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Le paradoxe de l’ermite…

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Loïc Andrien

mardi 23 octobre 2007

Avant -rencontre …

Si le vagabondage était puni par la loi, il y a bien longtemps que je serais prisonnier. Bohémien, va-nu-pieds de la réflexion aux pays des gros souliers. Les grosses godasses de ces gardiens du savoir leur font parfois oublier la douceur mêlée de noirceur d’une terre fragile et forte. Mais enfermés dans leur tour, les gardiens veillent. Ils ont à conserver une pensée immuable et figée, comme autant de livres dont les feuillets délicats ne doivent plus voir le jour sous peine de destruction.

Alors, qui suis-je, jeune nomade qui prétend donner quelque leçon ? Non assurément non ! Cheminant sur le chemin de ma propre pensée à la recherche d’un ordre vagabond, retour aux odeurs de terre humide, à la douceur de l’herbe jeune et aux parfums de fleurs sauvages. Je tente de défricher un coin de mon esprit, de ma raison, et de faire de mes idées du prêt-à-partager. Pas de grandes théories, pas de savoirs scolaires tout droit sortis de manuels usés, mais quelques bribes de réflexion, des idées simples, des questionnements libres. A chacun d’y trouver un écho ou pas, et, au fil des mots, à chacun de tracer son chemin.

Parfois je me plais à vagabonder dans les bois, en pensée, ou en réalité, avivé par le tintement des feuilles mues par la brise. Entre vide d’homme et plein de Nature, je ne sais trop si ma place est ici, mais ce bois, est serein, pareil à ces lieux de contes qui bercent une enfance. C’est ici que commence le récit d’une rencontre, car c’est ici qu’elle a toujours eu lieu.

Errant comme à mon habitude…

Au détour d’un arbre, par delà un ruisseau, dans une clairière verte et calme, un jour je découvrais un ermite. L’homme vivait là, dans cette cabane faite de bric et de brocs, assemblage sommaire de matériaux improbables. Le courage et l’audace de lui adresser la parole ne me vinrent pas tout de suite. Durant quelques temps, je l’observais, il était là, à vaquer à quelque occupation que je ne saurais nommer. Je pense qu’il entretenait sa maison, mais je ne puis l’affirmer, il ramassait du bois, le taillait, puis le mettait de côté. Il semblait, aussi, préparer un repas, frugal mais appétissant. Dans un rond de pierres, des braises rouges chauffaient une petite marmite. La douce exhalaison qui s’en échappait, attisait ma curiosité et celle de mes papilles gourmandes. Je sortais alors de ma cachette, écartais les buissons qui étaient devant moi, et vint à sa rencontre.


Rencontre liminaire …

Loïc

Bonjour

L’ermite

Salut à toi !

Loïc

Ca sent drôlement bon !

L’ermite

Pour sûr !

Loïc

Je me promenais, et…

L’ermite

D’habitude, les gens restent cachés derrière un fourré, comme tu le faisais tout à l’heure. Ils regardent quelques temps et s’en vont.

Loïc

Pourquoi donc ?

L’ermite

A toi de me le dire, tu étais caché tout à l’heure !

Loïc

Ta présence intrigue, peut-être ?

L’ermite

Peut-être, intrigués…

Mais ce n’est pas moi qu’ils regardent, ce n’est pas moi que tu regardes, c’est toi !

Loïc

Comment ça ?

L’ermite

A toi de me le dire !

Loïc

Comment te dire quelque chose que j’ignore ? Tu dis que j’étais intrigué par moi-même en te regardant, mais c’était bien moi qui regardait et toi qui étais regardé, non ?

L’ermite

Ton regard se dirigeait vers moi, mais tes pensées, vers qui allaient-elles ?

Loïc

En te regardant, je pensais aux autres, à tous ceux qui comme moi, vivent dans la société gratifiés que nous sommes de tous les progrès techniques.

L’ermite

Gratifiés, en es-tu si sûr ?

Loïc

Je le crois, ou je me plais à le croire !

L’ermite

La vie est donc belle et facile pour tous ceux qui bénéficient des progrès dont tu parles, mais les autres, ceux qui n’y ont pas accès ?

Loïc

Non, la vie n’est jamais si belle ou facile, même pour ceux qui ont accès à la technologie. Pour les autres, je pense que c’est pareil.

L’ermite

La vie n’est donc ni belle ni facile, que l’on ait accès à la technologie ou pas

La Technologie…

Est-ce une fin en soi, tu viens de dire que non. Ne différencions donc pas les hommes selon qu’ils y accèdent ou pas puisque vraisemblablement ce n’est pas elle qui importe.

Loïc

Nous sommes donc égaux…

L’ermite

Le crois-tu vraiment ? Si je te demande de préparer à manger maintenant, en es-tu capable ?

Moi, je vis ici, c’est mon habitat, et mon lieu d’expression. Toi, ici, tu es étranger.

Loïc

L’étranger a toujours tort ?!?

L’ermite

Tu comprends ce que je dis, tu ne m’es pas étranger à moi, mais à cette nature. Pour toi elle est hostile et sauvage. Pour moi, elle est garde-manger, pharmacie, et lieu de plaisir, lieu de détente et de contemplation.

Loïc

Certes, je ne sais même pas ce que tu faisais avec tes quelques branches tout à l’heure. Tu semblais tailler du bois, mais à quelles fins, ça je l’ignore. J’ignore donc tout des causalités d’une vie comme la tienne. Il m’est même difficile de l’imaginer, de la comprendre.

L’ermite

Que pourrais-tu comprendre de quelque chose dont tu ignores tout. Tu ne peux pas te mettre à ma place. Tu ne peux que rester à la tienne…

Loïc

Tu parles beaucoup pour un contemplatif ! Ma présence te troublerait-elle ?

L’ermite

Certes, cela faisait un temps certain que je n’avais eu de visite. Mais questionne-toi pour la fois suivante, de ce qui peut me pousser à te parler à toi le curieux.

La fois suivante…

Loïc

Bonjour l’ami !

L’ermite

Suis-je donc déjà un ami pour toi, tu vas vite en besogne !

Loïc

Ce n’est qu’une façon de parler, une façon de te montrer l’intérêt que je porte à notre rencontre.

L’ermite

Si ce n’est qu’une façon de parler, à quoi sert-elle ?

Loïc

La langue a beaucoup de formes.

L’ermite

Toutes ces formes ont-elles le même sens ?

Loïc

Je ne saurais dire… Parfois les formes se suffisent à elles-même, et le sens nous échappe.

L’ermite

Il était donc prisonnier.

Loïc

Cesse de jouer avec les mots, le sens est en tout ce qui se dit.

L’ermite

Ce n’est pas moi qui joue avec le mot, mais bien toi à travers toutes les formes que tu veux lui donner. Mais son sens, son sens reste imperceptible. Et tu tentes de te l’accaparer, n’est-ce pas en chacun de nous, cette tendance à vouloir découvrir le sens profond, ou le sens vrai, si tant est qu’il existe…

Loïc

Au fait, quel est ton nom ?

L’ermite

Pourquoi, est-il important de me nommer ?

Loïc

Nous avons tous un nom, qui sert à nous interpeller, qui nous spécifie, qui nous caractérise.

L’ermite

As-tu besoin d’un nom pour cela, l’homme n’existe-t-il donc qu’à travers son nom ?

Loïc

Non, certes…

Pour tout te dire, je ne pensais pas rencontrer un philosophe dans cette forêt.

L’ermite

Si ta définition du philosophe est celle de l’homme pensant, dans le plus simple appareil, j’accepte le qualificatif. Mais dans ce cas, ne devrais-tu pas t’attendre à rencontrer un philosophe en chaque homme ?

Loïc

Décidément, ta perspicacité est déroutante. Je ne pensais pas rencontrer quelqu'un ici, si tu préfères. Mais nous en reparlerons la fois suivante.

La fois suivante…

Loïc

Bonjour, l’ermite !

L’ermite

Salut à toi ! Donc aujourd’hui, tu me caractérise par ce mot : Ermite.

Loïc

N’est-ce pas ce que tu es ? Il me semblait bien que tu réponds à la définition que l’on fait de l’ermite. Je sais, tu vas me demander qui a pondu une telle définition. On trouve cette définition dans les dictionnaires, des ouvrages établis par des sommités reconnues pour leur savoir.

L’ermite

Des élites déterminent le sens des mots, très bien…

Et l’histoire ?

Loïc

Oui, tu as raison, j’ai été grandement réducteur, l’histoire du mot et de son usage au cours des siècles influe également sur son maniement moderne. Mais je ne connais pas l’étymologie de ce mot.

L’ermite

Ce mot vient du grec « erêmitês » signifiant « qui vit seul ». Mais je ne suis pas si seul, j’ai des animaux pour compagnie, le vent pour mélodie, et le ciel changeant pour tableau. Je vis entouré d’œuvres d’art, les chefs-d’œuvre de la Nature.

Loïc

Mais tu es seul homme à vivre, ici.

L’ermite

Placerais-tu l’homme en haut d’une sorte d’échelle de valeur par rapport aux autres créations de la Nature ?

Loïc

Non, évidemment ! Quoique ce n’est pas évident pour tout le monde ! Mais lorsque l’on parle de solitude dans ce qui caractérise l’ermite, c’est bien en lien avec l’absence de relation d’homme à homme.

L’ermite

Je comprends ce que tu dis. Le mot Ermite est construit de telle manière qu’il renvoie automatiquement au refus de la nature humaine, de l’être social. La solitude est en rapport à cela, un choix contre nature. Mais je te parle aujourd’hui, et j’ai de nombreux visiteurs, même s’ils se contentent de m’espionner derrière leur buisson. J’ai donc une fonction, un rôle social. Même en dehors de la société, je suis un être social.

Loïc

Vivre seul, ne veut pas dire vivre sans les autres. Je sais, ce que je dis est bizarre.

L’ermite

Non, pas forcément, développe.

Loïc

Je connais de nombreuses personnes qui vivent sans les autres dans la société, elles m’ont l’air bien plus seules que toi. Par exemple, il y a Christophe. Un jeune homme qui a beaucoup d’amis, il fait du sport, il fait la fête.

Les études et le travail ne sont pas trop sa tasse de thé, il préfère faire la fête, fumer et boire. La fête passée, il se retrouve seul chez lui, toutes les fêtes se terminent de la même façon. Son mal de tête amplifie son sentiment de solitude. Il espère qu’à son réveille, quelqu'un soit là, mais non, jamais.

Ses parents ? Il les a de temps à autres au téléphone, mais à quoi bon, il n’a jamais pu leur parler librement. Il est prisonnier de sa solitude, une cage virtuelle autour de laquelle beaucoup de personnes passent sans jamais s’y attarder, sans jamais chercher à y entrer.

L’ermite

Il semble bien malheureux ce Christophe. N’a-t-il donc rien pour lui ?

Loïc

Si bien entendu. Il a de l’argent, ses parents l’aident, et quelques personnes ont souci de lui. Mais sa solitude est telle, qu’il en oublie les bons côté de sa vie.

L’ermite

Il peut avoir un bel appartement, de beaux vêtements, de l’argent à profusion, la matérialité ne tiendra jamais lieu d’altérité.

Loïc

Je sais bien que l’argent ne fait pas le bonheur, que l’aspect matériel de la vie est superficiel. La rencontre de l’autre se fait au-delà de tout cela, sans artifice. Mais à quoi servent les artifices ?

L’ermite

Ta question revient à demander pourquoi l’homme caractérise l’homme ? Le matériel ne joue qu’un rôle de révélateur, révélateur de la condition de l’homme. Alors demande-toi pourquoi y a-t-il des castes, des classes sociales, des catégories ?

Loïc

Je ne sais pas, j’essaie à mon niveau de ne pas catégoriser les personnes que je rencontre.

L’ermite

Pourtant tu l’as fait avec moi, en me traitant en ami, ou en me nommant Ermite.

Loïc

Oui, tu as raison ! Mais dans ce cas, c’est dans la nature humaine de caractériser l’autre pour pouvoir le nommer ou le classer.

L’homme depuis la nuit des temps n’a-t-il pas recherché un ordre général qui structurerait le monde et dans lequel il aurait une place, centrale de préférence.

L’humain a besoin de comprendre ce qui l’entoure pour se comprendre lui-même.

L’ermite

Mais comprendre, c’est chercher à maîtriser. Comprendre l’eau qui coule de la rivière pour mieux en exploiter la puissance, comprendre le génome des souris pour mieux maîtriser le sien.

Loïc

La maîtrise est-elle à ce point condamnable ?

L’ermite

Le sanglier recherche-t-il à maîtriser son odorat pour débusquer quelques glands ? Il s’y fie, et se laisse guider. S’il avait à le maîtriser, à exploiter ce sens, ce don, où le mènerait cette quête ? La maîtrise en elle-même n’a rien de condamnable. Mais ses dérives…

Loïc

Que veux-tu dire ?

L’ermite

Je vais te conter une histoire.

Il y a de cela des millénaires…

Le vent glacial lui cinglait le visage. Ralenti par la lourde charge du cerf qu’il venait d’abattre d’un habile lancer de javelot, le jeune homme affrontait la rudesse du climat pour retourner dans son clan. Traversant les steppes arides, le souvenir d’une femme, la perspective d’un festin carnivore le réjouit. Quelque énergie retrouvée, il avance, pas à pas… Bientôt, le jeune homme rejoint sa tribu. Le visage marqué par la douleur et le froid, il dépose le résultat de sa chasse au centre du cercle formé par les femmes et les enfants. Le feu danse, et crépite comme pour fêter la joie des chasseurs qui retrouvent la douceur de la grotte familiale. Un à un, ils apparaissent, tous plus braves les uns que les autres, les épaules toutes chargées de viande, de gibiers. Le froid se fait alors oublier, la joie et la fête emplissent l’air ambiant. Les hommes retrouvent leurs femmes, les chairs s’enlacent. Le butin gît, là près du brasier, tel le trésor d’une guerre menée contre la nature.

Une silhouette apparaît, en haut de la butte à la sortie de la grotte. Les grognements de plaisir se taisent, les hurlements de joie laissent la place à un lourd et long silence. Le vent froid se rappelle au souvenir du clan. Les flammes vacillent, une bourrasque plus forte que les autres manque d’éteindre le feu. L’angoisse et la curiosité montent dans un murmure. Qui est cet homme qui veut se mêler au festin des chasseurs ? Lui aussi porte sur son dos le résultat d’une chasse, mais d’une bien pauvre chasse, à en juger par la taille du corps de l’animal. L’inconnu avance, sa silhouette fine et élancée, ses bras longs et menus…

Il s’avance, assez pour que son visage apparaisse dans la lumière, le clan le reconnaît, c’est le jeune fils du chef, pas encore un homme mais déjà un chasseur. Que rapporte-t-il pour le banquet, un cerf, une biche, un sanglier ? Il se baisse et dépose aux pieds de son père son maigre butin : un corps d’homme… C’est le corps maigre, et usé par le temps du vieux chef du clan voisin. Le clan se masse, alors, près du feu. Tous, dans un silence religieux, s’assoient et se préparent à entendre le récit de celui qui tua sans faim.

Devant cette assemblée, toute prête à accueillir son discours, le fils du chef conta son aventure : « C’était le matin… » Commença-t-il. Oui, c’était par un de ces matins pluvieux et froids que la tribu ne connaissait que trop. Il vit tout le monde partir à la chasse, lui, le presque-homme dut se résigner à les laisser montrer une fois de plus la grandeur de leur fonction de nourrisseurs du clan. « Mais je suis un homme ! Je suis le fils du chef, plus fort que la plupart d’entre vous. A cela mon père me répondait souvent d’attendre, que le temps passant, ma force apparaîtrait à tous à travers mes actes ! Mais je ne pouvais plus attendre, je devais vous montrer à tous, et à toi Père, quelle était ma puissance ! » A ces mots, l’assistance se trouble, des murmures se lèvent, ça et là.

« Taisez-vous ! Voyez ! Voyez ce que celui que vous appeliez le presque-homme est ! Oui j’ai tué le vieux chef de nos voisins. N’étaient-ils pas de meilleurs chasseurs que nous, leur clan dépassait le nôtre dans bien des domaines. Vous m’avez jugé indigne de nourrir les miens, alors laissez-moi montrer aux autres la force de notre tribu. Si moi, le jeune presque-homme, j’ai pu vaincre ce chef, c’est bien que j’étais plus fort que lui, plus rusé, c’est bien que notre tribu est la plus puissante, la plus grande. »

Dans le clan, le trouble est jeté. Comment ce chétif petit homme aurait-il pu faire, s’il n’avait été aidé dans sa tâche par une volonté divine. Les esprits de la nature l’ont accompagné dans son périple, il en devient donc, déjà, une incarnation vivante. La curiosité fait place à l’admiration, l’intérêt fait place à la vénération. Tous voient en celui qui tua sans-faim, une icône, un symbole, la volonté des esprits que leur tribu soit la plus grande, la plus forte. Tous, assis là, boivent les paroles du presque-homme devenu presque-dieu, tous, peut-être pas.

Près du feu, un homme réagit à ce conte, et fait entendre sa voix : « Presque-homme ! Ton récit est, pour sûr, captivant, mais dit-moi, en quoi la puissance de notre tribu nous donnera plus à manger ! Je remercie déjà les esprits de la nature de bien vouloir nous accorder leurs bienfaits. Ils nous laissent prélever les bêtes et les fruits dont nous avons besoin, ils nous offrent bois et eau. Qu’aurais-je à faire de puissance ? Nos voisins étaient paisibles, certes ils chassaient plus et vivaient avec des manières différentes des nôtres, mais pourquoi vouloir que cela change ? »

Le fils du chef, excédé par tant de doute et de méfiance vis à vis de son pouvoir sacré, lui répond : « Rien ne change, nous avons toujours été plus forts et plus puissants que ces voisins que tu qualifies de paisibles. Une occasion m’a été donnée de le montrer, je l’ai prise. Plus forts, nous imposerons nos lois et nos volontés à cette tribu qui nous nourrira. Qu’ils meurent à nous nourrir, et nous, vivons pour célébrer ces esprits qui nous font être les plus forts. »

Le presque-homme presque-dieu, par ces quelques paroles, venait de plonger son clan dans de nouvelles perspectives. Les plus admiratifs rapidement devenaient les sbires du fils du chef. Le chef n’avait bientôt plus de pouvoir ou plutôt ne détenait-il qu’un titre honorifique qui l’autorisait à être le plus fanatique de la tribu. Ceux dont la voix avait pu s’exprimer auparavant contre ce culte nouveau, ceux-là furent remis dans le droit chemin ou furent sacrifiés sur l’autel des esprits souverains.

Le fils du chef devint une image, presque-homme, presque-dieu, mi-homme mi-dieu, « L’Imago Deus » naissait. Cette image par sa seule présence rassurait le clan, elle le confortait dans sa force et sa supériorité. En elle seule elle était raison suffisante pour détruire les autres hommes qui n’acceptaient pas son joug. Le clan était l’élu des esprits, et chacun devait le reconnaître. Ceux qui ne l’acceptaient pas périssaient. En revanche, ceux qui se pliaient devant l’évidence, ceux-là vivaient. Ils vivaient pour le clan des élus. Chasser, cueillir, prendre soin du feu, assouvir les plaisirs des puissants, les tâches étaient nombreuse pour celui ou celle qui vivait sous la coupe du fils du chef. Dés lors, l’élu et son clan ne se consacreraient plus qu’à la tâche de véhiculer et de faire savoir à quel point ils sont supérieurs. La conquête l’animait, le pouvoir le nourrissait, l’Imago Deus commençait son œuvre.

La quête du pouvoir comme seule objectif, la reconnaissance par tous de cette image de presque-homme supérieur aux hommes, voilà ce qui animait l’Imago Deus. Les actes importaient bien moins que les apparences. Vivre des bienfaits de la Nature était une futilité vouée aux faibles. La Nature, les Esprits, se retrouvaient en lui, sa seule volonté était vérité. Tous alors n’avaient comme seule préoccupation que de convenir, de répondre aux désirs, aux visions de celui qui détient la vérité. Au mépris des savoirs transmis de génération en génération, son pouvoir s’assoie. Petit à petit, ou parfois avec une fulgurance déconcertante, il impose sa loi. La loi d’une image dicte les actes des hommes, pas de tous, seulement de ceux qui l’acceptent.

Loïc

Peut-on refuser la loi, cette loi ?

L’ermite

Certains s’y essayèrent, ils firent alors le choix de mourir pour leurs idées ou de fuir loin de cette divinité en deux dimensions, les dimensions du pouvoir et de l’asservissement, rien n’avait cours au-delà, pas de troisième voie.

D’autres s’opposèrent à la tribu du fils du chef, prétextant qu’eux avaient trouvé le véritable élu des Esprits, le demi-dieu. Un autre homme, le même processus, et le pouvoir s’amoncelle, et la tyrannie s’installe, c’est encore œuvre de l’Imago Deus.

Il n’est pas un unique homme, il s’incarne en quiconque convoite le pouvoir d’après le seul prétexte de sa naissance, de son seul rang, de son seul paraître aux autres.

Loïc

Je ne connais pas cette mythologie, de quel pays vient-elle ?

L’ermite

Elle vient du pays de l’homme ! Nul pays n’échappe à sa malédiction… Et d’où qu’elle vienne, quoi qu’elle soit, son essence est ailleurs.

Mythologie ou conte ?

Peu importe, l’important est le sens, l’enseignement à en tirer.

Loïc

Quel est-il ?

L’ermite

Tu te doutes bien que je ne vais pas t’en donner une lecture toute faite. Ce n’est pas un savoir que tu dois intégrer mais une expérience que tu dois faire par toi-même. Penses-y pour la fois suivante.

La fois suivante…

Loïc

Bonjour ! Un simple bonjour sans te caractériser, sans te stigmatiser par un mot particulier. Un simple bonjour qui marque le contentement et la joie de te retrouver.

L’ermite

Salut à toi !

Loïc

J’ai beaucoup pensé à ton histoire, à ce conte que tu as partagé avec moi la fois dernière. J’ai aussi repensé à ce que tu me disais lors de notre première rencontre. Cette nature qui est la tienne, tu la disais hostile à mon égard.

C’est vrai que je ne saurais y préparer un repas, ou reconnaître les plantes aux vertus médicinales. Mais tout cela s’apprend, avec le temps, je pourrais savoir. Encore faudrait-il que je vive ici, pour m’immerger dans cette nature, me laisser conduire par elle dans sa découverte.

L’ermite

En as-tu donc l’envie, ou le désir ?

Loïc

Apprendre oui, mais vivre ici, à vrai dire non. Le temps me manquerait pour vivre les expériences nécessaires à un apprentissage sans habiter à tes côtés. Et demeurant loin de cet espace, je ne souhaiterais pas fuir ma vie actuelle pour celle-ci.

L’ermite

Ce n’est pas une fuite, mais un choix.

Loïc

Ce qui m’intrigue, c’est que même retiré, tu sembles mieux connaître le monde que moi qui y vit.

L’ermite

Peut-être ne le regardes-tu pas ? Peut-être ne prends-tu pas le temps de le contempler ? Ou…

Loïc

Ou bien en vivant ici, ce n’est pas mon monde que tu connais, mais le tien. Tu te connais, tu as appris à te connaître comme organisme appartenant à un écosystème. Tu t’es révélé à toi même comme un être solitaire mais dépendant. Tu dépends de cette nature pour vivre, mais tu dépends aussi de l’humain qui passe comme j’ai pu le faire pour partager quelques mots.

L’ermite

Et si personne ne passe, j’écris. Mes écrits me permettre de rester dans le langage, dans le monde des hommes.

Dans le langage je reste un être social.

Loïc

Le langage comme condition de la socialisation.

Mais le langage est aussi la garantie de l’expression du sujet dans son essence propre.

L’ermite

Mais dans son essence propre, comme tu dis, le sujet est un être social. Le social ne s’oppose pas à l’être.

Loïc

Le sujet n’est donc sujet que dans son rapport à lui-même et dans son rapport à autrui. Cela me rappelle ce que disait Marcel Mauss :

« C’est cet homme, cet être indivisible, pondérable mais insécable, que nous rencontrons dans nos statistiques morales, économiques, démographiques. C’est lui que nous trouvons dans l’histoire des individus. C’est du comportement et des représentations d’hommes moyens et doués moyennement d’une vie complètement moyenne que nous traitons le plus souvent. Exceptionnellement nous pouvons arriver à des individualités exceptionnelles. Mais le héros est encore un homme comme les autres. » 1

L’humain peut être caractérisé, qualifié de divers adjectifs, il en reste tout à la fois être social, être psychique.

L’ermite

L’humain est humain, c’est déjà pas mal ! Alors bien sûr si l’on en vient à vouloir définir ce qu’est l’humain, en gardant à l’esprit qu’il est un tout complexe et difficilement appréhendable, on sera forcé de parler de l’humain. Les mots que nous utiliserons déjà feront leur œuvre, les mots que nous choisirons déjà orienteront nos idées, nos conceptions de l’humain.

Le mot est heureusement équivoque, nous jouerons alors avec le sens, nous nous jouerons du sens pour mettre en mots l’humain.

Loïc

Equivoque…

Le mot est équivoque, l’image est univoque. D’où le danger le l’Imago Deus, qui remplace des mots par des images, ou qui fixe le sens des mots pour les figer à jamais. Univocité, c’est la mort de l’idée, de l’expression. L’univocité ne serait-elle pas la grande faucheuse de l’être social.

L’ermite

En as-tu fait l’expérience ?

Loïc

Oui. Plus jeune j’avais un ami handicapé, malade. Il était atteint de la maladie des os de verre. Gilles, c’est son nom, a des os fragiles à l’extrême. La naissance porte bien son nom de délivrance dans son cas, car après un pénible accouchement, il vint au monde déjà abîmé, une quarantaine de fracture. La première fois que je l’ai vu, j’ai eu peur. Il ne mesure que 90 cm, environ, dont la moitié pour sa tête, et il se déplace dans un énorme fauteuil électrique. C’est lui qui est venu vers moi, dépassant ce regard craintif que j’avais à son égard. Cet acte me questionna, déjà il allait au delà des apparences. Une fois qu’il m’a fait comprendre que tout sentiment de pitié était vain, une réelle amitié est née, et ne s’est jamais fracturée.

L’ermite

Gilles était-il univoque ?

Loïc

Oh non ! Il était même complexe, très complexe. Calme et sanguin à la fois, capable un moment de faire avec sa maladie et l’autre instant de la maudire. Mais ce qui m’a toujours marqué, c’était sa faculté à relativiser. Un jour, après être tombé sur un livre de philosophie par hasard, il voulu faire le malin et me dit :

« Je ne suis pas malade, je suis… c’est tout ! »

En même temps qu’il m’assénait cette phrase avec sa hargne habituelle, il la comprenait vraiment. Ce qui pour lui était un acte de provocation, à vouloir me montrer qu’il lisait de la philosophie, a été pour lui une révélation.

« Je suis… Oui, je suis… Pas seulement malade, ou handicapé, pas seulement brisé par le destin, je suis… »

Et là, il s’est mis à me sortir tout ce qui lui passait par la tête et qui pouvait le définir :

« Ado, con, râleur, sensible, seul, entouré, aimé, incapable d’aimer, incapable, bon à rien, cassé, poilu, moche, fan du PSG (c’est peut-être le pire), optimiste… »

Optimiste, il voyait du bon en chacun de nous, en tout il trouvait du positif. Il se disait incapable d’aimer, je pense qu’il aimait tant qu’il ne le voyait plus, mais il aimait sans doute plus que tout un chacun ne serait capable d’aimer.

L’ermite

Etait-il un presque-homme ?

Loïc

Je vois où tu veux en venir. Mais lui même ne se définissait pas à partir de ses manques, de ses difficultés, il se définissait comme un être. Pourquoi serait-ce différent ? Le presque-homme ne veut pas devenir un homme, il souhaite transcender ses difficultés, aller par delà. S’il y parvient, il est alors plus qu’un homme. Il devient l’homme qui a fait de ses faiblesses des forces. Mais pourtant, il reste le même, toujours un homme. L’enseignement à tirer de ton histoire ne serait-il pas celui-là. Un homme reste un homme avec ses difficultés, ses forces, vouloir se détacher des unes ou des autres, c’est déjà perdre de son humanité.

L’ermite

Par exemple, c’est un enseignement possible, je le retiendrai pour le prochain curieux qui passera par là.

La fois suivante…

Loïc

Bonjour

L’ermite

Bonjour

Loïc

De qui est né l’Imago Deus ? Dans ton conte tu dis qu’il naît mais qui l’a enfanté ? Est-ce le fils du chef qui le faisait naître ou venait-il au monde à travers ceux qui l’ont regardé et ont entretenu ce rôle d’image du presque-homme.

L’ermite

Ne peut-il pas naître de la conjonction des deux. Vraisemblablement il lui fallait être incarné pour vivre, il trouva refuge dans le corps du fils du chef. Mais pour vivre, et se développer, il devait devenir image. Il devait donc multiplier son audience. L’image se propage dans les yeux de ceux qui la regardent.

Loïc

Ah l’audience ! La course à toujours plus de cerveaux disponibles, pour les chaînes de télévision. La communication se fait à une échelle de masse, les informations sont déversées. A chacun de les gober au passage.

L’ermite

Chacun les gobe parce qu’il conforte celui qui les distribue dans sa place d’Imago Deus. Cette fonction déifiante évite de se poser trop de questions, de s’interroger sur les sources des informations transmises, sur la véracité des faits énoncés. La propagande a toujours existé, mais elle est identifiée comme telle tant que celui qui la reçoit se considère encore comme un homme doué de critique.

Loïc

Tu penses que nous sommes tous doués de critique, sommes nous égaux devant la critique ?

L’ermite

Je dois t’avouer que je ne saurais répondre à cela. La critique en tant que faculté intellectuelle est foncièrement humaine, donc nous en sommes tous pourvus. Cependant, il me semble évident que nous n’en faisons pas tous usage. Je pense que l’apprentissage doit jouer un rôle primordial. Regarde, quand je suis assis en face de ce grand chêne, j’observe les écureuils aller et venir, le pic tenter de percer la carapace de ce majestueux être centenaire. Mais derrière cette poésie de la nature, il y a pour les écureuils, le besoin de se nourrir, de se loger pour le pic. Je pourrais ne me contenter que de cet idyllique tableau, mais je vois plus loin. Je cherche à comprendre, à apprendre, je suis curieux. N’est-ce pas là la base de la critique ? Et cette base vient bien de quelque part, pour moi elle vient de ces long moments passés, enfant, à arpenter les rayonnages de la bibliothèque où ma mère travaillait. Elle rangeait, nettoyait, mais aussi prenait le temps de parler d’un livre, d’une histoire avec un enfant, une vieille dame qui venait régulièrement. Pour moi, le livre était vecteur de rencontre, c’était un trésor. Et je cherchais à voir au-delà des apparences du travail de ma mère. Elle ne faisait pas que ranger, elle permettait la rencontre du lecteur et du livre. Cela étant déjà une critique de ce qu’était, de comment je percevais son métier, sa fonction.

Loïc

Si je pense avoir compris ton idée de l’Imago Deus, laisse moi, à mon tour te raconter une histoire, plus contemporaine celle-là. Mais surtout reprend moi si tu penses que je fais erreur dans l’emploi de ce concept.

L’ermite

Ce n’est pas un concept, il n’est défini par aucune science, régi par aucun savoir. C’est une pure création, libre d’évoluer, et de manœuvrer au gré des époques et des sensibilités. Livre-moi donc ta vision de ce qu’il est pour toi dans ton monde.

Loïc

Tu parlais tout à l’heure d’audience, justement, mon histoire concerne la petite lucarne, je me lance…

Le grand frère est passé par là. Big brother, ou le culte du voyeurisme nous glorifie de son œuvre la plus glauque, la plus pitoyable. Réunissant quelques jolies filles, quelques jolis garçons, ou plutôt de parfaits inconnus en phase avec les « canons de la beauté ». Des images, des corps qui nous sont présentés comme ayant pour seul intérêt de posséder un secret. La quête, le but du jeu, confondre ses colocataires, plus ils trouvent de secrets, plus ils gagnent d’argent.

L’ermite

Au pays de l’Imago Deus, on avoue et on revendique l’hypocrisie comme valeur, la délation comme objectif.

Loïc

N’oublions pas, pour autant, la volonté affirmée de ces candidats de révéler leur pseudo-secret. Exhibitionnisme de quelques uns et voyeurisme des autres, on pourrait croire que chacun y trouve son compte. Certainement et encore plus les producteurs qui ont recruté des acteurs à moindre frais. Ajoutez à cela les recettes publicitaires, et celles liées aux envois de SMS, et la boucle est bouclée. C’est le prix de l’interactivité, du spectacle.

Exhibitionnisme de quelques personnes en quête de reconnaissance : regardez comme je suis beau, comme je suis belle, regardez de quoi je suis capable pour ressembler aux égéries des temps modernes. Admirez comme je peux négliger, oublier ma propre personnalité pour enfin ressembler à, … à toutes ces blondes, ces brunes, ces rousses, 1m75, 90, 60, 90, ou plutôt désormais 85, 60, 85. Considérez-moi, voyez mes efforts pour rentrer dans les normes, pour être la norme, pour habiter la norme. La course à cet idéal collectif devient la norme. La norme n’est pas directement le corps parfait, mais sa recherche.

L’ermite

Cet Imago Deus dicte sa vision d’un corps idéal ?

Loïc

Cette vision fait autorité, et influence les évolutions sociétales. Elle renforce les frustrations, les sentiments de disqualification. La plupart des adolescentes sont déjà dans une problématique d’acceptation de leur propre corps ; mais en plus elles se doivent d’accepter de ne pouvoir se contenter de leur corps imparfait. Un corps bien portant, en bonne santé, ne suffit plus.

Tu noteras que l’évolution sémantique de cette locution qui évoque plus facilement aujourd’hui une légère surcharge pondérale, plutôt qu’un signe de bonne santé.

L’ermite

Finalement, autant ne jamais accepter ce corps puisque de toute manière, il ne sera jamais comme celui de ces icônes…

Loïc

Comme celui de ces porte-manteaux qui défilent sur les podiums. Ces émissions nourrissent en permanence ces idéaux, ces illusions matérialistes, ce besoin irréductible de ne se satisfaire d’une réalité que si elle ressemble à l’image que l’on s’en fait.

L’ermite

Revenons à cette adolescente, pourquoi regarde-t-elle ?

Loïc

Ca n’est pas la seule à admirer, à guetter, à espionner ce que tel ou tel membre du groupe va pouvoir révéler. Mais ce programme télévisé, comme un programme informatique semble actionner des zones corticales, il appuie sur le bouton des pulsions. Ce programme hypnotise des cerveaux. Du pain et des jeux. Les spectacles des temps modernes ont bien la même fonction que ceux de l’antiquité. Lieux d’aliénation collective, ils avilissent une population toute prête à se laisser faire tant qu’on la conforte dans l’illusion d’une démocratie de l’image. Tant qu’on nous laissera croire que chacun peut avoir son quart d’heure Warrollien, tant qu’on baignera d’espoir les adolescents, leur laissant miroiter des corps de rêve à porter de pilule, tant que ces processus seront à l’œuvre sans les parler, les dénoncer, n’espérons pas en voir baisser l’influence, l’audience.

Ah, quel discours ressassé ! Maintes fois entendu ! Tu me diras que ces critiques sont légions. Le premier, Loft Scorie, déjà, était la cible de toutes les critiques. Mais cela n’empêcha pas la prolifération que l’on connaît, et parallèlement une extinction des critiques.

L’ermite

Ou peut-être sont-elles à chercher ailleurs car elles ne trouvent plus place dans les circuits médiatiques « classiques ».

Loïc

Je m’insurge contre ces programmes qui consistent à s’insinuer dans le quotidien de personnes, … ou d’autres. Car au fond, cela pourrait être n’importe qui, peu importe. Ce ne sont plus des personnes, mais des objets d’assouvissement de nos pulsions de voyeurs.

L’ermite

Secret scorie, secrète folie. Mais quelles est-elle, cette folie ? Où l’on jubile de voir quelques phénomènes de foire.

Loïc

Je pense à un texte de Michel Foucault, lorsque tu parles ainsi.

L’ermite

Que dit-il ?

Loïc

« Telle est la pire folie de l’homme, ne pas reconnaître la misère où il est enfermé, la faiblesse qui l’empêche d’accéder au vrai et au bien ; ne pas savoir quelle part de folie est la sienne. Refuser cette déraison qui est le signe même de sa condition c’est se priver d’user jamais raisonnablement de la raison. Car s’il y a raison, c’est justement dans l’acceptation de ce cercle continu de la sagesse et de la folie, c’est dans la claire conscience de leur réciprocité et de leur impossible partage. » 2

Reconnaître notre folie, c’est reconnaître notre attirance pour ces spectacles, notre intérêt pour les jeux du cirque à la romaine. Du pain et des jeux qu’il disait, le pain est de plus en plus cher, les jeux de plus en plus nombreux. Le pain d’aujourd’hui se nomme Mars, Coca Cola, et les jeux sont ces spectacles. Le SMS est la nouvelle vox populi, levez le pouce si vous pensez que le gladiateur mérite la vie, tapez 1 si vous voulez voir un tel ou une telle continuer l’aventure. Mais gare aux lions !

L’ermite

Dans les jeux à la romaine, il n’y avait toujours qu’un seul gagnant, celui qui les organisait, le pouvoir. Au passage, quelques vendeurs d’esclaves se faisaient quelques pièces d’or. Il y avait un gain politique assuré…

Loïc

Dans secret scorie, il n’est en rien question de politique, du moins me semble-t-il, simplement de consommation, de normalisation par la consommation. Ceux qui y gagnent, les vendeurs de pain et de spectacles. Les bénéfices, de l’argent, pas seulement. Le bénéfice principal de tels spectacles est un formatage systématique des façons de penser.

L’ermite

La raison n’a plus court, ici bas, tout est codifié, « casifié » par l’Imago Deus. Tout ce que l’on est amené à penser doit rentrer, à un moment donné dans une case.

Loïc

Vous n’êtes dés lors plus une personne à ses yeux mais simplement un profil de consommation résumable à quelques items sur un formulaire. Ce que vous pensez, on s’en moque tant que vous consommez. D’ailleurs, on ne vous demande pas de penser, mais juste de consommer.

L’ermite

Mais pour revenir, à cette citation de Foucault, pour mettre au feu ces artifices, encore faut-il concéder être attiré par eux. Accepter nos penchants voyeuristes, espionner, tout savoir de l’autre, autant d’illusions qui nous bercent et nous endorment. Et nous en redemandons. Nous venons rechercher de cette nourriture aliénante.

Loïc

Admettre l’existence de tels espaces de déraison n’est pas forcément laisser faire sans critiquer, sans exprimer nos ressentiments. Reconnaître notre folie, c’est nous donner les possibilités de laisser s’exprimer notre raison. Accepter ces pulsions qui nous agglutinent devant cet écran, accepter ces pulsions comme constitutives de notre être, est un cheminement indispensable dans une recherche d’un relatif esprit critique.

L’ermite

Ne soyons donc pas trop vindicatifs (trop tard !!!) envers ces programmes télévisés.

Loïc

Les émissions, quelque soit leur contenu, ne font que répondre au double désir des consommateurs et des producteurs.

L’ermite

Le désir n’est pas condamnable en soi, ce sont les moyens de l’assouvir qui sont à questionner.

Loïc

Reconnaître notre folie n’est pas accepter ce principe d’un néolibéralisme du divertissement sans scrupule, prêt à utiliser, et à rentabiliser les désirs, les pulsions d’un public asservi. Les scories sont là, ces programmes sont en fait des mises en normes, des mises au pas du désir. Les voyeurs, nous, sommes suspendus à l’écran, et englués devant un spectacle dont on ne sait se dépêtrer.

L’ermite

Pouvons-nous espérer encore voir émerger des critiques, des réactions à ces programmes qui anesthésient la raison de tout un chacun.

Loïc

Nous devons savoir regarder sans croire, savoir vivre notre relation au spectacle, pour la déconnecter d’un modèle de pure consommation. Le spectacle doit être une incitation à la créativité, il ne doit pas la brider. Apprenons, ensemble, à regarder différemment, à développer des savoirs, et des savoir-faire, des savoir-être au spectacle de consommation. Et partageons, transmettons, pour que ces façons de voir le monde, ces façons d’habiter le monde ne soient pas un monopole de l’être préfabriqué géré par quelques adeptes du néolibéralisme.

L’ermite

Voir plus loin que ces écrans posés devant nous.

Loïc

Un jour, j’ai entendu, dans une petite bibliothèque où s’étaient réunis quelques grands hommes, quelqu'un citer un psychiatre catalan. Il paraît que François Tosquelles disait : « Nous voyons plus loin quand nous sommes assis sur les épaules de nos pères. » Quelle place pour nos aînés ? Que nous transmettent-ils, en dehors de la charge de leurs retraites ? Où sont-ils ces illustres anciens dans cette résistance, dans cette mobilisation contre un ordre établi ?

L’ermite

Ils ne peuvent être que là où ils ont encore une place. La sagesse comme la vieillesse n’a plus place dans le monde du superficiel. Dans certains pays où l’espérance de vie est très faible, on ne sait pas ce qu’est un vieillard.

Loïc

Mais dans nos civilisations occidentales, on ne sait plus ce qu’est un vieillard qui ressemble à un vieillard. Il y a encore quelques temps on pouvait entendre d’une femme âgée qu’elle ne faisait pas son âge, mais lequel. Aujourd’hui, une femme qui ressemble à une vieille femme, on dit qu’elle ne prend pas soin d’elle, de son physique. Plus de rapport à l’âge, simplement un rapport à l’image.

L’ermite

Dans des exhalaisons de jeunisme, l’âge et le savoir qu’il charrie, ont laissé leur place.

Loïc

A 50 ans je serai encore jeune, alors pourquoi me soucier de transmettre mes expériences de vie à mes enfants ou à mes petits enfants alors que je pourrai encore en vivre tant. Pourquoi se tourner vers les autres, puisque moi et mon image seront encore des sujets consommant.

L’ermite

L’Imago Deus est une œuvre issue de la sacralisation de l’apparition d’une « génération spontanée » qui changerait le monde et corrigerait les erreurs, les fautes de nos prédécesseurs. Cette génération de l’image emporte tout sur son passage, et rallie avec elle les déçus d’hier. Et dans une vague de promesses et d’illusions, cette génération tente de mettre à mort les idéologies et les utopies passées.

Loïc

On tire alors sur tout ce qui n’est pas efficace, tout ce qui ne rentre pas dans des cases, on tire de partout, sur tout le monde. La psychanalyse en prend pour son grade, la psychiatrie n’y échappe pas non-plus. Le management, le coaching deviennent la règle.

L’ermite

De tout temps on a tiré sur d’autres façon de penser, les idéologies nouvelles et bousculant des mondes rigides et stratifiés ont souvent été mises au ban. Mais elles gardaient souvent un espace d’expression.

Loïc

Notre période ne laisse rien augurer de bon à ce niveau. La concentration des pouvoirs médiatiques dans les mains de quelques multinationales, avec récemment l’acquisition et la fusion des groupes de presse écrite, longtemps considérés comme les derniers bastions du journalisme libre et engagé, cette concentration ne rend-elle pas difficile l’accès à la parole, ou sa diffusion ? Le pouvoir économique montre son vrai visage et sa volonté de normaliser les discours et les attitudes, de nous réduire à l’état de consommateurs primitifs.

L’ermite

Tu dis plein de chose dans cette histoire, nous en discuterons la fois suivante, j’aurais juste envie de terminer notre dialogue ainsi : l’être ne vit que dans la différence et dans l’altérité, protégeons et cultivons cela. Développons une agriculture raisonnée de la pensée, face à cette industrie du formatage de cerveau. Pensons différemment, pour habiter notre terre différemment.

Loïc

Secret scorie, Loft scorie, ces déchets télévisuels n’en sont ni plus ni moins les déchets de l’expression d’une normalisation idéalisée des conduites. Tous égaux n’est pas tous pareils, démocratisation n’est pas tous identiques. Contre cela, nous n’avons que la parole, l’esprit critique. Mobilisons nous, exprimons nous contre ces confiscations de la parole. Utilisons tous les moyens à notre portée pour nous réapproprier ce qui doit nous revenir. Discours, parole, critique, réflexion, confrontons nos idées, philosophons, parlons pour ne rien dire, soyons différents, soyons uniques.

L’ermite

Beaucoup d’impératif dans ce que tu dis, mais toi, comment appliques-tu déjà ce que tu dis. Ne répond pas, je t’ai dit, nous en reparlerons la fois suivante.

La fois suivante…

Loïc

Bonjour

L’ermite

Bonjour, alors je suppose que tu reviens avec mille questions, avec des idées plein la tête. La fois dernière, tu semblais partir avec plus de questions qu’à ton arrivée. Qu’en est-il ?

Loïc

« Dés qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’une image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie : avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas ; et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. » 3

Voilà, comme le propose Epictète, quand je vois un tel programme télévisé, je suis prêt à dire « Cela ne me regarde pas », et à éteindre la télévision.

L’ermite

Intéressant, mais l’appareil « télévision », n’est qu’un vecteur, un outil, en l’éteignant tu ne fais qu’empêcher le programme d’arriver jusqu’à toi. Il me semble qu’Epictète parle, dans ce que tu cites de lui, de certaines « lois de vie ». Qu’as-tu à en dire ?

Loïc

Eteindre la télévision, l’appareil est déjà un pouvoir incroyable puisqu’il court-circuite le formatage marchand véhiculé par certains programmes. Mais tu as raison, il ne s’agit là que d’une démarche individuelle, tant dans l’action, que dans ses répercussions. A moins que nous soyons plusieurs à regarder. Quoique dans ce cas, je pense que les autres râleraient de me voir éteindre sans leur avis.

Poser la question, interroger mes « lois de vie », mais aussi celles des autres. Je comprends là où tu veux me mener.

L’ermite

Nulle part, hormis sur les chemins de ta propre réflexion…

Loïc

Devant un processus de massification et de normalisation des conduites et des pensées, la réponse ne peut pas être uniquement individuelle. Si l’on attend de chacun une réaction isolée, on oublie et on néglige la caractéristique principale de ce phénomène : l’aspect aliénant.

L’ermite

La médiatisation de masse détruit les individualités…

Loïc

Oui, elle les simplifie et les réduits à des profils d’auditeurs et de consommateurs. Les parts de marché, les chiffres de l’audience, ne sont que des parts de ce gâteau télévisuel.

L’ermite

Un gâteau qui a bon goût pour certains ! Mais revenons-en à tes propres « lois de vie ».

Loïc

Plutôt que d’agir individuellement, qui est déjà une réponse non-négligeable, il faudrait donc organiser une sorte de résistance et tout faire pour la faire progresser, grandir.

L’ermite

Mais à trop vouloir grandir, cette résistance risque de tomber dans les mêmes pièges que ceux qu’elle dénonce.

Loïc

Faut-il rester petit pour mieux combattre ?

L’ermite

Petit, mais nombreux…

Loïc

De petites poches de résistance qui forment un réseau, plutôt qu’une grosse poche gênée par son poids et son inertie. C’est une idée que j’ai déjà entendue chez Joseph Rouzel 4 , la recréation, la réinvention de réseaux de résistance.

L’ermite

Bien-sûr, tout est question d’articulation entre individuel et collectif. Ce qu’Epictète nomme des lois de vie, ce n’est ni plus ni moins, pour moi, l’esprit critique porté sur notre propre morale individuelle. On y revient. Il est particulier à chaque individu. Mais l’action de résistance doit être collective pour avoir du poids, un impact.

Il convient, alors que cette action soit respectueuse de l’esprit critique de chacun. Pour que tout résistant engagé dans la bataille joue un rôle, il faut que ses convictions propres soient respectées.

Ne souhaite pas trop ardemment que la résistance prenne de l’ampleur.

Loïc

Reconnaît que ce conseille puisse être ambigu.

L’ermite

En effet, mais il est cohérent.

Plus la résistance sera importante, plus elle sera victime des mêmes phénomènes de massification, uniformisation des pensées.

Loïc

Je saisis, on ne peut résister à une telle machinerie que si l’on préserve chacun un certain esprit critique, et une morale individuelle libre de toute entrave extérieure. Encore doit-on mettre en relation les conceptions morales de chacun, et confronter de multiples esprits critiques.

L’ermite

Les moyens sont nombreux, non ?

Loïc

Nombreux, mais saturés ! Il devient difficile de trouver des informations ou des contenus pertinents, ou intéressants, que ce soit à la télévision, ou plus encore sur la toile. L’Internet est un grand bazar où l’on trouve de tout et, souvent, n’importe quoi.

L’ermite

Mais il est un moyen de résistance exceptionnel pour cette même raison…

Loïc

C’est vrai, parce que les réseaux se construisent librement, à partir des « liens ». Les liens se font se défont, et les réseaux se créent. Alors, c’est juste, ce système de constitution d’entrecroisements, permet l’envahissement par des contenus indésirables (sexe, commerce en ligne, …)

L’ermite

On en revient donc au même, des industries de l’image prennent le pouvoir et s’insinuent partout à nos dépends.

Loïc

Oui, mais sur l’Internet, nous pouvons en faire de même. L’accès aux autres médias, plus classiques, reste réservé à une élite, à quelques privilégiés.

L’ermite

La Technologie ! Nous revenons à ce que nous disions lors de notre première rencontre, souviens-toi. Suis-je défavorisé parce que je n’ai pas accès à l’Internet ? Suis-je à la merci des autres formes de média ?

Loïc

En même temps, tu ne sembles pas avoir de parabole sur ta cabane, pas de télévision, pas de radio, si tu restes ici la plupart du temps, je peux supposer que tu ne lis pas les journaux. Alors non, tu n’es pas à la merci de ces médias.

L’ermite

N’ai-je pas pour autant d’esprit critique, ne suis-je pas en train de partager avec toi quelques unes de mes visions du monde.

Loïc

(Silence)

L’ermite

La rencontre…

La fois suivante…

Loïc

Je viens à ta rencontre…

L’ermite

Ravi de l’entendre

Loïc

La foi suivante, je viens à ta rencontre…

L’ermite

Développe ta pensée, que je saisisse si tu parles de la « foi » ou de la « fois ».

Loïc

Je parle bien de la « foi », parce qu’en venant à ta rencontre je suis porté par un désir. Le désir d’apprendre, de comprendre. Je crois donc que tu peux m’apporter un savoir. Peut-être n’es-tu pas détenteur de ce savoir, mais tu m’y donnes accès. Je repense à ce beau métier que ta mère faisait. J’ai l’impression que tu fais de même avec moi : tu me portes vers la connaissance. Tu es le vecteur de rencontre entre moi et le monde, entre moi et mon monde.

L’ermite

Tu me prêtes des qualités qui ne sont pas toujours miennes. Je pense que tu ne parles pas plus de moi ici que moi je ne parlais de ma mère la dernière fois.

Loïc

Qu’entends-tu par là ?

L’ermite

Nous parlons là de rencontre. De la rencontre dans ce qu’elle a de plus cher. Cette rencontre qui permet d’avancer, d’apprendre ou parfois de désapprendre. Toute rencontre est un pas sur le chemin de la vie d’homme, mais on ne sait jamais à l’avance si ce pas nous mènera en avant ou en arrière. Pour cela, il faut se risquer à la rencontre, se risquer à l’autre.

Loïc

Certains étudient le « conflit socio-cognitif », d’autres « le transfert » depuis la découverte de Freud. La relation, qu’elle soit éducative, thérapeutique, pédagogique, ou les trois à la fois, est décortiquée par des chercheurs de tous bords. Mais il ne s’agit encore que de rencontre.

L’ermite

Oui, tout à fait !

Loïc

L’humain a toujours besoin de tout faire rentrer dans des cases…

L’ermite

Ou plutôt, les formes d’étude sont si variées et si diversifiées autour d’un phénomène aussi complexe que la rencontre, que forcément, le regard d’un homme ne peut englober la puissance du prodige.

Loïc

Comme tu y vas… Prodige rien que ça !

L’ermite

Considère les sciences, quelles qu’elles soient, et leur cortèges de savoirs accumulés sur des thèmes innombrables. L’homme a-t-il pourtant la moindre idée de qui il est et de ce qui motive son rapport à l’autre ? Question éminemment philosophique que tous les domaines des sciences dites humaines tentent d’éclairer depuis leur place respective.

Garde à l’esprit cette phrase de Diderot :

« Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées. Nos travaux doivent avoir pour but, ou d’étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres de lumières. » 5

Loïc

Je crois me souvenir d’un poème qui m’a touché, et qui fait écho à tes paroles. Laisse-moi me rappeler, cela donnait :

« Voici les arbres qui poussent

Sur la butte :

Ils ont chacun leur cœur particulier.

Voici les oiseaux qui chantent

Dans le bois :

Ils ont chacun leur propre mélodie.

Voici les poissons qui nagent dans le fleuve :

Celui-ci flotte et l’autre plonge.

Vertigineuse est la hauteur des monts,

Insondable la profondeur des eaux,

L’apparence des choses est facile à voir ;

Mais leur principe est d’une quête ardue. » 6

L’ermite

Tu vois bien que la contemplation de la Nature peut mener l’esprit très loin. Pour en revenir à ce que je te disais des sciences, il me semble important de garder à l’idée que tout savoir n’est qu’une parcelle de clarté dans un océan d’ombre. Le savoir absolu est un non-sens. Chacun, de sa place, a donc un rôle à jouer dans la construction de ce savoir.

Loïc

Chacun peut et doit amener un peu plus de clarté.

L’ermite

Peut-être les efforts de l’un ne verront pas de récompenses. Mais peut-être aussi, son successeur reprendra la tâche et bénéficiera du travail de son aîné. Il est impossible de savoir avant de chercher à savoir. Comme tu le dis bien dans ton poème, voir le principe des choses est une quête ardue.

Loïc

Le principe de la rencontre est d’autant plus difficile à appréhender qu’elle peut apparaître comme objet d’étude, et être à la fois outil de ces recherches. Les scientifiques, les chercheurs, les praticiens, tous ne travaillent que dans la rencontre.

L’ermite

Evidemment, il est laborieux de vouloir établir des distinctions. Et parfois cela peut se montrer dangereux car réducteur. Il faut rester vigilant et ne pas tomber dans un dogmatisme qui donnerait un savoir comme établi et universel. La richesse de la rencontre est justement d’être tout à la fois, car la rencontre c’est l’expression du sujet dans son essence sociale.

Reconnaître la force de la rencontre c’est convenir de la dépendance intrinsèque de l’humain à l’autre, c’est un pléonasme qui a son importance.

Loïc

Je peux donc me nourrir de toutes les théories, et ne pas forcément les opposer comme certains ont l’habitude de faire.

L’ermite

Intéressant que tu parles de te nourrir, reprenons cette image de l’agriculture raisonnée, dont on parlait plus haut. Une agriculture raisonnée de la pensée, dans ce cadre, serait bien justement d’ouvrir à tous le champ des cultures communes. Le sociologue planterait une rangée de graine près de quelques plans de psychologie. Le psychanalyste viendrait entretenir régulièrement son ouvrage, et le philosophe d’arracher ça et là les mauvaises herbes naissantes. Chacun oeuvrerait à la cohésion et à la cohérence du travail commun, pour qu’un jour peut-être on en récolte les fruits.

Loïc

Que de rencontres en perspective ! Mais n’est-ce pas utopique de penser que des personnes travaillant dans des champs si différents accepteraient de se risquer à tout remettre en question au regard d’autres pratiques.

L’ermite

Ce n’est pas plus utopique que de croire que deux hommes peuvent travailler ensembles. Pourtant ils sont différents, deux hommes différents.

Loïc

Peut-être le sont-ils, sûrement d’ailleurs, mais dans une même discipline, il est plus facile d’avancer ensemble.

L’ermite

Dans une même lumière, il plus commode de maintenir et de se maintenir, seul ou à plusieurs. Il est bien plus complexe de vouloir aller vers l’ombre, de vouloir faire se rejoindre des zones de clarté différentes. Nous avons toujours peur du noir.

Loïc

Et c’est dans ce refus de partager, d’aller vers l’autre, que l’Imago Deus prend sa source.

L’ermite

Non, c’est là qu’il prospère, car la source, tu l’auras compris, il la prend en chacun de nous. Nous avons tous cette tendance à maintenir et à nous maintenir, telle que les choses sont. Une pulsion, une tendance qui rentre en conflit avec notre propre curiosité, notre soif de découvrir et d’apprendre. C’est cette ambivalence qui fonde l’humain dans sa complexité la plus criante.

Loïc

Nous sommes tous un peu cet Imago Deus, il est un peu nous tous. En chacun de nous, la tentation de se contenter d’une image figée et simplifiée du monde, de l’autre peut annihiler la rencontre.

L’ermite

Tout à fait ! Partant de là, il n’est pas difficile d’imaginer comment des programmes télévisés, des médias, ou des sectes peuvent avoir tant de pouvoir sur l’esprit de celui qui n’en exerce pas la critique.

Loïc

Donc dans ce tableau plutôt pessimiste que tu dépeins, la rencontre serait le seul vecteur à favoriser.

L’ermite

Ne tombe pas dans les travers que nous dénonçons. Je ne suis en rien pessimiste, au contraire, il me semble que ma volonté de trouver en chaque homme la force de ce battre contre la normalisation des pensées, et l’univocité des discours, me placerait du côté des optimistes. Mais je concède que c’est question de jugement.

Jamais je n’ai, par ailleurs, que la rencontre est le seul vecteur à favoriser. Je dis simplement, que par l’absence de médiatisation, la rencontre de sujet à sujet reste le vecteur de communication le moins touché par les dérives totalitaires que l’on constate tout à l’heure.

Alors évidemment, que ce soit l’Internet, la télévision, ou la presse écrite, tout vecteur médiatique est aussi un vecteur de rencontre. Mais englués qu’ils sont dans les processus de marketing, comme tu as déjà pu le dire, ils sont des médias difficile à aborder.

Loïc

Je pense que nous n’en parlerons que la fois suivante, et la foi suivante, … mais…

Explique-moi ce paradoxe qui est le tien.

Ermite et penseur de la rencontre !

Comment de ta solitude souhaitée, peux-tu développer un argumentaire si précis et si poussé dans la recherche de l’autre. Tu exhorte à aller vers l’autre mais toi tu vis seul.

Eloigné de tout, exclu volontaire.

L’ermite

Il y a des choix qui se discutent, et tu as raison de le faire.

Mais ce choix de retraite ne se questionne pas en termes de raison mais de but.

Ne me demande pas pourquoi, mais pour quoi !

Pour quoi vivre seul, alors que comme tu le soulignes si justement, j’appelle l’humain à retrouver l’humain…

Tu as raison, nous en parlerons la fois suivante.

La fois suivante…

Loïc

Je reviens vers toi empli de cette curiosité qui m’anime. Quel est donc cette raison, ou ce but comme tu veux, qui te pousse à vivre ainsi dans un tel paradoxe.

L’ermite

Où est le paradoxe ?

Loïc

Je te le disais la fois dernière, le paradoxe est dans cet acharnement à me pousser vers la rencontre alors que toi tu t’es retiré pour vivre seul, ici.

Qu’en est-il de ton application des principes que tu prônes ?

L’ermite

Poses toi la question du lieu. Ici, lieu de contemplation et de méditation, j’ai pu travailler et réfléchir sur mon rapport au monde et à moi-même.

Je n’en tire que la futile satisfaction d’un savoir me concernant. En rien il n’est universel, en rien il n’est généralisable. Je ne pense pas que cette démarche aurait été possible dans le brouhaha social dont tu viens.

L’omniprésence des médias, des propagandes de toutes sortes m’auraient barré la route. C’est du moins ce que je pense, je pense également que d’autres plus forts, plus résistants auraient eu la possibilité, et l’ont eu, de faire cette démarche sans se couper des autres.

Et je t’expliquais déjà que même exclu j’ai un rôle…

Loïc

Oui, dans le langage tu es dans le social, je comprends bien cela. Mais ce que tu prêches de la rencontre, et de la quête de l’autre ne me semble pas forcément aller de paire avec tes conditions de vie, et tes choix d’existence. J’interroge là tes propres « lois de vie », pour reprendre un terme déjà employé entre nous.

L’ermite

Tu as raison de le faire, c’est bien de cela qu’il s’agit, de « lois de vie ». Ayant trouvé ma place dans cette société en en sortant, je m’engage dans la rencontre comme dans le seul pouvoir auquel je crois. J’exhorte à la rencontre, je la vie aussi. La preuve, tu es à mes côtés. Mais je joue un petit rôle dans cette résistance dont nous parlons tant. Accepte de voir que la rencontre peut prendre différents visages, que chacun a sa manière de vivre une rencontre.

Loïc

Je ne voudrais pas rester dans l’univocité d’une impression fausse. Toutefois ta hargne, ta véhémence et ton supposé engagement, laissaient présager autre chose.

L’ermite

Je me plais à ne pas être où l’on m’attend. On peut être combatif et vouloir que les autres mènent la charge. Ce n’est pas fuir le combat, c’est être conscient de ses propres capacités et attentes. Et n’est-ce pas déjà combattre que d’aider les autres à prendre conscience de leur détermination ?

Loïc

Tu dis juste, … dans cette organisation d’un réseau de résistance contre la pensée formatée, chacun peut se trouver une place, se définir une implication qui lui soit propre. De la singularité de l’engagement intellectuel comme première barrière à une normalisation de conduites.

L’ermite

La singularité d’une pensée, de la plus simple à la plus complexe, de la plus bête à la plus pertinente, est une voie d’ouverture. Confronter, mettre ensemble des singularités, voilà ce qui nous anime.

C’est dans la différence que naît l’autre, et dans l’indifférence qu’il meurt…

Post-scriptum :

A toi l’ermite,

Nos rencontres prennent fin par cette lettre. De fin en but, le guai est étroit, mais le but n’est jamais atteint. Je ne désespère pas de revenir te voir un jour, encore tout penaud devant toi. De bêtises mon discours était plein, au cours de ces riches entrevues que tu m’as accordées. Mais aussi pauvre était ma réflexion en venant te trouver, elle n’a fait que s’enrichir au fil du temps et des rencontres.

Ton détachement et ta froideur m’ont de suite impressionné, mais ce n’est rien face au paradoxe. Ce paradoxe qui fait de toi cet être social solitaire, cet être dans le langage sans interlocuteur, cet intermittent de la rencontre mais qui la décrit si bien.

J’entrevoie maintenant ce nécessaire appel de la singularité et du caractère de l’autre. Je condamne souvent trop vite, et ne prend pas forcément le temps de comprendre l’étrangeté apparente de discours desquels je ne comprends pas un mot. Je tâcherai par la suite de me tenir aux apprentissages faits à tes côtés.

Garde un œil sur moi, et je garderai toujours une oreille libre pour t’entendre.

Par pudeur je tairai ton nom, ou tes noms mais sans te nommer je ne t’en considère pas moins.

Merci mon Ami

Loïc.

BIBLIOGRAPHIE

- Marcel Mauss, « Sociologie et anthropologie »

- Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard 1972

- Epictète – Manuel

- Denis Diderot, « Pensées sur l’interprétation de la nature »

- Won des Leang

1 Marcel Mauss, « Sociologie et anthropologie »

2 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard 1972

3 Epictète - Manuel

4 « PSF : Psychanalyse Sans Frontière », Joseph Rouzel

http://www.psychasoc.com/article.php?ID=321

5 Denis Diderot, « Pensées sur l’interprétation de la nature »

6 Won des Leang

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