où l’on a un compte pour acheter du café, je crois que je l’embrasse, non finalement j’ai trouvé mieux, je vais aller voir cette histoire de géranium et me faire payer un Kawa, chez la mamie, c’est plus sûr.

Pour en revenir à nos moulins, c’est parfois compliqué de rendre compte de la folie d’une mère aimante et en incapacité de donner ce qu’elle voudrait pouvoir donner, sans être jugeant et sans être dans une certaine forme de toute puissance maltraitante, propre à notre fonction de ‘maître’ pensant connaitre les mécanismes de la psychologie de l’enfant et des relations mère-enfant, parce qu’un institut de formation, un diplôme d’Etat ou une fonction, a sembler nous en donner la légitimité.

Des fois, je n’aimerais pas être à ma place…. Et cela m’arrive souvent le matin ! Ce n’est pas facile de travailler avec le magma pulsionnel d’une mère qui a un enfant placé sans se sentir touché par elle et par lui et puis, si je n’étais pas touché que serait mon travail d’éduc, un travail à bonne distance de tirs des missiles pulsionnels, engagé sans vraiment l’être dans un conflit qui s’ignore ? Est-ce cela que l’on me demande, travailler avec les gants du risque zéro, Cloué au pilori par des protocoles déshumanisés et déshumanisant ? Parfois, je rêve de franchir le Rubicon !

Eduquer c’est le métier de l’impossible disait Freud, je pense qu’il n’avait de ce point de vue pas forcément tort, n’en déplaise à Michel Onfray, l’adorable exterminateur de toutes les pensées contemporaines et anciennes en général et de la psychanalyse en particulier. L’anecdote sur Onfray, c’est pour mon pote Sliman, le magnifique, il est en adoration devant ses universités populaires et ses interventions sur France-Culture, moi j’aime bien aussi mais après avoir tout détruit, tout déconstruit, que va-t-il faire ?

J’aime mon métier, mais je ne suis décidément pas du matin ! « Faut pas faire chier Gérard Lambert, à 5h du matin… », disait Renaud le chanteur avant de boire un jaune, et moi j’aurais bien bu un petit noir avant d’aller bosser… Mais voilà, la permanence, c’est cela, je suis déjà là, sur mon lieu de travail, depuis plus de 24h et j’ai déjà oublié que j’avais déjà bu un café chez moi, avant de partir, hier matin au travail ! J’aurais, jamais dû faire une fixation sur le café ! Il faut vraiment que je pense à consulter, car à me relire j’ai l’impression d’être un vrai maniaco-dépressif au sujet du café.

Voilà, par cette lecture, j’espère avoir pu vous éclairer sur ce qu’il faut pouvoir s’attendre à vivre ente 6 heures du matin et 9 heures, quand on est éducateur en lieu de vie. L’histoire du poisson est réelle, tout est vrai et rien ne provient du fantasme de l’écrivain que je ne suis pas. Dans cette vie d’éducateur, tout file parfois à cent à l’heure, emporté par les pulsions des uns et des autres, dans un chaos qui parfois accouche d’une étoile qui danse !

Ecrire dans le métier que j’ai choisi par conviction et engagement, me permet de prendre de la distance sur ce que je vis dans le quotidien. Cela me permet déjà de déposer un peu du paquet qui alourdit parfois le poids de mes souliers, de le mettre à l’analyse d’autres cerveaux, qu’ils soient professionnels ou néophytes et qui n’ont pas vécu la même chose. Une fois les mots posés, je peux commencer à me reposer et me détacher, de ce qui pourrait entamer ma compréhension du monde dans lequel j’ai décidé d’évoluer, je peux passer à autre chose sans peur d’oublier des détails si chers à la compréhension de ma praxie. Je peux ensuite revenir sur ma propre pratique et comprendre là où je n’ai pas été bon et tenter la prochaine fois, qui ne sera jamais pareille, car c’est le lot et la règle de la singularité intersubjective, que d’être toujours différente ; de corriger le tir.

C’est fatiguant, des réveils pareils, surtout quand on aime pas causer avant un petit laps de temps, mais j’en tire toujours une expérience enrichissante au bout du compte et cet acquis vient nourrir mon intervention auprès d’enfants en grandes difficultés relationnelles. Tout le monde, dans un réflexe anthropophagique, se nourrit de tout le monde. Je nourris les petits et ils me nourrissent à leur manière et finalement, je viens nourrir votre curiosité au final ! Le tout, c’est de ne pas se laisser engloutir par des émotions non ou mal maitrisées et c’est là que l’acte d’écriture vient donner tout son sens à l’élaboration de la pensée, cette mentalisation qui évite bien souvent des passages à l’acte verbaux ou physiques, du côté de l’enfant et de l’éducateur. Le travail de penser, c’est le nœud du problème, et trop souvent, l’institution, par peur qu’on pense trop sur elle-même, et qu’on voit au final que son but inavoué est sa seule survie, empêche cette dynamique de pensées constructives et collectives. Elle devient alors malade, un malade qui s’ignore, elle souffre d’anosognosie et sécrète, un fluide inodore, qu’un schizophrène ou un paranoïaque détectera en moins de temps qu’il faut pour l’écrire et qui ne manquera pas, par la suite, d’entrainer l’institution toute entière dans cette dérive maladive qui viendra nourrir le symptôme de celui qu’on est censé soigner !

C’est pour cela que j’invite mes collègues à écrire sur ces petits riens qui balisent notre chemin d’éducatrices ou d’éducateurs. Ce n’est pas toujours facile d’être entendu dans ce discours, un peu dogmatique de construction de cette clinique éducative, mais j’essaie, j’invente, je crée, je tente avec mes moyens de montrer l’exemple…. En tout cas, je ne veux pas me priver de cette médiation, et de cette dimension supplémentaire, qu’est l’écriture, dans mon métier d’éducateur.

Il y a un temps pour voir, un temps pour comprendre et un temps pour faire disait l’ami Lacan et c’est dans cette triangulation que j’inscris mon initiative et je crois bien que l’écriture transcende toutes ces dimensions pour me donner l’impression d’une vision supplémentaire m’apportant de l’altitude. « Ma propre position par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l’aurore moins belle » disait Gide avant de s’éteindre.

Eric Jacquot le 1 er septembre 2012

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