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Le travail social à l’enseigne du néolibéralisme

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Joseph Rouzel

dimanche 29 janvier 2006

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Le néolibéralisme que Pierre Bourdieu en mars 1998 définissait comme « un programme de destruction méthodique des collectifs » 2 , s’avance entre deux pieds d’airain : le marché et le chiffre. Deux figures tutélaires, dieux lares de la nouvelle composante sociale, que ne cesse d’habiller de tissus divers et avariés, le discours dominant.

Les lois du marché tienne en deux formules choc : tout s’achète et tout se vend. D’aucuns ont beau protester que : la terre n’est pas à vendre, l’humain non plus etc…ces protestations sont immédiatement intégrées dans l’appareil à recycler tout discours y compris venant de ceux qui s’y opposent. Les média s’en chargent. José Bové et la Confédartion paysanne ne sont pas d’accord ? Ils crient haut et fort que l’agriculture n’est pas une marchandise ? Qu’à cela ne tienne, on lui tend les micros, on publie ses interview, les éditeurs et les présentateurs télé se l’arrachent. Vous protestez ? Vos protestations nous intéressent, du moment que ça se vend. Che Guevara est un héros (un peu réchauffé) des jeunes, très bien, je vous met combien de tee-shirts avec son portrait, je peux même vous faire un prix de gros etc

Deuxième pied sur lequel danse le colosse : le règne du chiffre et de la quantité : tout se mesure. Il s’agit alors d’évaluer les flux de ce qui entre et de ce qui sort, flux tendus, précise le marché, que ce soit l’argent dans une entreprise, les marchandises ou les usagers dans un dispositif social.

Si l’on reprend la vielle formule de Karl Marx, fixant l’équation de l’économie capitaliste :

 
   

Le capitaliste dispose d’un capital d’argent. Il l’investit dans l’achat de matières premières, de marchandises et de la force de travail des salariés. Il en tire de l’argent avec une plus value qu’il réinvestit pour devenir toujours plus riche. C’est une logique qui a fait ses preuves et a abouti à concentrer dans quelques mains la possessions des biens de toute la planète. Le néolibéralisme, pointe avancée du capitalisme, a ceci de particulier, que la plus -value ne se décline pas seulement en plus d’argent, mais en plus d’image, plus de valeur symbolique, plus de bonne conscience (PVI = Plus-Value d’Image). D’où le rôle fondamental des médias. Tous les grands groupes de presse, de radio et de télévision étant rachetés les un après les autres par les grands patrons du néolibéralisme.

Dans le travail social, on peut alors se demander quelle est la nature de la plus value, sachant que le travail social est financé sur de l’argent public. 3 La plus-value dans le travail social, qui ne produit aucune richesse (sur le plan financier, s’entend, l’humain est là hors jeu) consiste à fournir des semblants de valeurs, camouflant la réification des sujets. Autrement dit de la poudre aux yeux, de beaux discours qui alimentent la bonne conscience généralisée : quel courage vous avez de vous occuper de tous ces démunis, leur renvoie-t-on !

Le travail social et les discours qui l’accompagnent ne serviraient-ils qu’à masquer les ravages du marché et du chiffre ? Ce n’est pas étonnant alors que petit à petit cette logique infernale infiltre le travail social lui-même. Le travail social s’en trouve transformé en cosmétique :il s’agit de camoufler les rides (voire les ridicules) qui affectent le visage décrépi d’une société dite de consommation, où la course infernale aux gadgets mis en circulation par la technologie n’est que le pendant de la domination des possédants. Le travail social est devenu la danseuse et le faire valoir du capitalisme. Au même titre que l’humanitaire : les sommes colossales d’argent amassées par des dons privés pour venir en aide aux victimes du raz-de-marée du sud-ouest asiatique dorment dans des banques et rapportent aux fonds de pension ! C’est la touche esthétique qui camoufle le désastre. La réalité qui se fait jour lorsqu’on gratte un peu la couche de vernis que fournit la plus-value en matière de bons sentiments est plus qu’effrayante. Combien de nos concitoyens sont relégués sous le terme d’exclus ? Combien de pays qui pourraient subvenir à leurs besoin sont saignés à blanc (c’est le cas de le dire, puisqu’il s’agit en grande partie des pays africains et des pays du Sud de la planète)? Dans nos pays prétendus civilisés le chômage est non seulement source de désaffiliation sociale, de détournement de la pulsion dans ses voies de sublimation créatrice dans le lien social, mais de plus les chômeurs sont stigmatisés (tas de fainéants !) et culpabilisés. Voilà la plus value que récupère le système sur « le dos de la bête » : la honte, le malheur, le désespoir des uns fait la plus-value des autres (de moins en moins nombreux, il faut bien s’en rendre compte). C’est une mascarade. Mais comme toute mascarade elle cache, tout en montrant.

D’où la logique de la formation en travail social qui ne part pas d’un réel qui fait question (l’angoisse, la peur, la souffrance du sujet, les agencements institutionnels, les énigmes du vivre ensemble…), un réel traitable par le symbolique, mais d’une réalité virtuelle, faite de discours débranchés. Cette « virtualisation du symbolique » 4 est une forme de désymbolisation dans la mesure où les discours eux-mêmes véhiculent la réification des sujets parlants. Le mot désymbolisation, précise le philosophe Dany-Robert Dufour « … désigne une conséquence du pragmatisme, de l’utilitarisme et du « réalisme » contemporains, qui entend « dégraisser » les échanges fonctionnels de la surcharge symbolique qui les grève (…) Tout ce qui se rapporte à la sphère transcendante des principes et des idéaux, n’étant pas convertible en marchandises ou en services, se voit désormais discrédité. Les valeurs (morales) n’ont pas de valeur (marchande) » Mais est-ce si sûr aujourd’hui ? La machine à broyer l’humain, justement à travers les actes des travailleurs sociaux, recycle très bien les valeurs morales comme des valeurs marchandes. Les valeurs d’humanisme, de solidarité, d’égalité etc qui jusque là n’avaient pas de prix, sont désormais côtés en Bourse. La formation, sous les couverts d’une éthique réduite aux étiquettes, tend à en promouvoir l’usage d’entrée de jeu. L’espace de formation, ou plutôt de formatage, initie les personnes en formation – qu’on désigne désormais comme « étudiants »- à ces pratiques de semblant, de camouflages dans le discours. Lisez n’importe quel projet pédagogique, n’importe quel travail de recherche, vous serez étonné par deux choses : le salmigondis produit à partir d’un mixte de savoirs universitaires assemblés en salade russe, des tics de langage patents, des morceaux choisis de langue de bois (voire de boa). Au bout du compte, le plus souvent, cela ne signifie rien, sauf que la matrice d’un discours a été greffée, qui va plus tard façonner le professionnel dans sa place de futur cadre du système. L’important en formation est de faire entrer dans les têtes comme dans les corps, à travers des pratiques de manipulation déstabilisantes, le principe de ce « dégraissage ». Pensons simplement à ce que peut produire l’éclatement des enseignements dans des modules où s’entassent des savoir sans aucune autre logique que l’addition d’un nombre d’heures. Pensons aux effets ravageants de la VAE, machine comptable de l’expérience, (VAE, Valeur Ajoutée de l’Expérience ), où il s’agit de faire entrer dans des cases des années de travail. L’aboutissement de cette logique culmine avec les « évaluations » de plus en plus absorbées par l’esprit comptable (contrôle des connaissances, quand ce n’est pas carrément des QCM). Il s’agit de formater dès son entrée le professionnel à la démarche qualité, les normes ISO, les TCC, la course aux innovations, les projets à objectifs, l’évaluation chiffrée, la statistique… Il s’agit à long terme, lorsqu’il s’engagera dans une institution, que le professionnel produise des activités comptables sans se poser de questions. Les directeurs d’établissements sociaux et médico-sociaux, de plus en plus issus de l’industrie, de la banque ou des grandes entreprises, se transforment peu à peu en purs technocrates. Les maîtres-mots du néolibéralisme ont peu à peu envahi l’espace de formation : management, productivité, référentiels en tous genres, modularisation… Signe des temps : ces nouveaux chef d’entreprise quittent de plus en plus rarement leur bureau, lieu confisqué de la fabrique institutionnelle, où se fourbissent les armes d’un discours qui n’est plus que du semblant. C’est comme le Canada Dry, ça ressemble à quelque chose mais ce n’est que du vent. Du vent, mais qui ne cesse de produire la tempête ! L’argument ultime consiste à botter en touche face aux questions que ne manquent pas de leur adresser les équipes, et à affirmer que c’est ce que veulent les politiques. Belle déresponsabilisation : c’est pas moi, c’est l’autre ! On sait que les politiques en font de même : c’est pas nous, c’est le marché et l’économie. Décidément il n’y a plus de pilote dans l’avion : ça tourne en roue libre. Ce que Lionel Jospin avait bien illustré en lançant aux ouvriers de Michelin menacés de chômage qui lui demandaient ce qu’il pensait faire : « C’est l’économie qui commande. Le politique ne peut plus rien ! ». On assiste ainsi sur le terrain à une véritable mise à mal des équipes de travailleurs sociaux, qui se traduit par une certaine démobilisation, des arrêts de maladie, un absentéisme. Pas partout évidemment, il est des équipes qui résistent, se tiennent les coudes, font front et tentent sans cesse d’inventer et de maintenir des espace de vie pour eux et les personnes dont il ont la charge.

Le travail social est la mise à ciel ouvert du symptôme criant d’une société malade. Or le symptôme il ne s’agit pas, en bon clinicien, de l’éradiquer, mais de le faire parler. Mais les travailleurs sociaux, dans ce contexte, on ne les entend guère. Que disent-ils dans l’ombre des IME, MECS, IMPRO, CHRS, AEMO… ?

C’est pour cela que j’insiste depuis des années sur la nécessité d’écrire, de l’ouvrir, d’occuper l’espace publique, de déranger. Je ne crois ni aux stratégies de fuite, ni à celles qui consistent à se terrer en attendant que ça passe : ça ne passera pas, en tout cas pas tout seul ! On m’objectera, vu ce que je viens d’avancer : qu’est-ce que ça peut bien changer, si tout discours est recyclable par la machine néolibérale? Or l’enjeu est de produire des zones d’effraction dans le discours dominant, de creuser des puits artésiens, de forer des galeries de taupe, des méandres, des arabesques, des échappées, des « paroles poétiques échappées du texte » 5 , pas pour faire un bruit énorme, qui ne serait qu’un bruit de plus dans le médium, pas pour rêver d’une quelconque révolution dont les mots d’ordre et les possibilités historiques sont écrasées dans l’œuf à peine le « pousse-Un » sorti de sa coquille, mais pour faire des trous, créer des surprises, inventer des énigmes dans la chape de plomb qui recouvre les parlêtres . Il n’y a pas de méthode, pas de recette, chacun y engage son propre désir. C’est une pratique de subversion.

Dans un monde de simulacres, où la parole est débranchée des effets de vérité, il s’agit de se faire rusé, au sens d’Ulysse inspiré par la déesse Métis, déesse de la ruse 6 . Louvoyer en eaux troubles – alors que l’on désigne souvent les jeunes ou les moins jeunes dont ils s’occupent comme affectés de troubles, du comportement, de la personnalité, de la conduite… - 7 les travailleurs sociaux savent faire. Mais transférer ce savoir faire dans l’espace publique relève d’une autre paire de manches. Pourtant tel est l’enjeu qui se profile. Comment créer et occuper des enclaves qui échappent au système spectaculaire et marchand ? 8 Etre rusé signifie proprement de nos jours soutenir qu’il y a du sujet et que son lieu d’avènement, jamais achevé, toujours à naître, se loge dans la parole de chacun, dans un monde qui tend à rayer de la carte les coordonnées de la subjectivité en l’objectivant. Comment préserver cette espèce menacée d’un sujet humain, et parfois trop humain, d’un sujet – pris un par un, au cas par cas- dont la parole devrait être considérée comme une œuvre d’art unique à chaque instant ? La réponse s’étend du coté de la constitution de réseaux de résistance. D’abord au sein du travail social lui-même, en formation et dans les établissements sociaux et médico-sociaux, et ensuite dans l’espace publique. Il s’agit d’objecter en acte à l’objectivation, donc de se singulariser. Alors que le discours dominant nous voudrait faire marcher au pas, tous ensemble, tous ensemble, il s’agit de restaurer le sujet comme boiteux. Et la Bible de nous avertir que « boiter n’est pas pécher ». 9

En direction des prétendus « usagés » (ce n’est pas un faute d’orthographe, mais une interprétation) cela signifie développer des pratiques cliniques, prendre la question de l’insertion d’abord et avant tout comme insertion d’un sujet dans une parole et des actes qui lui appartiennent et lui permettent de se déloger des stigmates où le discours dominant, relayé par les nosographes de tout poil, l’a assigné à résidence. 10 C’est d’ailleurs cette assignation sous un signifiant d’infamie qui en détermine le placement, c’est à dire le déplacement. Comment soutenir un sujet dans sa prise en compte, dès son admission, pour que ce prétendu placement , plutôt déplacé, devienne son affaire ? C’est à chaque fois une histoire singulière qui s’engage. Et cela n’a rien à voir avec la file active des usagers qui fréquentent l’établissement, ni avec les diverses typologies des populations accueillies. En direction des exigences d’évaluation, tout à fait légitimées dans un système marchand où chacun doit rendre compte de l’usage et de la production de l’argent, être rusé signifie, tout en fournissant du chiffre - il ne faut pas s’y dérober, sauf à risquer la fermeture de l’établissement - de glisser des morceaux cliniques par surprise, en les étayant d’une langue neuve, dégagée de la glèbe de la novlangue. 11 On y jouera alors de l’équivoque, du malentendu, du sous-entendu. On ouvrira des brèches dans les remparts des langues industrielles. On mettra le langage en perce.

Sur le plan purement éducatif on peut mesurer les difficultés auxquelles sont confrontés les éducateurs, que ce soit les parents, les professeurs ou les professionnels de l’éducation spéciale. L’impératif d’un jouissance sans entrave, relayée par le matraquage publicitaire, a sérieusement labouré le terrain où une consommation à outrance a pu alors germer. La prétendu crise d’autorité des instances chargées dans le social de transmettre le « non à la jouissance » qui constitue le fer de lance de tous les principes éducatifs, s’en trouve de fait déboulonné dans ses fondements. 12 Résister à cette endroit de la transmission, là où l’espace des représentations sociales se profile comme un désert, consiste bien aujourd’hui à inventer, en prenant appui sur les stratégies subversives des sujets eux-même, des modalités inédites de traitement de la jouissance. Ainsi mettre chacun au pied du mur de son désir peut fonder une position, voire une posture éducative. Les professionnels qui travaillent avec des adolescents se trouvent au cœur de la tourmente. Les principes d’hier ne font plus recette ! Il faut partir du savoir-faire des adolescents eux-mêmes pour les accompagner devant des choix et les aider à avancer dans leur chemin de vie.

Sur le plan institutionnel, il s’agit de créer des alliances favorables au rapport de force, et si possible d’embarquer les personnels de direction, les services généraux, les secrétariats dans une aventure créatrice et stimulante. Cela revient à inventer sans cesse des occasions de se parler, pas forcément avec un impératif de production, mais avec l’espoir de faire lien social. Se parler produit du collectif et cette production échappe au laminage néolibéral. Contrairement à ce que d’aucuns pensent, cette position entraîne des positions politiques : se parler permet d’inventer ensemble du nouveau ! Il n’y a pas la parole d’un coté et les actes l’autre, comme le laisse croire le discours néolibéral. Car là où le lien social renaît, là où des réseaux de résistance s’organisent dans un échange gratuit, là il est fait échec à l’impératif catégorique du capitalisme avancé : marchander et compter. Tisser et retisser sans fin, tel des Pénélopes des temps modernes, ce tissu que le néolibéralisme ne cesse de déchirer, tel est l’enjeu et du travail social et du social en général. Un enjeu qui se nomme : résistance.

1 Ce texte est en cours d’élaboration, mais je le diffuse en l’état pour susciter un débat.

2 Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique , mars 1998.

3 Voir la revue Hiatus , revue de travailleurs sociaux belges.

4 Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes , Denoël, 2003.

5 Pierre Legendre, Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle , , Seuil,

6 Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, Les ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs , Flammarion,1974.

7 Joseph Rouzel, « Le trou bleu », in L’acte éducatif , érès, 1998.

8 C’est déjà la question que se posaient dans les années 60 les situationnistes, notamment Guy Debord dans La société du spectacle ou Raoul Vaneigeim dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations .

9 Lucien Israël, Boiter n’est pas pécher , Denoël, 1989.

10 Saül Karsz, Pourquoi le travail social ? Dunod, 2004

11 La novlangue est une invention de Georges Orwell, dans sa fiction 1984 ,. La novlangue est une langue sans équivoque, sans émotion, sans sentiment, issue d’un langage réduit à sa plus simple expression de véhicule de communication. Orwell en donne la structure et le lexique à la fin de son ouvrage. Annexe que le premier éditeur s’était empressé de supprimer.

12 Charlotte Herfray, Les figures de l’autorité , érès, 2005.

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