Le toutalisme hypermoderne I
Les conditions historiques
« Y’a quelque chose qui ne tourne pas rond ! » Voilà, au plus simple, le constat que nombre de nos contemporains font de l’état du monde et qui traduit leur extrême difficulté à y prendre place. Ce constat ne provient pas que des analysants ou de personnes en crise, mais d’enseignants qui peinent à exercer leur métier ; de parents qui se sentent impuissants à élever leur enfant ; de citoyens qui ne se considèrent pas représentés par les politiciens qu’ils élisent, de politiciens dont les actions sont souvent empêchées par des intérêts contradictoires ; de jeunes qui se demandent bien ce qu’ils vont foutre de leur vie et de plus vieux qui se demandent ce qu’ils ont foutu de la leur ; d’hommes et de femmes qui ne parviennent pas à aimer ; de consommateurs surpris de ne pas être plus heureux suite à l’achat d’un produit tant convoité… Naïvement, nous pourrions nous en étonner. L’homme d’aujourd’hui, du moins en Occident, est libre comme jamais de mener sa vie comme il l’entend. Jamais ne s’est-on autant préoccupé de l’égalité entre les humains. Jamais la connaissance ne lui a été aussi accessible. Ces avancées contrastent toutefois avec le sentiment de déroute qui en gagne plusieurs.
N’est-ce pas oublier le « malaise dans la civilisation », dont Freud nous dit, en 1929, qu’il est en quelque sorte le prix à payer pour le « progrès de la civilisation ». Il y souligne que toute vie sociale implique une tension entre les revendications pulsionnelles individuelles et les interdits que pose la société ; la création d’un symptôme, avec son lot de souffrance et de satisfaction, venant solutionner cette double exigence. Bref, il n’y aurait rien de neuf sous le soleil. De deux choses l’une. Ou bien ce qui ne tourne pas rond n’est qu’une version nouvelle du malaise inévitable à vivre en société, mise en forme selon les conditions historiques actuelles – le monde d’aujourd’hui n’est plus le même que celui de Freud en 1929 (période trouble de l’entre-deux-guerres), ni même celui de Lacan en 1968 (période de contestation sociale qui traverse l’Occident). Ou bien, nous assisterions à une profonde modification de ce qui structure la vie en société. Avant de trancher cette question, une tâche s’impose : rendre compte des raisons pour lesquelles tant d’hommes, de femmes et d’enfants subsistent davantage qu’ils n’existent. Car, qu’il s’agisse des effets du malaise dans la civilisation ou d’une transformation de l’organisation du lien social, un fait demeure, la subjectivité de chaque sujet s’oriente en fonction des discours qui l’entourent.
Je tâcherai ici d’esquisser les grandes lignes d’un projet en cours qui cherche à prendre la mesure, tant dans ses causes que dans ses effets, de ce que j’appellerai pour l’instant la
logique folle
qui oriente la structure du lien social contemporain. Cette logique folle, nous la retrouvons aujourd’hui dans plusieurs lieux de l’espace social : l’éducation, l’économie, le droit, la politique, l’esthétique, le management (la « gestion » humaine)… Dans une deuxième partie, à venir, je me pencherai sur l’un de ces lieux, soit la santé mentale. L’extraordinaire souci accordé aujourd’hui à la santé mentale m’apparaît être le retour dans le champ social du défaut de sentiment d’existence qui gagne une large partie de la population. Pire encore, la logique folle qui soutient la grande majorité des modes d’intervention dans le domaine de la santé mentale alimente ce défaut !
Pourquoi est-il devenu si difficile d’habiter le monde ?
« Rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque »
L’appel de Lacan
1
s’avère incontournable pour aborder notre question. Il ne nous indique pas comment rejoindre cet horizon, mais certaines indications se dégagent au fil de son enseignement.
Que peut vouloir dire la « subjectivité de son époque » ? Un double mouvement est à considérer. D’une part, chaque humain ou
parlêtre
(Lacan) est singulier. Il partage bien sûr des particularités avec d’autres
2
, mais la réponse à son entrée dans le monde est singulière. Face à son corps, à son sexe, à ses parents, à la manière dont il a été parlé, au milieu culturel dans lequel il est plongé, chaque parlêtre pose des actes qui font écho à sa singularité. D’autre part, cette singularité ne se met pas en forme de n’importe quelle façon, elle s’articule en fonction des discours dominants qui marquent l’histoire d’une époque. La subjectivité d’une époque est ainsi produite par la tension entre les créations singulières des parlêtres et les créations collectives que ceux-ci engendrent (discours, institutions, techniques…). D’où l’extrême attention qui est réservée au langage : il est sans nul doute ce qui articule le mieux la tension entre l’individuel et le social. Chaque parlêtre s’accapare à sa manière le langage dans lequel il baigne et rien n’est plus collectivement partagé que le langage.
Cette tension étant posée, s’ajoute, tant à la singularité du parlêtre qu’aux créations collectives, une double dimension : structurale et historique. Les psychanalystes (lacaniens du moins) privilégient souvent la structure au détriment de l’histoire, ce qui fait peu de sens tant l’une est indissociable de l’autre. Il n’existerait pas de structure de la parole et du langage s’il n’y avait pas des sujets inscrits dans une histoire pour l’incarner.
La structure
L’animal et l’humain naissent comme vivant (avec un héritage génétique). Mais pour l’humain s’ajoute une deuxième naissance, comme parlant (avec un héritage culturel). La structure qui intéresse la psychanalyse concerne les éléments qui se dégagent du fait que l’humain soit un être parlé et un être parlant. Ce fait et ses effets sont au fondement de la condition humaine. Quelles conditions un organisme humain doit-il rencontrer pour s’humaniser ? Dans un premier temps, il doit être parlé par d’autres (en premier lieu, habituellement, ses parents). Ces autres prennent soin de cet organisme, mais aussi le bombardent de paroles, de gestes symboliques, de signifiants. Ces autres ne sont pas seuls au monde avec ce nouvel arrivant, ils ont un langage partagé avec les autres membres de la société, ils se référent à des institutions communes, possèdent des savoirs qui leur ont été transmis, usent de techniques dont ils ne sont pas les auteurs. Mais malgré tout, comme il n’existe pas de recette toute faite, ils inventent, en prenant appui sur ce qu’ils ont reçu, leur manière d’élever leur enfant. Nous retrouvons donc ces autres (ici les parents) qui parlent à l’enfant, ceux-ci se référant à ce que Lacan nomme le grand Autre, un ensemble d’instances symboliques.
Seulement avec ces quelques indications, plusieurs conséquences se dégagent. Le parlêtre ne se fonde pas lui-même. L’Autre, via ces petits autres qui se référent au langage pour lui parler, le nomme, lui impose une histoire, une filiation… L’Autre le contraint à en passer par les mots, par les signifiants, pour traduire les tensions qui habitent son corps (pulsion), pour se lier aux autres et pour entrer dans le monde. En passant par les signifiants, il n’a pas un accès direct aux choses, mais plutôt à leur représentation. En se faisant représenter par des signifiants, lui échappera toujours une part de lui-même que les signifiants ne parviendront jamais à lui signifier. Ce qui fait que le sujet, nous pouvons maintenant le nommer ainsi, est irréductiblement déchiré. Jamais il ne pourra totalement savoir ce qu’il est, les signifiants manquant toujours à cerner son être. Jamais il ne pourra complètement combler le manque qui l’habite par des objets qui s’avèrent toujours insatisfaisants à éliminer la tension qui affecte son corps. Ce manque irréductible, loin de constituer un vice de structure, devient le moteur fondamental de la vie humaine en ouvrant l’accès au désir et à l’investissement qu’y met le sujet dans sa réalisation. Pour souligner l’importance de cette fonction cruciale du manque – j’anticipe ici sur mon propos, le toutalisme hypermoderne –, prenons la situation de la crise financière actuelle. Le capitalisme industriel carbure essentiellement au désir. Cette économie est une économie libidinale, au sens propre
3
. Les entreprises investissent sur le moyen et long terme dans la recherche pour développer de nouveaux produits, le consommateur économise de l’argent pour se procurer le produit désiré. L’économie qui s’est développée avec le néolibéralisme est devenue de plus en plus un capitalisme financier où l’on spécule plus que l’on investit et dans lequel le consommateur surconsomme jusqu’à plus soif, saturant ainsi l’espace du manque, d’où que ce dernier a de plus en plus de mal à s’engager dans un projet où il y investit son désir. La crise actuelle ferait-elle la démonstration d’un épuisement de la libido ? Bien des indices nous le laissent présager.
Malgré que ce soit du lieu de l’Autre que le sujet reçoit les mots et les signifiants qui lui permettent de se représenter et de se situer dans le monde, cet Autre ne lui procure pas de garantie ultime sur ce qu’il est, sur son identité. Il lui offre toutefois des repères, face auxquels le sujet peut d’ailleurs s’objecter. Ces repères lui sont indispensables parce que, répétons-le, le sujet ne peut pas s’auto-fonder, il est lui-même confronté à cette limite de définir « vraiment » qui il est. Mais n’y a-t-il pas un paradoxe : l’Autre n’offre pas de garantie, mais il est nécessaire d’en passer par lui. Sur quoi alors s’appuie cet Autre ? Cette question est aussi vieille que l’humanité. Ce qui fonde l’Autre a emprunté différentes figures : les mythes, Dieu, le roi, le peuple… Chaque grande époque historique offre des réponses à cette question, j’y reviendrai car cette question est on ne peut plus actuelle à notre époque.
Il y a ainsi une faille dans le savoir, qu’il s’agisse du savoir du sujet, du savoir qu’il reçoit des autres ou de celui des institutions. Cette faille est d’ailleurs constitutive de la curiosité de l’homme, de son désir de savoir. Sans cette négativité primordiale, il n’y aurait pas de positivation possible, il n’y aurait pas de symbolisation. En d’autres termes, sans l’altérité – le réel du manque qui divise le sujet, le réel de la faille du savoir et de la négativité du langage – que le sujet rencontre dans le monde, tant chez les autres qu’en lui, il n’y aurait pas de subjectivité, c’est-à-dire que la singularité du parlêtre ne retrouverait pas les conditions pour se mettre en forme.
L’histoire
L’expression de la subjectivité est souvent une affaire individuelle, mais les conditions qui la rendent possible sont d’un ressort collectif et historique. Ce qui ne veut pas dire que le devenir d’un sujet soit programmé par l’histoire qui l’a précédée. Tout n’est pas joué à la naissance ou à trois ans, comme il n’est pas rare de l’entendre dire. Toutefois, la subjectivité d’un sujet, comme celle d’une époque, se déploie en fonction des fictions collectives qui structurent l’espace social et qui varient dans le temps. Bref, la subjectivité procède de conditions historiques.
Avant d’être parlant et ainsi devenir l’acteur de sa propre histoire, le sujet est parlé par d’autres, ces autres se référant à l’Autre, ai-je dit plus haut. Trois registres de la dimension historique du sujet peuvent ici être dégagés. La subjectivité d’une époque et la vie psychique individuelle s’avèreraient inintelligibles si l’on ne tenait pas compte de ces trois registres. Pour faire simple, je les nomme : petite, moyenne et grande histoire.
La
petite histoire
est celle que trame chaque humain tout au long de sa vie. Elle résulte de ses choix mis en acte dans un environnement (moyenne et grande histoire) qui comporte son lot de contraintes. On y retrouve la petite histoire privée, soit la théorie que chacun se construit pour s’expliquer sa place dans le monde (roman familial, fantasme), qui oriente la petite histoire publique, soit ce qui se tisse du lien avec les autres. Par
grande histoire
, j’entends la généalogie des discours dominants à partir desquels se fondent les institutions et les valeurs collectives d’une époque et qui se répercutent dans l’ensemble de la vie sociale à travers la politique, le droit, l’économie, la technique... Quant à la
moyenne histoire
, c’est celle qui fait le pont entre la petite et la grande histoire. La famille en est le principal porte-étendard. La moyenne histoire comprend ceux et celles qui ont précédé le parlêtre et qui lui permettent de loger sa singularité dans le monde en l’insérant dans le lien social. Nous retrouvons ici la mission première de l’éducation. Les acteurs de la moyenne histoire viennent en quelque sorte incarner le sens (mais aussi les contre-sens) de la grande histoire pour le sujet.
Le psychanalyste n’est pas un historien, mais il peut y apporter sa contribution à partir d’une donnée de sa pratique, voire de la moindre expérience humaine : la pulsion – et ce qu’elle implique, la pulsion de mort – en tant que moteur de l’histoire. Parce que le sujet est contraint d’en passer par le signifiant pour habiter le monde et parce qu’il y a toujours un reste qui résiste à être signifié, ce reste devient matière à investissement pulsionnel. Si ce montage procède d’un fait de structure, la modalité d’investissement et ce qui s’offre comme matière pulsionnelle varient dans le temps.
4
Il serait difficile, par exemple, de comprendre la « libération sexuelle » de la fin des années 60, qui a reconfiguré l’investissement pulsionnel, sans prendre en compte des éléments historiques qui en ont été les conditions, dont : le recul de la mort, les transformations de la place de la femme dans la société, le « contrôle » de la reproduction, tous ces éléments s’inscrivant sur fond du déclin final du régime de l’hétéronomie sur lequel je reviendrai plus bas. Mais, contrairement d’ailleurs à ce que Freud pouvait penser
5
, cette « libération » est loin d’avoir produit une pacification de la pulsion ou un « triomphe de l’humanité ». Il y aurait beaucoup à développer ici sur la dimension historique de la pulsion, je me limite à souligner un point crucial : la pulsion de mort concerne autant l’histoire collective (la guerre pour la sauvegarde des institutions) que l’histoire individuelle (la guerre pour la sauvegarde du « narcissisme des petites différences »). Nous n’en avons jamais fini avec elle.
La psychanalyse s’est grandement occupée de la petite et de la moyenne histoire, que l’on pense à l’importance accordée à l’histoire familiale, mais beaucoup moins à la grande histoire, bien que Freud s’y soit penché dans de nombreux ouvrages (
Totem et tabou
,
Moïse et le monothéisme
,
Malaise dans la civilisation
…).
La modernité ou la révolution de l’autonomie
Toute révolution a plus ou moins pour effet de livrer les hommes à eux-mêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun d’eux un espace vide et presque sans bornes.
6
Il m’apparaît de plus en plus évident que l’on ne peut pas faire fi de la grande histoire sur sa longue durée pour saisir le désarroi contemporain et la logique folle qui animent notre époque. Il est sans doute difficile d’imaginer à quel point la subjectivité est un phénomène extrêmement récent dans l’histoire de l’humanité. J’entends par subjectivité ce qui est créé par la réponse du sujet aux questions que lui pose sa place dans un monde social institué, qui se traduit par des actes délibérés. Les paysans de l’Antiquité ou du Moyen Âge avaient bien sûr des pensées à eux, mais celles-ci s’inséraient dans un cadre institué beaucoup plus rigide qu’ils ne mettaient pratiquement jamais en question. Par l’expression de sa subjectivité, le sujet se fait l’auteur et l’acteur de sa vie et il en est responsable même s’il n’en est pas la cause. Ce n’est pas une volonté divine, ni les lois de l’histoire ou le destin de la race qui régissent ses actes. Quand le sujet est pour lui-même une question, que le monde l’est aussi, et que dans l’espace social dans lequel il se trouve il peut les mettre en cause, un travail de subjectivation est alors possible. Mais, je le répète, les conditions de ce travail, généralisées comme elles le sont aujourd’hui en Occident, sont très récentes dans l’histoire de l’humanité.
Le phénomène de la subjectivité est à mon sens indissociable d’un mouvement qu’a repéré Marcel Gauchet, soit la « sortie de la religion ».
7
Il s’agit du passage des sociétés hétéronomes aux sociétés autonomes. Limitons-nous aux seules 50 000 dernières années. Les germes d’une société autonome remontent à 5000 ans, soit vers 3000 ans avant J.-C. Auparavant, dans les sociétés d’avant l’État, l’espace social était entièrement régi par le religieux. Les humains étaient absolument dépossédés de ce qui déterminait leur existence. L’ordre des choses (de la nature, de la vie individuelle qui ne se distinguait guère de la vie collective) était posé immuablement par les Ancêtres, les Héros, les Dieux. L’ensemble de l’organisation sociale tournait autour du maintien de cette altérité sacrée. Pour Gauchet, il s’agit de la religion à « l’état pur ». Dans cette société absolument hétéronome, les hommes refusent l’histoire, même si dans les faits, quoique excessivement lentement, les choses changent. Une invention aussi extraordinaire que l’agriculture (révolution néolithique) ne modifiera pas la société et son système de croyances. L’homme hétéronome œuvre à répéter le passé et ne se reconnait aucune responsabilité à ses actions.
Si l’ère de la société autonome commence à prendre sérieusement racine il y a 500 ans, son parcours sera tumultueux avant qu’elle se traduise concrètement et qu’elle se généralise à l’ensemble de la population (occidentale). Cela fait tout au plus 50 ans, voire 25 ans, soit l’époque hypermoderne (j’y reviendrai plus loin). Ce qui est donc assez récent sur une histoire de 50 000 ans ! Je ne ferai bien sûr pas l’histoire de ces 500 ans qui couvrent l’époque moderne. Je voudrais seulement souligner les principaux bouleversements et leurs enjeux essentiels qui viendront planter le décor des conditions actuelles de subjectivation.
Si l’on entend révolution au sens qu’une époque est achevée, la modernité constitue l’ère révolutionnaire par excellence : révolution religieuse, révolution du droit, révolution de la science, révolution de l’économie, révolution politique, révolution industrielle, révolution de l’éducation. Avec toutes ces révolutions, la structure du lien social s’en trouve radicalement transformée, elle est dorénavant orientée par l’autonomie. Orientation qui ne sera pas sans générer des tensions tout au long de la modernité qui sont aujourd’hui exacerbées.
« Du droit de Dieu au droit de l’homme »
11
. La formule traduit bien la révolution moderne du droit. Comment tenir les humains ensemble par des lois qui ne proviennent plus de Dieu, qui n’ont plus la légitimité divine et qui sont conçues par les hommes ? En s’éloignant d’un régime hétéronome, se pose alors impérativement aux hommes la question du fondement de leurs lois. Dans le vide créé par la chute de l’universalité religieuse, viendra s’insérer l’idée que l’universel se loge au lieu de l’homme. Il est universel parce qu’en lui gît la « nature » humaine, que tous partagent peu importe leur statut social, leur nationalité, leur croyance… À l’horizon du droit naturel moderne se trouve l’idée d’un droit universel que tentera de rendre effectif la Déclaration universelle des droits de l’homme. Principalement, le droit naturel est constitué par le droit objectif – l’ensemble des règles destinées à organiser la vie en société, qui sont impersonnelles et les même pour tous – et par le droit subjectif – l’ensemble des prérogatives dont chacun dispose, par exemple le droit de contracter, le droit de propriété…
12
Un droit subjectif existait auparavant, par exemple les privilèges de certains groupes traditionnels, mais avec la révolution du droit, il s’applique à tous (du moins en théorie, au début). Cette généralisation du droit subjectif vise à résoudre un problème crucial lié au régime autonome, celui de la souveraineté de l’État. L’État souverain, pour fonder son autonomie, assoira sa légitimité sur le droit subjectif qui inclut le droit de limiter le pouvoir de l’État, de s’y objecter. Tel est dans les grandes lignes le contrat social moderne : l’État garantit des doits à tous et tous reconnaissent la légitimité de l’État. Afin de rendre consistant ce droit, un nouveau venu fera son apparition, l’individu, le titulaire du droit subjectif, la particule élémentaire dont l’ensemble rend légitime la souveraineté de l’État. Ainsi, peut-on dire, l’État moderne deviendra le plus puissant agent de l’autonomisation de l’individu. On peut aussi dire que l’individu dans la modernité viendra se substituer à Dieu – devrait-on alors modifier le proverbe : ce que l’individu veut, l’État le veut… [Aujourd’hui, le droit subjectif deviendrait-il l’instrument du fantasme de l’auto-fondation du sujet au détriment du vivre-ensemble et de la souveraineté de l’État ?
13
À partir du moment où le ciel (l’au-delà divin) se sépare de la Terre (l’ici-bas), les hommes observent le ciel autrement et cherchent à étudier la nature (terrestre et céleste) à partir de ses lois immanentes. Mais au début du XVIe siècle, aucune méthode ne le permet. Depuis 2000 ans, la science grecque s’impose comme modèle. Celle-ci accorde la priorité à la chose existante et en extrait les propriétés à l’aide de rapports d’homologie. Par exemple, aux quatre humeurs du corps correspondaient les quatre éléments terrestres, les quatre saisons, les quatre phases de la vie… Le problème, c’est que devant toutes les choses sur lesquelles se penche cette science, l’unité est absente. Il faut en passer par l’analogie et la déduction, d’où le manque d’exactitude de cette science. Avec la redécouverte des textes grecs au Moyen Âge (scolastique), les fondements scientifiques ne bougeront pas, c’est plutôt une conciliation avec la théologie chrétienne qui sera recherchée. Avant la révolution scientifique, le monde était complet, hiérarchiquement ordonné, et la raison inconsistante; après celle-ci, la situation s’inverse, l’univers devient infini et la raison consistante.
14
L’observation des astres en conduisit certains (Copernic, Bruno…) à soutenir que la Terre faisait partie d’un univers infini et que les lois de la nature de cet univers étaient partout les mêmes. Mais comment dégager ces lois, comment s’assurer que la perception du scientifique ne soit pas trompée par ses sensations ? C’est ici, l’histoire est connue, que Descartes crée une « méthode » visant à rendre consistante la raison. Entre l’homme et les objets de la nature, il y a des pensées, des représentations de ces objets qui, au terme d’une réduction, peuvent être chiffrées. La mathématisation de l’univers unifiera le savoir de cet univers infini. Apparaît ici l’homme calculateur qui aura devant lui un avenir prometteur.
Cette révolution scientifique modifie la figure de l’altérité. L’Autre devient infini, sa complétude s’avère impossible. L’Autre ne détient plus la vérité ultime de la place de chacun dans le monde. La tête du roi aura ici été coupée une première fois. On aurait tort de croire que l’épopée de cette révolution, de Copernic à Newton en passant par Galilée, ne traduisait que la résistance à se désaliéner des dogmes religieux. Il s’agit en fait de l’avènement d’une nouvelle ontologie, d’une conception du monde qui bouleverse radicalement le sens que les gens de cette époque pouvaient avoir de leur existence. L’angoisse de Pascal caractérise sans doute bien cette époque : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » (
Pensées
). Rien aujourd’hui ne porte à penser que cette incomplétude de l’Autre soit moins insupportable. La science est une chose, ce que les hommes en font en est une autre. Avec les Lumières, progrès scientifique devient synonyme de progrès humain. Alors que la science moderne s’est fondée sur l’incomplétude de l’Autre, un monde en quête de complétude ici-bas prend son essor. Le monde n’est pas parfait, il est à parfaire. La science y conduira. Ainsi assiste-t-on avec la modernité à une valorisation inédite des œuvres de l’homme, de son travail, de son innovation, de sa raison, de son industrie
15
. Nous pouvons sérieusement nous demander toutefois si les hommes d’aujourd’hui ne se servent pas avant tout de la science afin de nier l’incomplétude de l’Autre…
L’art d’administrer sa maison (l’économie au sens étymologique) en échangeant des biens pour assurer la subsistance de sa famille est loin d’être une chose nouvelle. Mais cet art est bouleversé avec l’apparition d’un nouveau venu, l’homme économique
16
. L’homme traditionnel de la société hétéronome pour qui le devoir envers sa communauté passe avant son intérêt individuel est fortement ébranlé par les révolutions de la modernité, la révolution économique est loin d’être en reste. Soulignons-en les points forts.
Avec un accès nouveau à la matérialité du monde, avec une prédominance à l’investissement temporel des choses de l’ici-bas, avec un droit qui favorise la propriété et les relations contractuelles, le lien aux choses va progressivement prendre le dessus sur le lien de société. Ces conditions permettront aux paysans, par exemple, de devenir des acteurs économiques, ce qui les éloignera d’une économie de subsistance.
Même si les valeurs religieuses demeurent bien présentes durant une bonne partie de la modernité, les repères religieux orientent de moins en moins l’organisation sociale et les actions individuelles. Devant ce vide, une boussole est attendue pour que l’homme autonome s’y retrouve. L’économie moderne lui en trouvera une, encore bien présente aujourd’hui : le principe d’intérêt de l’utilitarisme. Ce principe est d’une simplicité décapante : éviter la douleur, rechercher le plaisir. Par ce principe, l’individu, mais aussi l’État,
calcule
son intérêt. Le bien public se maximise par les intérêts privés.
17
Rapidement, cette boussole débordera de l’économie marchande et deviendra le socle moral de l’économie humaine, définissant le nouveau régime normatif occidental. S’en trouve affecté le lien : à soi, aux autres, aux institutions, au savoir, au politique, à la loi. Ce principe d’intérêt, fondateur de l’économie moderne, refonde une nouvelle normativité. L’économie comme calcul de plaisirs et de peines détermine ce qui est normal, c’est-à-dire rationnel. Voilà sans doute pourquoi l’économie est devenue si omniprésente. Nous verrons dans la deuxième partie que ce principe d’intérêt, qui se convertira vite en bien-être, est devenu aujourd’hui un indicateur de santé mentale !
L’espace de l’économie tendra à se confondre avec l’espace social. Cet espace aura pour nom le
marché
, dont Adam Smith est le premier grand théoricien. Nous retrouvons, encore une fois, le mouvement de sortie de la religion par le passage d’une logique de la Providence (transcendance) à une logique de marché (immanence). Le marché est cet espace dans lequel l’interdépendance des intérêts régule l’organisation sociale, avec cette spécificité que le moteur de ce marché ne se loge pas à l’extérieur mais à l’intérieur, soit le manque qui habite chacun. Le manque – ou ce qui en est issu, le désir – relie les humains entre eux. Ces désirs qui circulent dans l’espace du marché peuvent être satisfaits par des objets disponibles en raison de surplus dans la production de biens. Voilà pourquoi je disais plus haut que l’économie est une économie libidinale. Si le consommateur agit rationnellement, c’est-à-dire en suivant le principe d’intérêt, et à l’intérieur du cadre de la loi, une harmonie régie par une « main invisible » (Adam Smith) devrait équilibrer les échanges. Malgré que cet équilibre, depuis 250 ans, ait été loin d’être harmonieux, sa croyance a perduré. Parce que le marché laisse présager l’idée que les humains autonomes décident de faire lien social et d’échanger « librement » plutôt que cela leur soit imposé d’en haut.
Au-delà des échanges nécessaires à la subsistance de chacun et à l’organisation sociale, l’économie est une modalité de traitement de la pulsion humaine, une manière de pacifier les tensions qui assaillent l’humain. D’ailleurs, l’économie moderne commence à partir du moment où il y a un excès de production, tout comme la jouissance est un excès que le langage ne parvient pas à contenir.
Comment se gouverner, collectivement et individuellement, de manière autonome ? Plusieurs foyers révolutionnaires ont forgé la modernité politique, les révolutions anglaise, américaine et française ont marqué le visage politique occidental avec l’avènement de la démocratie libérale. Liberté, égalité, division, représentativité et nouvelle répartition des pouvoirs, tels sont les principaux ingrédients de cette démocratie libérale toujours présente aujourd’hui, quoique malmenée.
Au fondement de la révolution politique se trouve la liberté qui fait autorité dans le monde autonome. Mais l’exercice de cette liberté n’est possible que sous certaines conditions. Elle procède d’abord d’une division entre l’État et la société civile – alors qu’un État totalitaire fait Un avec la société civile. C’est la raison pour laquelle la démocratie moderne est libérale.
18
Il est souvent oublié que le libéralisme fut en premier lieu un concept politique rendant compte d’une limitation du pouvoir de l’État afin d’assurer la liberté des citoyens – ce qui ne veut pas dire élimination de l’État. Une nouvelle dynamique s’instaure entre le pouvoir public (étatique), la puissance civile (association, syndicat, corporation…) et l’autonomie individuelle, qui se traduit par le sentiment et la capacité d’agir, tant collectivement qu’individuellement, sur le devenir. Phénomène nouveau dans l’histoire de l’humanité qui était jusqu’alors tournée vers le passé.
Après l’inversion du rapport au temps, nous en observons une autre, celle des rapports sociaux. Là où chez les anciens le tout de la collectivité prédominait sur l’individualité de ses membres (holisme), où la hiérarchie prescrivait la dépendance envers le supérieur, dans la société démocratique la volonté de l’individu prédomine et les liens (de travail, amoureux…) se font sur la base de la volonté d’individus
égaux
. Il ne s’agit plus d’obéir à un ordre prédéterminé mais d’être libre de ses choix à travers des actes qui impliquent des individus qui seront reconnus comme des égaux.
19
Même si des inégalités réelles persistent, une égalité entre les membres de la société démocratique tend à être reconnue, entraînant dans son mouvement une redéfinition du rapport social. Même si l’autre ne me ressemble pas parce qu’il n’est pas, par exemple, de la même classe sociale, il est mon semblable, mon égal, parce que je lui reconnais une humanité comme je m’en reconnais une et comme je m’attends qu’il m’en reconnaisse une. L’universalité de cette humanité impose l’égalité. L’homme démocratique qui est témoin de la souffrance d’un inconnu sera maintenant touché, il pourra même en souffrir alors que l’homme aristocratique était indifférent à une telle situation. Ce n’est pas un hasard, comme le souligne Gauchet, qu’au lendemain de la révolution française naît la psychiatrie, que Pinel libère les fous de leurs chaînes et que le statut de la folie se transforme. La dynamique de l’égalité est en marche. « Le fou est fou, mais il est en même temps mon pareil, c’est-à-dire qu’il me lance la question : qu’est-ce que cette folie que je ne partage pas me montre de ce que je suis ? »
20
L’égalité démocratique se caractérise par l’intensification de la réduction de l’altérité. Dans les sociétés d’avant l’État, l’altérité (les Dieux) était extérieure à la société, avec la naissance de l’État, l’altérité entre dans la société (le pharaon, le roi, le pape…), avec la démocratie dans laquelle liberté et égalité se côtoient, l’altérité entre en l’homme. La poésie de Rimbaud (« Je est un autre ») et l’invention de la psychanalyse témoignent bien de la présence, à la fin de XIXe siècle, des effets de cette dynamique de l’égalité en Occident. Dynamique qui est un produit politique de la société démocratique.
21
On retrouve toujours, dans la société démocratique, une hiérarchie, des personnes qui commandent et d’autres qui obéissent, mais cette dissymétrie des places n’est plus tributaire de raisons prédéterminées, comme le lien de sang. N’en demeure, cette dissymétrie deviendra de plus en plus insupportable dans l’esprit démocratique – tout comme la moindre inégalité deviendra insupportable dans une société où les individus sont reconnus égaux. La dynamique de l’égalité ne fait pas disparaître l’altérité des instances sociales mais elle l’affaisse inéluctablement, affaissement qui complique la construction identitaire de chacun. Plus les autres sont semblables à moi, moins il m’est facile de reconnaître ce qui me singularise, cette reconnaissance m’éloignant de mes semblables – ce qui n’est probablement pas étranger au conformisme contemporain.
Mais comment se gouverne la souveraineté de cet ensemble de citoyens libres au sein d’un espace où État et société civile sont divisés ? Le pouvoir étatique est issu de la société qui délègue des représentants, qui se distribuent selon les intérêts des représentés. Au sein même de la société civile, des associations représentent les intérêts de certains. Entre ce qui est à représenter et ce que les représentants représentent, un écart inévitablement se creuse. Comment dans un tel contexte gouverner ? Par l’institutionnalisation du conflit. Les solutions aux tensions tiraillant la société se résolvent à l’intérieur d’elle, c’est le pari de la démocratie. Mais pour que ces conflits s’expriment et puissent être pacifiés, des institutions, dont a la charge l’État, sont nécessaires. Malgré que l’altérité se réduise, elle ne disparaît pas dans le régime de l’autonomie. L’État comme représentant du pouvoir, comme responsable du lieu de la loi (séparation du pouvoir entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire) et d’espace de délibération pour débattre d’affaires publiques, maintient des lieux de l’Autre pour la société. Lieux de l’Autre en tant qu’institutions dont personne ne peut revendiquer la création, même s’il s’agit de créations humaines, et auxquelles tous se réfèrent. Curieusement, le poids de l’État moderne est moindre que dans un régime hétéronome, mais sa nécessité est plus grande ! Il n’y a qu’à suivre les actualités quotidiennes pour s’en convaincre. Sans l’État démocratique, pas d’individus libres, égaux et autonomes. L’État démocratique a pour mission d’instituer l’espace symbolique de la société. Cet espace est symbolique parce que la division irréductible au sein de la société peut être symbolisée, transformée. Parce que si le manque demeure, ses formes varient, ce qui relance ainsi les créations entre les acteurs de la société. La dynamique de l’égalité est toujours en œuvre ici. L’égalité ne signifie pas que tous sont pareils (tous
ego
), mais que tous se reconnaissent semblables même ou plutôt en raison de leur désaccord. Ainsi, les conflits ne sont pas une menace pour la cohésion sociale, ce qui est une menace, c’est que ces conflits ne trouvent pas une scène sur laquelle ils peuvent être débattus. Cet espace symbolique est un ciment social indispensable pour un régime autonome.
Avant de terminer ce tour des révolutions modernes, il ne faudrait surtout pas oublier celle, moins spectaculaire mais tout à fait essentielle, de l’éducation. Être de langage, l’homme depuis toujours doit être éduqué. Il vient au monde dans une culture, la génération qui le précède doit lui transmettre un savoir qui n’est pas inné chez lui et qui lui permettra de prendre place dans le monde. De l’antiquité au Moyen Âge, il a existé des lieux de savoir : les corps de métiers, la
scholè
grecque, les monastères, les universités… Ces lieux, réservés à la minorité des lettrés, ont essentiellement pour mission de transmettre le savoir traditionnel. Avec la modernité et les exigences d’un régime autonome, l’école devient, pour tous, une institution de transmission de savoir mais aussi une condition de mise au savoir. Elle devient un agent crucial de l’autonomisation, le moyen de l’exercice de la liberté et un lieu de diffusion de la dynamique de l’égalité. Cette révolution n’aurait pas été possible sans une conception nouvelle du savoir, qui se dégage de l’avènement de la science moderne. Je fais bref : le savoir, comme l’Autre issu d’un univers infini, est incomplet. Situation qui donne naissance au
sujet
(de connaissance, de raison, de la science, de l’inconscient), à une position de division subjective, moteur de son désir de savoir. Dans un monde complet (régime hétéronome), il n’y a pas d’espace pour le sujet, l’homme est assujetti à l’Autre divin sans qu’il y ait d’effets de division reconnaissables par lui.
Une formule résume l’éducation moderne : apprendre à apprendre, d’où s’origine cette science typiquement moderne, la pédagogie. Cette formule rappelle que l’autonomie n’a rien d’inné. Il faut en passer par d’autres pour apprendre à être autonome. L’autonomie s’institue. Si l’homme moderne est plus autonome, il est en contrepartie plus dépendant – vérité insoutenable à l’homme hypermoderne.
Le fait que les lieux traditionnels de l’éducation, la famille principalement, ne suffisent plus à préparer l’enfant à entrer dans le monde transforme complètement l’organisation sociale. Ce fait nous semble aller tellement de soi qu’il nous est excessivement difficile de prendre la mesure de ce bouleversement, qui a commencé il y a environ 200 ans et qui s’est grandement intensifié depuis 30 ans. S’il y a aujourd’hui une désinstitutionnalisation de la famille, au sens où la famille n’a plus comme fonction première d’assurer le lien à la société, c’est parce qu’il y a eu une institutionnalisation de l’école (et de l’État en général) qui, de plus en plus, produit le lien à la société. Dans ce contexte, le lien social ne peut pas ne pas s’en trouver transformé.
Pourquoi ce détour par la modernité ? Tout d’abord, pour mettre en relief la nouveauté inouïe que représente pour l’homme l’orientation de sa vie par l’autonomie. Parce qu’à travers cette orientation qui se met inéluctablement en place avec la modernité, naît la subjectivité, soit le terreau de travail du psychanalyste – la psychanalyse étant elle aussi un produit de la modernité. Finalement, parce que je ne crois pas possible de cerner la logique folle de notre monde actuel sans l’inscrire dans cette grande histoire de la modernité. Par définition, l’autonomie n’est pas un long fleuve tranquille ; le conflit, la critique, la confrontation en font partie. Un monde autonome en est un dans lequel chacun se doit de se construire sa place et en être responsable. Toute une tâche ! Mais se pourrait-il que les conditions de l’autonomie en soient venues à faire obstacle à l’autonomie ?
L’humanisation du réel
En régime hétéronome, l’altérité se loge sous la figure d’un Autre désincarné hors du monde des hommes (Dieu, héros mythiques). Puis, quand l’autonomie commence, elle prend la figure d’un Autre incarné à l’intérieur du monde (Roi et, par homologie, toutes les figures d’autorité). Avec la modernité, une pluralité d’Autres prend forme sous la figure d’un Autre désincarné à l’intérieur du monde (l’universalité de l’humanité, la raison, le peuple, le prolétariat, la république…). L’altérité se réduit – elle se localise dans l’homme – mais elle demeure présente. Quelle que soit l’époque, l’altérité est habillée d’une fiction qui lui est essentielle. Une fiction socialement partagée facilite l’entrée au monde du sujet.
Les figures historiques de l’Autre mettent en forme l’altérité radicale qui est un invariant propre à toute culture humaine. J’entends par altérité radicale le réel face auquel tout humain est confronté et qui lui serait impossible d’appréhender imaginairement et symboliquement sans le secours à la fiction de l’Autre. Le réel du sexe, le réel de la mort et le réel de la filiation sont des rencontres incontournables pour l’humanisation de chaque humain. Pourquoi le sont-elles ? Parce que l’humain est le seul animal qui ne peut pas ne pas se poser la question du sens de la vie. Sens dans tous les sens du mot : la signification de la vie, sa raison d’être ; sa direction, son origine et ce vers quoi elle tend ; la vie comme source de sensations. Cette question du sens de la vie se pose impérativement devant la rencontre inévitable du réel face à laquelle
seul
, l’humain ne peut pas répondre. Pour que la vie soit viable, des lois organisant la société et orientant le rapport que chacun entretient avec l’altérité radicale sont nécessaires, peu importe le type de régime dans lequel s’articulent ces lois. L’autonomie, nous l’avons vu, est une manière nouvelle dans l’histoire de l’humanité de répondre à cette question du sens. Si l’autonomie conduit l’homme à devenir responsable du sens qu’il donne à sa vie, elle n’implique pas qu’il y réponde seul.
22
L’hypermodernité ou la crise de l’autonomie
Si les 500 ans de l’époque moderne ont été une conquête de l’autonomie, avec ses moments (révolutionnaires) forts, la charpente hétéronome – les diverses incarnations du lieu de la transcendance – comme organisatrice de la société n’est pas tombée du jour au lendemain, loin de là. La modernité fut principalement une succession de modes de coexistence entre autonomie et hétéronomie, avec cette constante que l’hétéronomie s’effaçait progressivement. Depuis les années 1970, les sociétés occidentales sont pleinement autonomes, les hommes et les femmes le seront, dans leur grande majorité, dans les années 1980. Cette époque s’accompagne d’effervescence. « Libération » en fut sans doute le maître mot. Les hommes et les femmes pouvaient enfin se libérer des contraintes qui pesaient sur eux, être libres de leur destin. Les conditions de bonheur et d’harmonie étaient donc réunies… Mais ce fut moins le bonheur généralisé qui se présenta que diverses manifestations de mal-être – c’est dans ce contexte que je poursuivrai, dans la deuxième partie de ce texte, sur l’extraordinaire intérêt que les sociétés occidentales accordèrent à la santé mentale. Comme si devant cette logique de l’autonomie qui ne rencontrait plus de résistance, les humains s’étaient trouvés déboussolés. Comme si dans ce mouvement de libération, l’homme contemporain s’affranchissait des contraintes rendant possible l’autonomie. Comme si l’autonomie devenait moins une position qui s’acquiert, qu’une qualité humaine quasiment innée, voire un droit ! Je qualifie cette époque, la nôtre, d’hypermoderne. Il ne s’agit pas de la fin de la modernité (raison pour laquelle je n’emploie pas le terme de postmodernité), mais de son accélération dans une direction où l’autonomie se fait échec à elle-même.
L’hypermodernité carbure au déni de l’altérité radicale, au déni de l’incomplétude de l’Autre. Ce déni s’inscrit dans le mouvement de réduction de l’altérité, inauguré par la modernité, qui devient « excessif » dans l’hypermodernité. Tout ce qui peut se présenter comme figure d’altérité y passe : l’autorité, la hiérarchie, le sacré, le corps, le temps, le désir, la finitude, la présence, la différence… L’altérité ne disparaît pas bien sûr, c’est plutôt sa reconnaissance sociale qui tend à disparaître. Est plutôt reconnue une autonomie qui rime avec indépendance. La promotion contemporaine de l’autonomie évacue le plus possible la rencontre avec l’altérité, la rencontre conflictuelle avec l’Autre, d’où la multiplication de modalités auto-… (autoévaluation, autolimitation, autogestion, autoréférence, autosatisfaction…). Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’humanisation sans altérité, ni d’autonomie non plus. Moins le sujet rencontre l’altérité, moins lui est-elle imposée par l’organisation sociale, plus se l’imposera-t-il et, assez souvent, de manière féroce (violence envers soi-même, attaque de panique, addiction…). Rencontrer l’altérité devient de plus en plus insupportable. L’homme contemporain se sent vite victime de l’Autre, victime du désir de l’Autre. Est-il étonnant que pour plusieurs, la moindre rencontre avec l’altérité (l’altérité de son corps, une rencontre amoureuse, un conflit…) devienne vite angoissante, traumatisante ?
L’hypermodernité est un produit de la modernité, mais je ne pense pas qu’elle était inéluctable. Pourquoi, il y a environ une trentaine d’années, la modernité a-t-elle commencé à se retourner contre elle-même ? Pourquoi le réel, comme altérité radicale, alors qu’il était reconnu dans la modernité, devient-il la cible d’un déni collectif dans l’hypermodernité ? Les conditions historiques de ce retournement sont à préciser. L’accentuation de la logique de la sortie de la religion, bien que nécessaire à la compréhension de l’hypermodernité, ne suffit pas. La question demeure ouverte. Une piste toutefois devrait être explorée. Pour qu’une époque se transforme, il faut que l’institution fondatrice du lien social soit affectée. Cette institution, c’est le langage. La naissance de l’État, il y a 5000 ans, fut contemporaine de l’invention de l’écriture. Cette innovation technique bouleversa l’organisation sociale des hommes mais aussi leur vie psychique, la représentation mentale étant intimement liée à l’écriture. La modernité fut précédée d’une autre innovation technique, l’imprimerie. La pratique de la lecture, qui se généralisa avec la modernité, transforma le rapport à la symbolisation. À l’aube de l’hypermodernité naît la cybernétique, qui conduira à notre actuelle « société de l’information ». Tout ce qui se voit et s’entend se trouve réduit à une information chiffrée et transmissible par les différentes technologies de communication qui font dorénavant partie de notre quotidien (Internet, téléphonie cellulaire, code barre…). Ici, c’est la fonction de transmission propre au langage qui s’en trouve bouleversée. Il n’est pas démesuré de dire qu’aujourd’hui, et ce, depuis près de 20 ans, un enfant à la maison aura sans doute entendu plus de paroles en provenance d’un écran de télévision et d’ordinateur que des membres de sa famille. Peut-on penser que ce qui institue le sujet parlant, soit le langage, ne s’en trouve pas altéré ? Peut-on penser que dans un monde régi par une conception de la communication qui se réduit essentiellement à un échange d’informations, le rapport à la parole ne s’en trouve pas modifié ?
Le toutalisme
J’appelle toutalisme la logique dominante qui oriente notre époque hypermoderne. Il s’agit d’une dynamique inédite du régime symbolique, soit de la structure fondamentale de l’organisation humaine, tant sociale que psychique. J’ai rappelé, en début de texte, que la structure se fondait sur un reste qui résistait à être symbolisé. Là se loge le réel. Il est ainsi de la « nature » du parlêtre, qui naît dans la culture et qui habite le monde en se faisant représenter par des signifiants qu’il y rencontre, de ne jamais pouvoir se réduire à un signifiant. Son identité n’est jamais réductible. Il ne peut jamais en finir avec cette question de qui il est. Cette négativité, loin d’être un vice de structure, s’avère à l’origine de l’imagination et de la création humaine, du désir et de l’amour. Le toutalisme tend à généraliser un régime symbolique qui nie le reste qui lui résiste, qui cherche à se libérer de la contrainte qui lui donne pourtant sa force de création. Il procède d’une toute-puissance du signifiant, de l’idée que tout peut se réduire, non pas à de l’articulation signifiante, mais à du signifiant, à un élément réductible, chiffrable et donc calculable. En posant que tout est calculable (ce qui est différent que de poser qu’il y ait du calculable), le toutalisme élimine l’incalculable, élimine l’une des principales raisons poussant l’humain à s’engager dans la vie.
L’assonance de ce néologisme renvoie, d’une part, au totalitarisme, mais il s’en distingue. Là où le totalitarisme vise l’unité entre l’État et la société, le toutalisme vise l’unité au sein de la société. Là où le totalitarisme est porté par une ou quelques têtes dirigeantes, le toutalisme est acéphale. Là où le totalitarisme se déploie par la propagande et la force, le toutalisme se déploie par la communication (marketing) et un idéal de bien-être, héritage de la modernité. Dans les deux cas, l’altérité est l’ennemi à abattre. Ici gît son impasse : l’altérité se loge au cœur de l’homme.
23
D’où les effets destructeurs du toutalisme – je poursuivrai, dans la deuxième partie de ce texte, sur les effets destructeurs sur le plan psychique du toutalisme. D’autre part, ce néologisme met en relief l’emprise fulgurante de l’idée du tout sur la vie des contemporains. La tendance à nier l’altérité radicale n’a rien de nouveau, plusieurs sujets s’y évertuaient, quelques discours s’y employaient. La nouveauté réside dans la généralisation de cette logique à
tout
couvrir le champ de la culture. Se multiplie ainsi les figures de l’Autre qui accentuent le déni de l’altérité. Cet Autre ne met pas en fiction l’altérité radicale, l’incomplétude, le manque irréductible à la condition humaine, il met plutôt en fiction une altérité complète, pleine, toute puissante, anhistorique. C’est la fiction d’un monde sans faille, sans impossible, sans limite. Et si, comme il est inévitable que cela arrive, une faille surgit, elle est remédiable. Une telle fiction est-elle tenable ? Sur le long terme, non, mais pour l’instant, elle tient. Elle tient toutefois à un prix subjectivement très élevé où la reconnaissance de la singularité du parlêtre (incalculable) est mise à mal et réduite à la particularisation de l’humain (calculable), où le lien social nécessaire au vivre-ensemble s’effrite inexorablement.
Ces figures de l’Autre, garantes de fictions, déniant l’altérité radicale sont facilement localisables par le biais des différents -
ismes
qui dominent le monde contemporain. Énumérons-en les principaux, à commencer par ceux issus des révolutions de la modernité. Le
juridisme
. La fiction selon laquelle tout conflit peut être pacifié par l’application d’une réglementation, que tout accord peut être conclu par le consentement mutuel à un contrat (
contractualisme
). La soumission à des règles que les partis se fixent tend à prendre le dessus sur la soumission de tous à des lois communes. L’
économisme
. La fiction selon laquelle toute la conduite humaine est orientée par le principe d’intérêt. Tout est donc quantifiable, monnayable et calculable. Le
démocratisme
. La fiction selon laquelle chacun est libre de faire tout ce qu’il veut pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté d’autrui. Il ne s’agit plus ici d’un citoyen qui obtient une liberté grâce à l’autonomie de la collectivité démocratique à laquelle il participe, mais d’un citoyen qui, de manière immanente, est libre et autonome et attend de la politique de l’État à qui il paie ses impôts la protection de son état. Le pouvoir de l’« auto-gouvernementalité » prend le dessus sur le pouvoir du gouvernement collectif. Le
scientisme
. La fiction selon laquelle tout, littéralement tout, est expliqué et prédit par une rationalité qui n’accorde aucune place à l’incalculable. L’exactitude prend le dessus sur la vérité. Le
pédagogisme
. La fiction selon laquelle l’enfant est en soi autonome. Où ce qui compte avant tout est de ne pas entraver son « développement ». Tout est dans l’enfant. S’il est bien stimulé et encouragé par les outils pédagogiques qui le contraindront le moins possible, il apprendra et développera ses connaissances. La liste pourrait longuement se poursuivre :
psychologisme
,
instrumentalisme
,
égalitarisme
,
biologisme
, sans oublier le
psychanalysme
(la fiction selon laquelle l’interprétation du désir inconscient explique tout). Tous ces discours « toutalistiques » partagent un déni de l’altérité, de l’incalculable et de la condition historique du parlêtre et tous sont exclusivement tournés vers le temps présent. S’opposant à toute hiérarchie, le toutalisme accentue la fragmentation du monde. Ainsi peuvent coexister
subjectivisme
et
objectivisme
,
consumérisme
et
environnementalisme
. D’où également la dissolution des frontières, pas seulement celles entre les pays afin de favoriser la libre circulation des biens, mais celles entre le privé et le public, entre le normal et le pathologique, entre le bien et le mal… Ce qui pourrait se résumer par : tout est dans tout, son contraire itou. Le toutalisme serait-il l’achèvement de la logique du régime autonome où tout élément hétéronome serait éliminé, où l’État serait réduit à une fonction de dispensateur de services, de régulateur des forces conflictuelles de la société ?
L’histoire humaine peut se lire comme une longue réduction de l’altérité. Mais la question demeure : jusqu’où peut-elle être réduite ? Un point est indépassable, l’« hétéronomie du symbolique »
24
, soit ce qui permet à l’homme d’affronter le réel, ce que j’ai appelé plus haut l’altérité radicale. Cet affrontement demeure incontournable à l’humanisation du parlêtre même en notre époque hypermoderne.
Les inévitables affrontements du réel
Le toutalisme s’attaque à l’institution qui est au fondement de l’humanité, le langage, ou plus largement, le symbolique. Celle-ci tient le coup, mais elle est ébranlée, ce qui se répercute sur le sujet et sa « santé mentale », sur la société et ses crises. De manière typiquement hypermoderne, le symbolique est atteint en étant surinvesti. Substituer la communication au langage en est l’exemple type. Tout devient communication, donc tout est communicable et transparent. Est ainsi évacuée la fonction du symbolique qui est de transmettre, et non de communiquer, le manque. Un manque irréductible qu’aucun produit ou service mis en marché ne peut combler
25
. Manque sans lequel la parole ne se déploierait pas. Manque qui est le moteur de la subjectivation, de l’échange et du don. Le symbolique transmet sa limite au sujet afin que celui-ci y fasse face en la symbolisant, en la métaphorisant, en la sublimant. Il n’y a toutefois pas de transmission du manque sans rencontre du réel, sans rencontre de l’altérité radicale, que chaque sujet se doit, davantage encore dans un régime autonome, de symboliser. Le toutalisme tend à éliminer ces rencontres, à protéger les humains de ces affrontements qui, pourtant, les humanisent !
Sans prétendre à l’exhaustivité, trois lieux d’affrontements du réel me semblent irréductibles, malgré les fictions hypermodernes : le sexe, la mort et la filiation – qui se retrouvent dans le mythe d’Œdipe auquel Freud fait référence pour élaborer le complexe du même nom qui rend compte de l’humanisation du réel. Trois lieux malmenés par le toutalisme.
« L’humain n’a pas de sexe. »
Cette phrase, dite par un animateur d’une émission culturelle à propos d’un personnage de la pièce de théâtre
Bob
de René-Daniel Dubois, représente bien à mon sens l’évacuation du sexe de notre époque. Évacuation qui coexiste avec l’omniprésence du sexe – on ne cesse de parler d’hypersexualisation. Il n’y a ici nulle contradiction.
Faisons un très bref retour à la conception psychanalytique du sexe. Dès sa venue au monde, le corps du nouveau né est bombardé de signifiants. Grâce aux paroles que l’on lui adresse et au début d’activités symboliques, l’
infans
(celui qui ne parle pas encore mais à qui on parle) parvient à pacifier les tensions qui affectent son corps. Mais ce ne sont pas toutes les tensions corporelles qui peuvent être traduites et pacifiées par un travail de symbolisation. Le réel du sexe, que la découverte freudienne permet de dégager, c’est ce qui échappe à la symbolisation et ce qui, par le fait même, la relance. La pulsion (dont les objets résistent à être signifié) et la libido (l’investissement du désir que produit le montage de la pulsion) sont d’essence sexuelle et mettent littéralement en mouvement le sujet dans le monde. C’est ce qui autorisait Freud à parler de sexualité infantile – à l’adolescence, celle-ci se complexifiera avec la rencontre de l’Autre sexe. Le sexe, ainsi conçu, est au fondement du symbolique en tant qu’il demeure pour le sujet irréductiblement énigmatique. Le sexe est tellement lié au symbolique, que toute parole est potentiellement équivoque. L’autre chose que la parole dit sans le dire concerne le sexe (double sens). Le sexe est en quelque sorte un parasite qui vient faire obstacle à la communication, qui implique qu’il y ait toujours une possibilité de malentendu. Dit autrement, le sexe est du domaine de l’incalculable.
C’est justement ce que le toutalisme dénie. Le sexe qui envahit l’espace social hypermoderne
26
est principalement de l’ordre du calculable, qui a sa science, la sexologie. Enfin le sexe pourrait nous foutre la paix avec ses méandres tortueux, ses équivoques insinueux et ses irruptions inattendues dans la pensée, enfin le sexe pourrait se mesurer, se marchandiser, faire partie des bonnes choses de la vie dont j’use quand bon me semble, pourvu que je n’empiète pas sur la liberté d’autrui (on voit toutefois, avec le harcèlement moral ou psychologique, que la question n’est pas si simple à trancher…). Quel est le problème ? Dénier le réel du sexe ne le fait pas disparaître pour autant. Le problème se redouble. Le contemporain, pas moins sujet de la pulsion qu’avant, se trouve de plus en plus à devoir traiter la question du sexe dans un monde qui conçoit le sexe comme étant de l’ordre du calculable. L’homme souffrant de dysfonction érectile traite la question avec du viagra, c’est-à-dire évacue la dimension subjective en jeu. La dysfonction érectile est abordée comme un trouble, quelque chose de réductible, et non comme un symptôme, soit une métaphore de l’énigme que pose au sujet le réel du sexe et qui cherche à être lue. Et c’est ici, à mon sens, que la toutalisation du sexe produit les pires ravages. Elle tend vers une démétaphorisation du monde. En étant plongé dans un espace social où le réel du sexe est dénié, le sujet a de plus en plus de mal à métaphoriser, et par conséquent, il a de plus en plus de mal à penser. Le réel du sexe est ce trou, cette énigme, qui oblige le sujet à en passer par des signifiants, par des mots, pour dire ce qu’il cherche à dire et qu’il ne parvient jamais à dire pleinement, ce qui le pousse à dire autrement ce qu’il veut dire sans jamais y parvenir totalement.
Si l’humain n’avait pas de sexe, il ne créerait pas.
« La mort est du domaine de la foi. »
27
Au commencement était la mort, pourrait dire le paléontologue pour qui la trace de sépulture confirme la présence de l’humain. L’avènement de l’institution du symbolique fut sans aucun doute contemporain de la reconnaissance par l’homme de sa finitude et de sa capacité à anticiper la mort. En d’autres termes, le langage fut la réponse de l’homme à sa rencontre avec la mort. La mort, en quelque sorte, se trouva incorporée dans ce qui allait lier les hommes
28
. Au cœur du régime symbolique un vide est nécessaire pour rendre présent l’absence. Mais encore, ajouterai-je, faut-il y croire. En croyant au langage
et
en reconnaissant sa condition mortelle, aussi pénible cela soit-il, l’homme parvient à affronter le réel de la mort. Le rôle premier des grandes institutions humaines n’a-t-il pas toujours été de faire croire au langage et d’ainsi rendre vivable la vie humaine ? D’où l’incontournable place qu’occupe la fiction (mythique, religieuse, juridique, politique, littéraire…) chez l’homme. Ainsi, la place qu’une société accorde à la mort, à l’institution du symbolique et à la croyance se trouve-t-elle articulée. Au centre de cette articulation se trouve le corps.
Il faut ici revenir à la double naissance de l’humain : comme vivant (organisme), puis comme corps parlant (humain). Le corps libidinal de l’humain n’élimine bien sûr pas le corps vivant, il le marque de signifiants, la culture s’y incorpore. Le corps humain ne se réduit donc pas au matérialisme biologique de l’organisme. Est-il besoin ici de rappeler que les progrès technoscientifiques de l’ingénierie médicale dénient l’irréductibilité du corps humain, tout l’organisme est dorénavant abordé par des chiffres et des images numérisées. Ce ne sont pas les avancées de la médecine qui posent problème, mais l’occultation de la dimension symbolique du corps qui les accompagne. Occultation qui participe d’une modification du rapport à la mort.
Le projet de prolonger la vie fut présent dès le début de la modernité. On a d’ailleurs assisté partout, et surtout en Occident, à un spectaculaire recul de la mort (diminution de la mortalité maternelle et infantile, allongement de la vie). Tant et si bien que la grande majorité des contemporains, phénomène historique inédit, ne côtoie plus la mort. Dans un régime hétéronome, la mort tue la mortalité, la vie se poursuit dans l’au-delà. L’institution du symbolique s’avère ainsi indissociablement liée à la croyance. Dans notre régime autonome actuel, la mort ne disparaît pas – quoique le projet d’en finir avec la mort soit présent
29
– mais son recul a fait advenir le sacre du vivant. Le vivant du corps qui est désymbolisé, ou plutôt qui est privatisé, devient la valeur de l’hypermodernité. Le contemporain est propriétaire d’un corps « naturel » qu’il considère autonome au sens où il ne serait plus marqué par l’Autre (la culture, le symbolique). Ce corps devient pourtant dépendant comme jamais des technologies médicales qui l’abordent comme un objet « dépulsionnalisé » et de l’État, gestionnaire du vivant. La mort devient alors comme jamais l’ennemi de la consécration du vivant. D’où l’extraordinaire préoccupation pour la santé et pour la sécurité. La mort n’est pas éliminée, mais elle est de moins en moins symbolisée et reconnue comme figure d’altérité. Situation qui est lourde de conséquences : tout risque pouvant altérer le vivant devient insoutenable, toute douleur devient insupportable, le vieillissement devient une issue à éviter ou à retarder le plus possible ; un repli dans le domaine du privé et un désinvestissement de la chose publique domine de plus en plus la vie des gens, ce qui s’accompagne souvent d’une horreur de la solitude ; le présent devient le principal sinon l’unique temps investi (présentisme) ; croire et accorder bonne foi en la parole ne vont plus de soi. C’est ainsi, j’y reviendrai dans le deuxième partie, que les manifestations de la pulsion de mort, amplifiées par la non-reconnaissance de l’altérité de la mort, se font de moins en moins silencieuses. Avec le déni de la mort, la mise en œuvre de la vie est mise en mal.
L’inestimable objet de la transmission
30
Après la condition d’être sexué, d’être mortel, voici une troisième situation que chaque humain ne peut pas ne pas affronter : être précédé par une génération. Précédence qui s’accompagne de certaines impositions (on ne choisit pas ses parents, avec leur histoire et leurs valeurs, on ne choisit pas le nom qu’ils nous donnent…). Si le réel du sexe pousse à penser et que le réel de la mort pousse à œuvrer, le réel de la filiation pousse à instituer un espace de différenciation qui rend possible la reproduction de la vie humaine, reproduction biologique et culturelle. De tout temps et de tout lieu, les principes de la généalogie sont institués dans l’espace social. Ils posent, ou plutôt imposent, certains interdits nécessaires à l’humanisation du réel – l’interdit de l’inceste et du meurtre en sont les deux principaux. Mais pourquoi la filiation, instituée dans la société, humaniserait-elle ? Elle impose à l’humain de reconnaître d’en passer par l’Autre pour venir au monde et y prendre place. En d’autres mots, elle fait obstacle au fantasme d’auto-fondation. L’institution du symbolique tient de la généalogie. Pour entrer dans le champ du langage et le monde de la parole, la différence générationnelle doit être posée et reconnue, tant chez celui qui vient au monde que chez celui qui accueille le nouveau venu. En termes de structure : le discours de l’Autre précède le sujet.
Nous pouvons ainsi repérer la tension qui habita dès sa naissance la modernité. D’une part, l’affranchissement de la tradition fut son cheval de bataille pour sortir du régime hétéronome ; d’autre part, la promotion de l’éducation devint l’enjeu de l’accès à l’autonomie. Cette tension, tout au long de la modernité, a donné lieu à des débats qui se traduisirent par différentes manières de faire coexister tradition et avancement. L’idée, bien moderne, du progrès l’illustrait. Il fallait reconnaître d’où nous venions pour « progresser » (cf. l’essor de l’histoire comme science au XIXe siècle). La modernité, tournée vers l’avenir, impliquait une généalogie des discours. Pour s’affranchir, encore faut-il se référer à ce dont on cherche à s’affranchir.
Avec l’hypermodernité, la dynamique de l’égalité semble être contaminée par le toutalisme : tout ce qui résiste à la réduction signifiante et qui se pose ainsi comme altérité est dénié. Qu’en est-il pour la généalogie ? Le déni qu’induit le toutalisme ne porte pas sur la reconnaissance de la différence générationnelle, il porte sur l’objet qui se transmet entre les générations. J’ai dit plus haut que la fonction essentielle du symbolique est de transmettre le manque, cette transmission est primordialement mise en acte entre les générations. Transmettre le manque, c’est avant tout transmettre le désir, la capacité de désirer. Le problème aujourd’hui, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de transmission entre parents et enfant(s), c’est que la transmission de l’incalculable n’est plus reconnue, ce qui se transmet est de l’ordre du calculable, avec la bonne mesure d’informations, d’affection, de biens et de services pour le bien-être de l’enfant, avec toute la ribambelle de techniques éducatives qui réduisent les comportements des parents et des enfants à du calculable. Le manque, qui se transmet d’une génération à la suivante, par le désir, par l’interdit, par des questionnements qui passent d’une génération à une autre sans que des réponses y mettent fin, est irréductible, incalculable. Il place la génération qui le reçoit dans une position de réponse qui demeure toujours incomplète. Le manque qui se transmet pousse à la subjectivation, oblige le sujet à interroger sa singularité et à être responsable de sa réponse. À voir l’état de désarroi de plusieurs jeunes contemporains, il y aurait lieu de penser qu’une génération qui ne croit pas en la nécessité de transmettre l’incalculable en est une qui ne laisse pas de place à la suivante. Il est remarquable de constater à quel point la révolte (contre les parents, contre la société) est devenue pratiquement absente chez les adolescents d’aujourd’hui. Non pas parce qu’elle serait disparue, mais parce qu’elle n’a plus de lieu d’adresse (les parents) pouvant l’encaisser sans sombrer. Cette violence se retourne alors contre l’adolescent. La révolte pouvait aussi traduire une soif d’entrer dans le monde des adultes et de vouloir changer la société. Manifestement, cette révolte n’y est plus. Peut-on y voir un désir de vivre en mal de transmission ?
Aujourd’hui, l’arrivée d’un enfant est « programmée », il naît de plus en plus quand les parents le veulent. Le projet d’avoir un enfant, quand il est présent (ce qui est de moins en moins fréquent en Occident), se traduit par un fort investissement libidinal des parents. Les parents désirent un enfant. Toutefois, le maintien de la position désirante qui revient aux parents – où se situe justement la tâche de transmettre l’incalculable – pose davantage problème. De se retrouver dans une position où l’on contraint l’enfant à affronter le désir de l’Autre (incarné par les parents) ne semble plus aller de soi en cette époque hypermoderne. Cette position est d’une part source de tension (alors que c’est plutôt le plaisir, la moindre tension, qui « devrait », selon les principes éducatifs contemporains, orienté l’éducation des enfants) ; d’autre part, cette position désirante implique un état de dépendance de l’enfant qui contredit l’autonomie supposée de ce dernier. Le parent hypermoderne peut sans problème supporter que son enfant soit dépendant de lui quant à ses besoins, qui relèvent du calculable, de ce qui peut être comblé, c’est toutefois autre chose lorsqu’il s’agit de soutenir que son enfant soit dépendant de lui quant à son désir, qui relève de l’incalculable, et encore davantage de supporter que son enfant aille ensuite à s’en déprendre. Doit-on s’étonner que cet enfant, plus tard, ait du mal à faire face aux épreuves de la vie !
Vers une désublimation
Le toutalisme n’élimine pas ce qu’il dénie. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui doivent toujours faire face au réel, ils parlent encore avec des mots qui peuvent être source de malentendus, ils continuent de se référer à des institutions pour vivre ensemble, ils s’interrogent toujours sur le sens de leur vie… Le toutalisme n’englobe pas tout l’espace social, il existe encore des sujets et des discours qui résistent et se font entendre par leurs créations, par leurs symptômes, par leurs désirs. Néanmoins, le toutalisme est une tendance lourde, redoutable par l’efficacité qui est la sienne à offrir au sujet contemporain un prêt-à-porter (ou un prêt-à-réaliser) à son fantasme. Sa force d’attraction donne l’illusion d’un moindre coût psychique pour vivre et atteindre le bien-être. Le retour de ce qui est socialement dénié porte toutefois directement atteinte à la dite santé mentale, celle-ci étant ensuite traitée « toutalistiquement » !
Lorsque le désir du sujet, qui a la pulsion comme source, se socialise, il y a sublimation. Si celle-ci procède toujours d’un acte du sujet, cet acte ne peut avoir un effet sublimatoire que s’il est posé dans un monde où des significations sont partagées, où cet acte peut être reconnu, inscrivant ainsi le sujet dans le monde. Le toutalisme offre plutôt les conditions d’une désublimation qui traduit le défaut de socialisation de la pulsion. L’époque hypermoderne en est une de désublimation qui tend à se généraliser. Le sujet, soi-disant autonome, se retrouve de plus en plus emprisonné avec sa « libre » pulsion insularisée. Les humains se lient dorénavant davantage à partir de leurs particularités calculables que de leur singularité incalculable. Là gît le creuset de la crise de la culture, que repérait déjà Hannah Arendt dans les années cinquante, et sur lequel, dernièrement, s’interrogeaient des intellectuels québécois
31
. Une société doit impérativement cultiver le champ culturel qui est cet espace de discours à l’intérieur duquel se logent les significations collectives, circulent les signifiants qui permettent au sujet de reconnaître sa singularité, sont débattues et critiquées les idées qui divisent la société. Une culture doit favoriser la socialisation de la pulsion, en reconnaissant qu’il y aura toujours un reste qui y résistera ; c’est d’ailleurs en réponse à ce reste que la culture se déploie. Une culture toutalistique est condamnée, à terme, à se détruire – la précarité grandissante de la dite santé mentale en est un indice inéluctable.
Le sujet contemporain ne vit plus dans un régime hétéronome, ni dans un régime autonome. Il vit dans un régime autonome qui se retourne contre lui-même. Voilà ce qui ne tourne pas rond.
« Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages. » « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), dans
Écrits
, Seuil, 1966, p. 321.
À noter que les sondages, les études cliniques, l’évaluation de la santé mentale d’une population mesurent les particularités d’individus et non la singularité de parlêtres.
Consulter, à ce propos, le travail du philosophe Bernard Stiegler, à travers ses derniers ouvrages ou sur le site d’Ars Industrialis (
www.arsindustrialis.org
).
Lacan aborde cette « dimension historique » de la pulsion dans la séance du 4 mai 1960 de son séminaire.
L’éthique de la psychanalyse
, Seuil, 1986, p. 248.
« … ce serait théoriquement l’un des plus grands triomphes de l’humanité, l’une des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte naturelle à laquelle est soumise notre espèce, si l’on parvenait à élever l’acte responsable de la procréation au rang d’une action volontaire et intentionnelle, et à dégager de son intrication avec la satisfaction nécessaire d’un besoin naturel. » Freud, « La sexualité dans l’étiologie des névroses » (1898), dans
Résultats, idées, problèmes I
, Puf, 1991, p. 89.
Tocqueville,
De la démocratie en Amérique,
tome II (1840), GF, 1981, p. 13.
Voir à ce sujet son ouvrage majeur,
Le désenchantement du monde
, Gallimard, 1985.
Exception faite de la parenthèse que constitua l’expérience démocratique, réservée à une minorité, de la société athénienne durant le Ve siècle avant J.-C.
À noter que Luther est un contemporain de Machiavel.
Cf. L’ouvrage de Max Weber,
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme
(1904-1905).
Cf. Marie-France Renoux-Zagamé,
Du droit de Dieu au droit de l’homme
, Puf., 2003.
Locke, promoteur du droit à la propriété, écrira « chaque homme est propriétaire de sa propre personne. »,
Second traité du gouvernement civil
, § 27, 1690.
Dans un tel contexte, pour prendre l’exemple du Québec, il n’y a pas à s’étonner du désintérêt grandissant pour la souveraineté.
Ici aussi, le titre d’un livre résume bien la transformation de la révolution scientifique,
Du monde clos à l’univers infini
, d’Alexandre Koyré, Gallimard, 1962.
Cf. Hannah Arendt,
La condition de l’homme moderne
, 1958.
Cf. Christian Laval,
L’homme économique
, Gallimard, 2007.
Ce principe était déjà en vigueur au XVIe siècle en Italie, bien avant Bentham, Adam Smith et Mandeville et sa célèbre
Fable des abeilles
, dont le sous-titre est illustratif : « Les vices privés font le bien public, contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales. » (1714)
Consulter à ce sujet le travail de Pierre Manent. Entre autres,
La cité de l’homme
, Flammarion, 1994 et
Enquête sur la démocratie
, Gallimard, 2007.
Avec ses deux tomes de
De la démocratie en Amérique
(1835 et 1840), Tocqueville fut le premier et sans doute encore le plus pertinent a repéré et analysé la dynamique de l’égalité inhérente à la démocratie moderne.
Marcel Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », dans
Dialogue avec l’insensé
de Gladys Swain, Gallimard, 1994, p. XXXIV.
Ce qui voudrait donc dire, à suivre cette logique, qu’il y a des conditions politiques à la reconnaissance de l’inconscient, soit la manifestation par excellence de l’altérité qui habite l’humain.
Voir à ce sujet, Olivier Rey,
Une folle solitude
, Seuil, 2006. L’auteur se demande pourquoi depuis une trentaine d’années, les poussettes d’enfant ont été orientées vers l’avant. Auparavant, l’enfant dans sa poussette regardait la personne qui le poussait. Plus maintenant. Pour son autonomie, on le laisse seul face au monde. À partir de ce fait en apparence anecdotique, Rey questionne ce que j’appelle ici les conditions d’affrontement de l’altérité radicale.
J’arrête ici la comparaison entre totalitarisme et toutalisme. Mais un travail de précision est à faire, en s’inspirant de l’œuvre d’Hannah Arendt (
Les origines du totalitarisme
), mais aussi de d’autres auteurs qui, dans des registres différents, ont abordé cette distinction. Entre autres : Jean-Pierre Le Goff avec son concept de « barbarie douce », Michel Freitag et son « totalitarisme systémique » et Claude Lefort et son « idéologie invisible ».
Lacan, “Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956”, dans
Écrits
, Seuil, 1966, p. 468.
La crise économique actuelle est un effet direct du toutalisme. Plus le manque irréductible est marqué d’un déni, plus les manques réductibles se multiplient, d’où l’hyperconsommation, qui tôt ou tard rencontrera une limite.
Je « googlise » le mot
sex
(en anglais) et obtient en 0,15 seconde 832 millions d’entrées sur le Web !
Lacan, « La mort est du domaine de la foi » (1972), dans
Quarto
, no 3, 1981.
Cf. La formule, reprise par Lacan, de Kojève : « Le mot est le meurtre de la chose ».
Voir à ce sujet Céline Lafontaine,
La société post-mortelle
, Seuil, 2008.
Pierre Legendre,
L’inestimable objet de la transmission,
Fayard, 1985.
La culture québécoise est-elle en crise?
, sous la direction de Gérard Bouchard et Alain Roy, Boréal, 2007.
Impressioné!
Quentin
jeudi 22 décembre 2011