Daniel Pendanx
Le principe du père, encore
James Joyce
, dans
Ulysse
, Gallimard, 1987, p.203-204
Nous abordons le plus souvent « la parole » (le poétique, le signifiant qui singularise un sujet) comme si celle-ci n’était pas fondée dans et par le langage.
Le langage, comme institution princeps, est l’habitat de l’animal parlant ; la loi du langage, dans son indisponible de structure (soit ce lien de légalité, de dette, qui fait par exemple qu’une table n’est pas un fauteuil, une mère n’est pas un père), est le fondement du
sujet de la parole
. Ce que Lacan a souligné d’une formule :
la loi du langage est la loi de l’homme
. Le langage, dont nul ne peut se faire maître, est la condition de la parole, de la poésie.
A force d’hypostasier la « parole » – de désarrimer le signifiant du signifié – nombre de ceux qui ont saisi que quiconque occupe la position tierce dans la relation «
qui a pour base le couple imaginaire a-a’, c’est-à-dire moi-objet ou idéal-réalité, intéressant le sujet dans le champ d’agression érotisé qu’il induit
» se fait agent de la « fonction du père » (comme Lacan, avec le
Nom-du-Père
, en ouvre si nettement les choses dans
Du traitement possible de la psychose)
, ne comprennent pas pour autant que ce n’est que d’être référé, lié en droit aux déterminants langagiers, juridiques, institutionnels de la Loi, qu’un sujet peut valoir, dans et par la parole, comme tiers de cette relation a-a’, dont la relation mère-enfant est la matrice imaginaire.
Autrement dit si un sujet, poussé dans la pente naturelle de son désir (dans l’insu de ce désir) à occuper fantasmatiquement la place vide, la place de l’autre, se trouve légitimé en droit à cette place, ce sujet ne peut véritablement occuper la position tierce…
Ce n’est que d’être institué à sa place de droit, lié sous les montages du droit civil et des institutions à la structure – au noyau symbolique, langagier, de la différence des sexes et des générations – qu’un sujet peut, quel que soit son sexe, valoir en position tierce…
Mais quand la structure elle-même (la « loi du langage »), au fondement du processus civilisateur de la pulsion, est soumise à la
dévastation
nihiliste, pervertie par des déconstructions ou reconstructions législatives ayant pour visée d'
effacer l'Œdipe
, il y a péril en la demeure de l’homme.
De cette affaire, cruciale, tous les développements de Legendre, dans leur rigueur théorique et leur subtilité, sont sur la table depuis
L’inestimable objet de la transmission
.
Dans les formulations les plus habituelles, où le père continue à être posé comme le «séparateur», je dirais que le père reste pris pour le père : l’écart entre le plan du sujet et de la fonction est réduit, le registre du réel et du symbolique demeurent confondus.
Dès lors la mère est située «
comme entité du rapport œdipien auquel la fonction paternelle – à la manière du
deus ex machina
du théâtre antique – est censée faire face, portant un énigmatique discours de la loi ; dès lors, la fonction paternelle serait sans lien de ligne avec la mère et ce discours de la Loi, autogénéré en somme, aurait la vertu de défaire, sinon de dénouer, le trop de lien du couple mère-enfant. S’il en était ainsi, s’il était possible de concevoir de façon aussi simple les notions structurales de
place
et de
place du père
, il n’y aurait qu’à s’incliner devant le scientisme auquel est en proie, en France et ailleurs (sur des modes différents), la psychanalyse oublieuse des problématiques institutionnelles, et considérer la complexité des montages juridiques comme désuète.
» (Pierre Legendre dans
L’inestimable objet de la transmission.)
Une mère et son enfant, c’est déjà une famille, pas une famille « décomplétée » ou une « famille monoparentale », non, une famille ! Une famille monoparentale ça n’existe pas ! Il n’y a pas (ça pourrait venir !) de livret de famille monoparentale. Dans le livret de famille le « père » est toujours là, comme
fiction légale
, ne serait-ce que sous la catégorie négative du
père inconnu.
Si l’enfant naît d’abord de la mère, cela n’est pas seulement rapportable au fait biologique, mais bien d’abord parce que la mère, pour être divisée
dans son propre lien de ligne
, et ainsi liée au principe du Père, est en quelque sorte le premier père de l’enfant.
Ce premier père, la mère ne l’est donc que d’être institutionnellement liée, comme fonction, au même titre que celle distincte du père, au principe tiers, au principe politique du Père, soit de se trouver elle-même référée en droit à la Référence politique instituée (pour nous, l’Etat de justice, l’Etat de la République).
Ce que Pierre Legendre souligne aussi lorsqu’il indique que comme mise en œuvre de la loi, «
le phénomène généalogique, en tant que manœuvre juridique de la reproduction dans une société, promeut deux pouvoirs liés, deux fonctions, qui l’une et l’autre mobilisent le sujet et traduisent, par conséquent, le rapport de chaque sujet humain à la Référence absolue
. »
II –
J’observe depuis longtemps que si les plus rigoureux des psychanalystes ne contestent pas que
la scène de la représentation fondatrice (œdipienne) est constitutive de l’institution du sujet de la parole
, peu nombreux sont ceux qui repèrent et tirent conséquence du fait que cette scène – scène en laquelle les figures
Mère
et
Père
doivent pouvoir jouer comme des figures limitées, distinctes et croisées – ne tombe pas comme ça du ciel, ni n’est le simple reflet des mœurs ou de la sociologie des familles, mais procède de la fonction proprement normative, « civilisatrice », du langage et de la culture.
Il y a pour l’humanité parlante, dans le procès de sa reproduction subjective, une prévalence de la culture, c’est-à-dire, comme Freud le souligne sous le concept de «
l’identification au père de la préhistoire
, une prévalence de « l’idéal du moi » sur la relation d’objet. Cette prévalence, que Lacan relèvera de son côté sous la formule de la «
précession du symbolique
», signifie que le sujet est d’abord l’enfant du Texte, de sa culture. Il y a un primat des figures parentales institutionnelles sur les images familiales.
Cette prévalence du symbolique comme prévalence du Père (du Père comme mise en scène « père mort ») n’est pas assimilable, quoiqu’en veuillent les contempteurs du dit « logophallocentrisme » de la psychanalyse et du droit, aux scories machistes (patriarcales) du droit civil… Elle tient d’abord à l’ordre de la structure, du désir et de la loi, de la loi comme loi langagière. Cela veut dire que s’il y a bien, comme l’anthropologie dogmatique le pose, un indisponible de la structure, on ne saurait pour autant, sinon à prétendre s’en porter maître, (maître de la Loi, comme tout fondamentalisme y aspire), la faire équivaloir, que ce soit pour la défendre ou à l’envers la combattre, à la «domination » !
Le hiatus (les transgressions) existant entre le noyau structural anthropologique et les mœurs (les modalités de la vie subjective des couples) est la condition même de la vie (hors nihilisme) de la Loi. Autrement dit le droit n’a pas vocation « disciplinaire » comme l’estiment peu ou prou nombre de foucaldiens, il n’est pas là pour régir les comportements des humains ; sa vocation civilisatrice, normative, est autre. Je dirai : produire et légitimer la scène institutionnelle des fondements pour le sujet de la parole. En termes cliniciens, le juridique, pour produire
le cadre légal de l’identification
– cadre ordonnateur de la scène de la représentation œdipienne support de l’élaboration subjective –, est un
relais symbolique déterminant la constitution des sujets
. [cf. sur ce point, encore si mal aperçu, les développements d’Alexandra Papageorgiou-Legendre dans
Filiation/fondement généalogique de la psychanalyse
. p. 161-163]
Toucher à la structure de l’ordonnancement des figures de la Filiation comme y poussent les nouveaux maîtres de la loi, ne peut conduire qu’au pire… Des discours d’une légèreté insensée, irresponsables, venus d’une psychanalyse dévoyée, ne cessent pourtant de justifier et de légitimer la déconstruction infinie en cours du noyau structural du droit civil, de ses bases langagières ordonnatrices des fondements pour le sujet. Dernier exemple en date, sous un ton bonasse, ce propos radical de Mme Roudinesco : «
Il faut changer l'ensemble des lois sur la filiation afin d'ouvrir tranquillement la voie aux nouvelles formes de procréation.
»
Que des « psychanalystes » puissent ainsi s’associer à ceux qui prétendent pouvoir briser, sans autre conséquence que de « progrès » et de « libération », le capital anthropologique millénaire du droit en dit malheureusement très long sur l’état théorique et politique de la psychanalyse. Et cela ne saurait être à mon sens sans conséquence sur le cours et la conduite des cures, sur l’avenir de la psychanalyse.
S’en tenir à la sociologie des « nouvelles parentalités » (à la surface « réaliste » des choses) d’un côté, et à une conception hyper-subjectiviste du signifiant de l’autre, c’est qu’on le veuille ou non méconnaître les conditions institutionnelles (juridiques) qui président au cours de la différenciation subjective, à la dialectique interne du fantasme et de l’Interdit, du désir et de la loi. C’est en vérité dénier le pas essentiel que fut l’apport de Lacan
quant au rapport du langage et de la parole
(
rapport intérieur au sujet
dira-t-il), c’est mettre aux oubliettes son éclairage de la Loi primordiale de l’humain comme loi du langage : une loi «
qui se fait donc connaître comme identique à un ordre de langage. Car nul pouvoir sans les nominations de la parenté n’est à portée d’instituer l’ordre des préférences et des tabous qui nouent et tressent à travers les générations le fil des lignées
.»
Je prône un certain retour à Lacan.
On désarrime les montages du droit (les fictions langagières du droit civil) de la Loi primordiale (du noyau anthropologique indisponible), on pervertit la mise en scène institutionnelle des fondements – cette scène de la représentation où les figures
Mère
et
Père
peuvent valoir comme distinctes, égales et croisées –, et nous devrions, benoîtement, nous étonner de la dite « perte des repères », ou tout aussi innocemment, des triomphes de la techno-gestion scientiste ?
Derrière les simulacres de « famille» et de « mariage » qui nous sont proposés sur le marché occidental des « nouvelles valeurs », sous ces ersatz de « famille idéale », les psychanalystes et autres interprètes ne sauraient-ils donc repérer comment on est en train de légitimer le fantasme des
parents combinés
, le mythe subjectif d’avant la différence des sexes ?
Aveuglés par la doxa anti-normative, par l’anti-œdipisme de ceux qui mènent le bal de la pensée en ces questions, les interprètes, à quelques voix près, filent doux… Comme si derrière la mise à sac des digues du droit ne s’engageaient un
totalitarisme inédit
: la croyance exaltée en La Femme, la Mère absolue, le nouvel empire des Reines de la nuit …
Y aurait-il d’autre politique de la pensée plus urgente que de réinvestir, en rigueur, et de manière renouvelée, l’idée « du père », de son principe ?
Ce sur quoi Joyce, comme toujours les écrivains et poètes majeurs, avait sur nous un temps d’avance : «
on peut envisager la paternité comme une fiction légale
»
Daniel Pendanx
Bordeaux, le 10 avril 2009