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"Tu vois, mon vieux, il y a un petit truc significatif et que vous ne remarquez pas. Vous êtes mauvais clinicien. Ce sont les petits signes qui comptent en clinique" Voilà ce qu'écrit à un ami Louis-Ferdinand Céline en 1949.
Ces petits signes insignes du quotidien, voilà ce que récemment j’ai proposé de récolter sur Internet, de cueillir plutôt. Ces signes qui fleurissent à ras des pâquerettes, fleurs de pavé ou fleurs des champs, qui échappent au regard de l’homme pressé, ces signes à ramasser comme pierres précieuses. Michel Serres récemment se plaignait qu'il n'y ait plus de grand récit, vous savez, ces récits mythologiques où l'on se raconte une histoire-fiction sur l'origine des hommes et la propre origine de chacun.
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Le récit, que Georges Perec désignait comme "racontouse", méthodologie d'approche des faits quotidiens, en ce qu'il croise subjectivité et objectivité, produit une forme précieuse de vérité : celle qui sort de la bouche de chacun de nous. Se souvenir ici que le mot relation, mot fort des l’action éducative, signifie au départ « relation d’un fait, récit ». J’ai donc lancé sur le Forum de Psychasoc
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un espace de récit du quotidien éducatif. J'y ai invité tout un chacun à raconter ce qu'il fait, ce qui lui arrive au quotidien dans le boulot. J’ai été étonné du nombre de récits qui sont venus se déposer dans cet espace du dire par la plume relayé. Et j’y ai mis du mien. Par exemple ces deux tranches de quotidien, qui suivent.
Tranche 1-
Ce matin-là, je me suis levé les yeux pas en face des trous. Comme il pleuvait, j'ai longé au plus près le mur de l'hôtel, de trop près. Crac: j'ai écorché mon beau pull à rayures mauves et bleues dans une espagnolette. J'étais en pétard. Mais à qui s'en prendre? Au tôlier qui ferait mieux de tenir en laisse ses espagnolettes féroces, au bon dieu qui fait tomber la pluie et qui s'en contrefiche, à moi : j'avais qu'à faire gaffe etc. Je me suis vengé du sort. J'ai démarré ma conférence sur le quotidien à l'ITS de Tours par cette anecdote. Le quotidien à la fois comme répétition routinière qui constitue un fond de sécurité et les accrocs au quotidien, les effets de surprise, les imprévus etc qui nous réveillent. Bon ça valait bien un pull...
Tranche 2-
J'étais en bus. J'allais au boulot de bon matin au centre de formation de Psychasoc. Passe une dame sur le trottoir, qui tient dans une main une petite de 2 ans, guère plus, et dans l'autre un livre d'enfant qu'elle lit à haute voix tout en déambulant. Comme si elle voulait montrer à qui veut l'entendre, la voir et la croiser, qu'elle est une bonne mère qui lit des histoires à sa petite. M'enfin dans la rue, c'est un peu bizarre. Cette femme lit tout haut le livre en marchant. La petite visiblement n'écoute pas la lecture, elle est distraite, elle regarde les voitures passer. Elle s'en fout de savoir si sa mère est bonne ou non, elle en a une de mère, elle la tient, par la main, ça lui suffit. Un peu folle la mère? ça fait rien, la petite la rassure... La mère fait quelque chose d'incongru, qui ne se fait pas, mais la petite s'en contente ça lui donne une assise. Ah ces enfants qui savent si bien soigner leurs parents un peu fous, et grandir, justement dans leurs fêlures! Une mère finalement, sauf à Marseille, mais là on l'a statufiée et l'a envoyée très haut dans le ciel, n'est jamais ni bonne ni mauvaise, ce qui compte c'est ce que les enfants en font, comment il la font mère, et les enfants ils font avec la mère que la Bonne Mère leur a donnée, non?
Mais d’emblée un peu de méfiance à l’orée de cette réflexion. En effet il suffit d’ajouter « quotidien » à n’importe quel article sur l’astrophysique, manuel de jardinage, voire journée de réflexion à l’ITS de Tours, pour que ça morde. Le concept de quotidien est devenu un argument de vente que ce soit pour les marchandises ou le spectacle. Des stars, filmées 24h/24 partagent avec les téléspectateurs leur quotidien. Le quotidien est construit en boucle, il se mord la queue : la télé au quotidien parle du quotidien et le met en spectacle.
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Cet engouement pour tout ce qui touche au quotidien, devrait nous mettre la puce à l’oreille sur ce qu’il masque : il y a dans le quotidien quelque chose qui échappe et que l’on tente sans fin de domestiquer. Le quotidien « ne se laisse pas saisir », précise Maurice Blanchot. L’éducation peut être définie comme une initiation à cette stratégie d’une impossible saisie. Il y a de structure chez l’être dit humain un empêchement non seulement à se saisir soi-même, mais à se saisir dans l’instant même. Nous verrons que cette saisie ne s’effectue que dans l’après-coup, ce qui ne va pas sans perte, ni sans la nécessité de fabriquer des fictions, disons de se raconter des histoires. Le quotidien constitue à la fois le lieu de la perte et le non-lieu de ces impossibles retrouvailles, toujours inachevées, toujours ratées, toujours foireuses. Le quotidien est énigme, habité par l’étrangeté, c’est pourquoi on ne cesse de le vouloir maîtriser, alors qu’il n’a de cesse de nous échapper. Le quotidien serait ainsi la tentative jamais achevée, toujours remise sur le métier d’apprivoiser, de familiariser, de d’« hommestiquer » l’étrangeté du monde. « L’impression d’inquiétante étrangeté du monde, précise Bruce Bégout, a été profondément refoulée dans le psychisme humain, par et sous l’apparence lénifiante des gestes quotidiens maintes fois répétés. » On peut se demander si on ne se débarrasse pas à bon compte de la question en statufiant le quotidien comme le fin du fin de la post-modernité, après l’avoir soumis à une dévalorisation quasi permanente pendant des siècles. Y compris par la démarche philosophique qui bien longtemps ne s’est construite que contre l’expérience quotidienne du « ça va de soi ». Déprécié ou survalorisé le quotidien est le siège d’un énorme mensonge issu d’une mauvaise foi quasi ontologique. Les expériences des situationnistes comme Guy Debord
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pour sortir de cette dialectique refoulée et prôner un quotidien déquotidiennisé, où la surprise, l’invention et la fête permanentes prendraient le pas sur la répétition, me semblent du coup voué à l’échec. L’approche de Michel de Certeau présentant un quotidien comme le lieu d’une subversion appuyée par « les arts de faire », même si « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner », m’apparaît tout aussi problématique
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. Il promeut un quotidien un peu trop enjolivé. Il me semble que c’est prendre la question par le mauvais bout. En fait ces auteurs pratiquent comme le fameux prestidigitateur qui ne sort un lapin de son chapeau que parce qu’il l’y a d’abord introduit en douce. Ces tentatives souvent désespérées, quoique sympathiques, ne font qu’entériner le refoulement originel qui soit porte le quotidien aux nues, soit le foule aux pieds. Ce n’est que du lieu même du quotidien, dans la quotidienneté que ce que ne cessent de voiler les stratégies arasantes et harassantes du quotidien doit être découvert : le monde nous échappe. Comment faire quotidien avec ce qui nous échappe ? Le quotidien alors résidant dans cette tentative impossible de recouvrement, que la moindre crise, car c’est sous ce mode que se produit le plus souvent le dévoilement, fait voler en éclats. Mais il est vrai que les crises elles-mêmes comme la mort d’un proche, un accident ou n’importe quel imprévu, sont immédiatement soumises à la machine à ritualiser qui en émousse les angles vifs. Je pense ici au très beau roman de mon camarade Jean-François Gomez,
D’ailleurs. L’institution dans tous ses états
qui met en scène la fugue d’un enfant autiste. Chacun dans le collectif, du jardinier à la directrice, va alors tenter d’apprivoiser cette fugue en lui donnant sens, c’est à dire en retissant les fils, parfois décousus, de sa propre histoire.
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Mais sous la peau du refoulement les angles vifs de l’étrangeté – qui prend parfois les figures de l’étranger, du fou, de l’anormal - continuent à percer. Ça échappe non seulement dans la sphère psychique subjective : lapsus, actes manqués, désirs inconscients à fleur de quotidien, comme le découvre Freud dans sa
Psychopathologie de la vie quotidienne
, mais aussi dans la sphère sociale et collective : racisme, refoulement de l’étranger, imaginaire attribué à une autre jouissance étrange, pratiques de bouc émissaire… Si le quotidien arrondit les angles qu’il ne cesse dans le même temps d’aiguiser, c’est bien au prix d’un émoussement et d’un refoulement de forces qui, constituant la sève de la vie et du monde, poursuivent leur chemin par d’autres voies, et parfois font irruption dans le calme beat des eaux dormantes sous les formes les plus dérangeantes. En fait Freud nous enseigne que refoulement et retour du refoulé sont de la même essence, comme l’est le métal qui compose les deux faces de la même médaille. Le choc est d’autant plus violent que le refoulement est blindé. Ce choc en retour que tente d’émousser le quotidien dans ses contours trouve son expression dans tout événement qui vient percer sous la croûte opaque que ne cesse de construit toute institution. Finalement l’institution première est bien l’institution de ce refoulement originaire. Ce que Spinoza nomme « ordo et commune vitae institutum » (l’ordre et l’institution de la vie quotidienne)
Le quotidien est un discours : comment prendre dans les rets du langage ce qui nous échappe? J’ai dans mon cabinet d’analyste une statue indonésienne en bois qui représente un pêcheur. Celui-ci, dans un mouvement de biais, quasi tournant, lance son filet. Il y reste accroché un poisson. On ne peut tout capter du quotidien.
Pour fonder une théorie du quotidien je partirai d’un énoncé de Mehdi Belhadj Kacem (qui s’énonce lui-même comme MBK). Ce jeune philosophe sauvage, qui se dit « antiphilosophe », dans son séminaire « Evènement et répétition » en profile l’axiome. « L’événement interrompt la répétition. Mais la répétition ne répète que l’événement… L’évènement interrompt la répétition de ce qui est. Mais tout ce qui se répète, se répète dans un sujet, témoin de cette irruption, et qui cherchant à répéter l’évènement même, en le répétant, en voulant le restituer, l’émousse. Chaque répétition de l’évènement n’en est que l’émoussé. Un évènement ne se répète pas. Pour qu’il passe à autre chose, qu’un sujet soit transi de quelque évènement, il est requis que la mémoire disponible dans une situation plus pépère s’interrompe, avec la violence proportionnée… »
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Tout est énigme, c’est bien ! MBK nous fourni clé en main, non sans un mouvement tournant lui aussi de la pensée qui le fait traverser des chemins à rebours, les deux dimensions antagonistes qui se tournent autour comme deux frères ennemis, comme l’ombre et la lumière, dans une danse dialectique sans fin. La représentation qu’en donnèrent les anciens chinois sous le blason bien connu du Yin-Yang, m’irait comme un gant pour en désigner la circularité.
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Le quotidien est tout à la fois répétition et événement. Cet énoncé me tiendra de socle pour cette réflexion.
Poursuivons avec MKK qui ne manque pas de rigueur logique : il a été à l’école buissonnière, en dehors des chemins bien tracés de l’Université, d’Alain Badiou, qui n’est pas un philosophe échevelé. Le séminaire de MBK est d’ailleurs un commentaire du traité de Badiou
L’être et l’événement
. MBK comme Badiou s’appuie sur les mathématiques modernes : avancées d’Evariste Gallois, théorie des ensembles, algèbre de Boole, Groupe de Bourbaki… On pourrait prendre la répétition du coté du nombre. Les jours du quotidien alors se suivent et se ressemblent tous en ce qu’ils se composent à chaque fois d’un jour ajouté à un autre. Soit 1+1+1 etc Les jours, certes. Mais les ours se suivent et ne se ressemblent pas, eux. Chaque jour n’est que la démultiplication d’un ensemble nommé quotidien. C’est cette qualité comptable du temps qui en produit l’ennui, l’effet de répétition, ce qu’on nomme routine. Il faut nous dit MBK penser le déroulement des nombres entre deux bornes : le 0 et l’infini. Ces deux bornes introduisent dans le dénombrable un espace qui fait événement. Un ensemble, nous enseigne la théorie du même nom, ne se soutient que d’un point d’extériorité qui échappe à l’ensemble lui-même. D’où l’évidence logique : l’ensemble de tous les ensembles n’existe pas. On ne peut capter dans un seul ensemble, qui formerait un tout, l’ensemble des faits quotidien. Le 0, ensemble vide et l’infini, ensemble non clos déterminent alors l’évolution des nombres entiers. Ce qui n’existe pas (le 0) détermine ce qui existe (l’ensemble des nombres). Les jours et les nuits sont alors à considérer non comme un ensemble clos engendré par la répétition du même, mais comme un ensemble perforé, déboussolé, désordonné en permanence par ce qui lui échappe. L’équation du quotidien prendrait alors la forme de 1+(0)+1+(0)+1+(0)…Le 0 introduisant sans cesse une faille qui ne se referme pas. Il y a dans toute répétition des événements imprévus et imprévisibles. On peut alors se demander si nos sociétés modernes n’ont pas tout fait pour colmater ce qui fait événement ou en tout cas neutraliser les lieux et les espaces où se produit l’événement. On peut se demander si à travers la prolifération de projets en tous genres et à tous les étages, on n’assiste pas dans le travail dit « social » à cette tentative un peu folle de maîtriser sans cesse ce qui peut faire évènement. Or l’ évènement relance sans cesse le hasard dans la répétition. Il se reproduit sans ordre, sans prévenir. « Le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit » nous prévient Saint Paul dans sa première épître aux Tessaloniciens. (5.2)
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Tout événement, en tant qu’irruption du nouveau dans la cage dorée de la répétition, emporte avec lui sa charge d’incertitude, d’ouverture au monde et à l’inconnu, et donc le possible choc d’un traumatisme. C’est cette dialectique que nous voyons cheminer à travers des philosophes tels Héraclite, Aristote, Lucrèce, Heidegger ou plus récemment Dany-Robert Dufour et des psychanalystes comme Freud et Lacan.
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Le quotidien éducatif ? Mon titre est chargé d’équivoque : en quoi le quotidien peut-il se faire éducatif, mais aussi y a-t-il un quotidien spécifique à l’éducation spéciale ? Une difficulté surgit d’emblée pour penser le quotidien éducatif. En effet le quotidien paré des plumes de l’évidence se présente comme ce qui va de soi, comme non-questionnable. Toute réflexion sur la vie quotidienne doit trouver, de même que la position éducative, la bonne distance pour construire le lieu même du questionnement. Ni trop loin, ni trop près. Mais la difficulté est redoublée si l’on tient compte que le lieu même de l’exercice de l’éducateur est justement le quotidien. Il ne peut s’en extraire totalement pour le penser comme le fait le philosophe. Comment résoudre cette aporie ? Il faut penser un temps pour agir distinct d’un temps pour penser. Il faut donc imaginer des dispositifs qui favorisent dans l’après-coup de l’action quotidienne la prise en compte de ce qui s’y dérobe. Mais ces dispositifs - comme la supervision ou ce qu’on nomme synthèse - doivent s’inscrire également dans la chaîne quotidienne. D’où un point d’échappée à l’infini. Puisqu’il faudrait imaginer autant de dispositifs pour construire le sens des dispositifs etc. Nous sommes devant un impossible lié à l’ouverture qu’impose la construction permanente du sens au quotidien. Autrement dit dans cette position l’ouverture est inscrite d’emblée, ce qui échappe fait partie intégrante du dispositif. Seul ce déplacement permanent qui pousse devant soi la pensée en marche permet de soutenir un quotidien ouvert. Du coup les grandes catégories du quotidien : le temps, l’espace, le corps constituent autant d’entrées dérobées dans ce qui échappe au sein du quotidien, mais aussi dans ce que les rituels quotidiens tentent sans cesse de rapiécer, telle Pénélope, dont l’ouvrage se démaille à mesure qu’elle le tricote. Dans cette lutte incessante, le langage, et plus spécifiquement la parole dans ses qualités d’énonciation qui font naître (car il naît/n’est pas fini) un sujet, est aux avants-postes. Parler c’est aussi, dans un ratage permanent, tenter de vêtir d’une étoffe décente le roi que le quotidien ne cesse de présenter comme nu. Parler pour apprivoiser les déchirures du réel. Parler pour faire bord aux trous que ne cesse de percer dans le corps de l’homme et dans le tissu de ses jours et de ses nuits, cette vrille d’étrangeté que le quotidien taraude.
Comment alors, dans la fonction éducative, organiser le quotidien de façon telle qu’il soit le lieu et de la sécurité dans la répétition sans tomber dans la routine, et de l’accueil de l’évènement, sans tomber dans le désordre ?
Premier point : pour être accueilli l’événement qui revivifie sans cesse le quotidien répétitif doit paradoxalement s’appuyer sur la répétition. Confer les activités et l’organisation du quotidien : se lever, faire sa toilette, déjeuner, partir à ses affaires, manger, participer à des loisirs etc Toute cette infinité d’infinitifs qui infinissent le quotidien. La répétition, ce qu’on peut par ailleurs désigner comme cadre ou dispositifs éducatifs devrait avant tout viser l’accueil imprévu de l’évènement, et non tenter de s’en préserver. L’ouverture quasi généralisée des fameux « parapluies » par la plupart des directions d’établissements sociaux et médico-sociaux, n’est pas pour favoriser cette éclosion. Le problème c’est que le réel, quand vous le chassez par la porte, il revient par la fenêtre. On peut se poser légitimement la question de savoir si les passages à l’acte, les flambées de violence, les désordres divers et avariés qui éclatent régulièrement dans le champ social comme dans le champ institutionnel, autant de la part des usagers que des personnels, ne sont pas le retour de flamme de cette peureuse tentative pour que rien ne se passe.
Deuxième point : il s’agit créer une ambiance au quotidien. L’ambiance chose subtile, à la limite du pensable. Et pourtant nous avons tous fait l’épreuve de lieux où l’on s’est dit en y pénétrant, qu’on aurait mieux fait de mettre un gilet pare-balles, et d’autres où au contraire, c’est détendu, ça coule, ça vit. Marguerite Duras dans un texte flamboyant dont elle détenait le secret, nous fait part d’une création d’ambiance, dans sa maison de Neauphle-le-Château où vont se déployer le plus banal : la mort d’une mouche et le plus extraordinaire, une méditation sur la vie et la mort. « A ce moment-là de l’histoire, je me trouvais dans ce qu’on appelle la
dépense
dans la « petite » maison avec laquelle communique la grande maison. J’étais seule… Je reste souvent ainsi seule dans des endroits calmes et vides… Et c’est dans ce silence-là, ce jour-là, que tout à coup j’ai vu et entendu à ras du mur, très près de moi, les dernières minutes de la vie d’une mouche ordinaire… »
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Mais c’est l’écriture, comme modalité d’énonciation qui prolonge la parole, vingt ans plus tard qui produit l’événement : « Jamais je n’avais raconté la mort de cette mouche, sa durée, sa lenteur, sa peur atroce, sa vérité… Il y a vingt ans de ça. Je n’avais jamais raconté cet événement comme je viens de le faire… » Les parlêtres ne se réalisent que dans la parole. Comment alors tramer un tissu de paroles tel qu’il fasse filet pour capter les poissons volants de l’événement ? L’évènement ne se produit que dans la surprise. Comment faire le choix de ce qui nous … échoit ? C’est cette position que je nomme humilité.
Humilitas
dit le texte de la Vulgate.
Humilitas
la position de Marie, mère de Jésus à laquelle l’annonciateur angélique prédit un enfant. Marie ne comprend rien à ce que lui dit l’ange. Mais elle accepte l’impensable : qu’il en soit fait selon la volonté de celui qui t’envoie ! C’est dans un tissu relationnel tissé avec les usagers, dans la rencontre, dans la découverte d’autrui, donc dans le lien social que l’événement peut se produire comme rupture. L’événement déchire le tissu de la relation, encore faut-il pour que ça déchire, qu’il y ait eu tissage. Cela pose toute la question du travail sur le transfert en institution. Le transfert est un autre nom de ce qui se tisse et se noue entre deux sujets, ce tiers du sujet supposé savoir, comme le nomme Lacan, mais aussi le lieu d’une coupure, ce qu’on désigne comme acte éducatif. Le quotidien éducatif se présente alors comme le théâtre où le nouage relationnel, disons transférentiel, se met en scène. Véritable médiation éducative, le quotidien accompagne un déplacement de la personne de l’éducateur vers des objets et des faire du quotidien. C’est proprement le lieu d’un transfert du transfert.
L’acte éducatif s’y exprime comme coupure qui réintroduit le tranchant de l’événement. L’acte produit dans le quotidien une rupture dans la mesure où il y a un avant et un après. Façon discursive d’inscrire dans le temps l’acte comme marche en avant sans retour possible. L’acte fait échec au mythe de l’éternel retour, soutenu par Nietzsche, du retour du même, ou cette idée commune que l’histoire repasse les plats. L’acte fait évènement au sens où il introduit dans la répétition, du nouveau : il produit un léger bougé dans le quotidien. Mais l’acte ne peut se soutenir que dans une triple dimension : clinique, institutionnel et politique. On voit ici au passage comment des évènements à ras des pâquerettes, qui font événement parce que actés, rejoignent des questions de macro-politique. Il n’y pas sur terre de petite chose pour les humains qui les vivent. « Tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » est-il inscrit dans cet étrange texte alchimiste, La Table d’Emeraude, qui nous vient du fond des ages, sous la signature d’Hermès Trismégiste, le trois fois grand.
Un dernier point de conclusion sans clôture sur ce qui peut faire évaluation du quotidien. Le quotidien, lieu même de l’acte éducatif est soumis à un impératif de mesurer le résultat immédiat de l’activité. Pris dans le feu de l’action, l’éducateur s’oublie dans son propre questionnement : qu’est-ce que je fous là ? Si l’on ne prend pas le temps de se poser la question, l’évaluation se résout alors le plus souvent par un appel naïf au chiffre : combien d’actes ? Combien d’usagers ? Combien de jours de prise en charge etc Et on découpe l’activité quotidienne en rondelles pour pouvoir les évaluer, c’est à dire les comptabiliser. Ce « combien » sans « pourquoi ? » témoigne d’un refoulement dans l’ombre, du « comment ? » et du « pour qui ? » et inscrit à l’endroit même du quotidien une dérive axiologique où la seule valeur dominante relèverait du plan comptable. J’invite alors mes collègues éducateurs à résister farouchement face à un quotidien à ce point dépecé et dévitalisé. Résister ici signifie produire une autre forme d’évaluation des actes au quotidien. Récits de pratique, récits cliniques, récits de rencontre etc font pièce à cette idéologie qui se répand comme traînée de poudre et qui voudrait réduire l’homme au connu. Se libérer du connu, comme l’affirme Krishnamurti, semble bien être la seule voie d’innovation.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, formateur, écrivain, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social. rouzel@psychasoc.com
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Ce texte reprend dans l’après-coup un beau moment de transmission, en deux jours d’échanges avec personnes en formation, formateurs et professionnels à l’ITS de Tours, les 16 et 17 janvier 2006. Qu’ils soient remerciés de leur accueil non seulement chaleureux, mais encore productif.
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Vient de sortir
Récits d’humanisme
(Editions Le Pommier, 2006) où Michel Serres déploie cette idée fondatrice du grand récit.
3
http://www.psychasoc.com
4
Bruce Bégout,
La découverte du quotidien
, Allia, 2005.
5
Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard
6
Michel de Certeau,
L’invention du quotidien
, Gallimard, 1990.
7
Jean-François Gomez,
D’ailleurs. L’institution dans tous ses états
. Erès, 1996.
8
Mehdi Belhaj Kacem,
Evènement et répétition
, Tristram, 2004.
9
Voir François Jullien,
Conférence sur l’efficacité
, PUF, 2005
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Alain Badiou, Saint Paul.
La fondation de l’universalisme
, PUF, 2002.
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Sur ce développement que je ne reprends pas ici, voir mon ouvrage
Le quotidien en éducation spécialisée
, Dunod, 2004.
12
Marguerite Duras,
Ecrire
, Gallimard1993.
Freud a menti
Rouge Le Renard
mercredi 21 avril 2010