Guy Ménard (Ménard 99 : 42)
Au début, les hommes, nés vraisemblablement – d’après une légende c’est à dire quelques rumeurs dignes d’intérêts – de morceaux d’argile façonnés par Prométhée « le prévoyant », vivaient heureux et insouciants non loin des Dieux et de l’Olympe. De leur bienfaisant créateur ils obtinrent moult présents dont le feu (chipé à Héphaïstos) et de nombreuses technologies civilisatrices telles « la tourniquette à faire la vinaigrette », « le bel aérateur pour bouffer les odeurs », « le ratatine-ordure », « l’efface-poussière », « le canon à patates » et « l’éventre-tomates » (Vian 66 : 84-86) … Zeus, irrité par cette humaine effervescence, dépêcha Hermès, son messager, pour leur envoyer, en contrepartie, Pandora, la première femme, « ce piège profond et sans issue » (Hésiode 92). Epiméthée « celui qui pense ensuite » l’épousa malgré les recommandations de son jumeau Prométhée. Mal lui en prit, la jeune mariée, poussée par une fébrile curiosité, souleva le couvercle d’une jarre où jusque là étaient retenus enfermés tous les maux. Alors se répandirent la lèpre, la peste et le sida, survinrent la veuve et l’orphelin, apparurent le fou, l’altérité et toutes les altérations. Alors se mit à grossir la cohorte des exclus et se dessinèrent, en toute concomitance, les premières figures, les prémices, du travail social.
Certes les origines du travail social ont fait l’objet de nombreuses et bien rigoureuses recherches scientifiques, historiques et sociologiques le plus souvent. Elles permettent, parfois, de comprendre l’évolution des représentations sociales et d’expliquer, presque objectivement, l’actualité des dispositifs d’action sociale. Nous nous proposons de lâcher un instant ce si moderne recours au
logos
, pour nous intéresser au
mythos
, à ce « récit pourvoyeur de sens » (Ménard 99 : 60). Il nous semble en effet que certains heurts, certaines turbulences des secteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux pourraient se lire aujourd’hui de manière singulièrement plus féconde à partir des mythes, notamment de Prométhée et d’Hermès, rompant ainsi avec de plus habituelles rationalisations. D’une certaine manière les récits de vie, les témoignages et certains écrits de pédagogues ou d’usagers laissent transparaître quelques modalités institutionnelles et leurs fondements, précisément révélateurs des difficultés à assigner du sens, à commencer par celui qui fonderait la nécessité ou la légitimité d’être là pour l’accueilli comme pour l’accueillant. Dès lors les rites, entendus ici comme des pratiques réglées, régulières, objectivées ou non, mettent en scène – bien plus que ne le font communément les projets pédagogiques – une conviction, une foi même, voire un mythe enfin à partir duquel s’origine et se légitime l’action entreprise. Nous pourrions dire qu’il s’agit de conduites habituelles qui, souvent sans causalité immédiate, comportent néanmoins une forte charge symbolique. Ainsi « le mythe [ici aussi] se réactualise dans des rites » (Ménard 99 : 75).
Toutefois – ultime précaution – nos propos ne sont pas à lire comme ceux d’éminents mythologues, tout au plus visent-ils, à travers une lecture décalée, à cerner un peu plus les structures anthropologiques du travail social. Pour le dire autrement : nous pourrions évoquer des pratiques professionnelles en cherchant, plus ou moins vainement, leurs références, mais nous préfèrerons un détour par des mythes pour discerner ensuite les rituels qui pourraient s’en inspirer.
Prométhée, un mythe moderne
« Comme son nom l’indique, Pro-méthée, c’est celui qui comprend d’avance, celui qui prévoit, alors que son frère, qui se nomme Epi-méthée, c’est celui qui comprend après,
épi
, trop tard, celui qui est toujours possédé et déçu, qui n’a rien vu venir. Nous autres, pauvres malheureux mortels, nous sommes toujours à la fois prométhéens et épiméthéens, nous prévoyons, nous dressons des plans et, bien souvent, le cours des choses est contraire à nos attentes, il nous surprend et nous laisse sans défense. » (Vernant 99 : 80-81)
Si quelques uns ont vu dans l’œuvre titanesque de Prométhée une figure de l’enfance dans son caractère polymorphe et surtout son désir de toute-puissance, ce personnage nous apparaît plutôt comme l’archétype de l’adolescent dans l’immédiateté de sa quête héroïque,
hic et nunc
, « tout, tout de suite ». Le temps se dérobe : «
Que puis-je craindre, moi dont le destin est de ne jamais mourir ?
» (Eschyle 64 : 122). Prométhée, « le roublard » (Vernant 99), est avant tout un rebelle et c’est pour cela qu’il séduit, avec au passage toutes les dérives, de Victor Hugo à Goethe, de Beethoven à Schubert, de Nietzsche à Gide, entre autres. Mais de tous les auteurs qui s’intéressèrent à lui, nous retiendrons prioritairement Freud et Marx, non seulement parce qu’indéniablement leurs pensées ont révolutionné le XXe siècle, mais aussi parce qu’elles ont, d’une certaine manière, inspiré cette invention du monde moderne qu’est devenue l’adolescence, à travers ses questions existentielles liées à la sexualité (les émotions) et à la révolution (le partage).
Curieusement « aucune légende antique n’a connu fortune pareille à celle de Prométhée, pas même celle d’Œdipe. En aucune l’humanité n’a mieux reconnu son destin et ses combats » (Dreyfuss 67 : 181). Et pourtant ce n’est qu’incidemment, mais régulièrement, que Freud, dans son œuvre, évoque et convoque ce mythe (Potamianou 80 : 215-243). Il lui permet alors d’y discerner le passage de la nature (la vie instinctuelle) à la culture (le renoncement aux forces pulsionnelles), à travers la métaphore de l’acquisition du feu (privilège des dieux) pour lequel il émet l’hypothèse qu’il est « désir des hommes ».
Quant à Marx, c’est dès 1841 – il a à peine 23 ans -, en écrivant sa thèse (Marx 70), qu’il fait de Prométhée, à partir du texte d’Eschyle, son héros philosophique par excellence pour sa haine de tous les dieux. « La philosophie – écrit-il dans un avant-propos –fait sienne la profession de foi de Prométhée : En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! Et, cette devise, elle l’oppose à tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême… Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs. »
Tout est réunit dès lors pour faire de ce mythe une croyance en l’homme et en l’action : le prométhéisme, avec ses chantres (A. Béguin, M. Gorki, F.T. Marinetti,…) et ses détracteurs (K. Blixen, V.G. Raspoutine,…). A ce titre Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), apologue du futurisme, incarne parfaitement les dérives de ce courant de pensée. Dans un de ses récits ( Marinetti 84), le personnage principal crée par parthénogenèse un être mi-homme mi-machine, immortel, quasi divin. La foi dans un progrès sans mesure n’est alors plus très éloignée des théories de l’homme nouveau. Marinetti dévoilera d’ailleurs ses sympathies fascistes à l’occasion de son engagement dans la guerre de Libye. L’un de nous a travaillé quelques mois dans une école expérimentale à Guadalajara (Mexique) dotée de moyens financiers exceptionnels pour offrir les dernières techniques éducatives, scientifiques, aux étudiants. L’idée, affichée ostensiblement par le puissant holding dirigeant, était d’en faire des surhommes, capables de répondre aux exigences de demain. La pensée commune tendait à niveler les différences. Une crise majeure a permis de démontrer, hélas fugitivement, que les outils même considérables ne pouvaient aboutir à rien si l’essence de l’homme en soi était occultée.
Si Prométhée nous émeut par sa révolte et ses passions civilisatrices, il porte en germe ses propres dérives : le fantasme de toute-puissance, l’arrogance, la dette qu’il induit par son don (sa bonté n’est pas innocente), la perte du sens de l’Histoire (à travers le fantasme d’immortalité). Avant d’être délivré par Héraclès « celui qui accomplit le chemin », « il devra assumer le temps (Chronos) de l’épreuve et la loi de la souffrance » (Potamianou 80 : 242). Les écueils de Prométhée ne seraient-ils pas bien similaires à nos butées de cette fin de siècle ?
Hermès, un mythe postmoderne
Hermès est un personnage sympathique mais bien plus ambigu que Prométhée. Tantôt même et tantôt autre, il développe l’art de la surprise. Il n’est dès lors pas si étonnant que de ses amours avec Aphrodite, naisse Hermaphrodite, un beau jeune homme qui, succombant aux avances de la nymphe Salmacis, « fusionnera » avec elle produisant un nouvel être, bisexué (Frontisi-Ducroux 99 : 66). Par ailleurs Hermès ne naît pas, il devient, dieu (dans la
koinônia
, communauté des douze grands dieux), grâce à son intelligence, ses ruses, son audace, son pouvoir de séduction, ses tromperies, son coté insaisissable.
Le personnage se révèle d’une habileté « renversante » : il dupe son frère Apollon, son père Zeus, et jusqu’au tribunal des Olympiens… Son caractère va lui permettre d’occuper une place particulière dans le panthéon des dieux, celle de médiateur entre les divinités et les hommes. Hermès, messager de l’Olympe, devient le suprême passeur : dieu du voyage, il aide aussi au franchissement du seuil (associé là à Hestia, déesse du foyer), il accompagne la jeune mariée du domicile paternel à celui de l’époux, il conduit également la troupe des morts, en douceur, au royaume d’Hadès ; de fait il est le médiateur entre le Haut et le Bas. Il intercède, par ailleurs, dans maintes affaires délicates des hommes et/ou des dieux. Son ambiguïté réside dans sa capacité à ménager les contraires : dieu des voyageurs qu’il guide et protège, il est aussi celui des voleurs ; ou encore, il accentue chez Pandora, la première femme, le pire et le meilleur, la grâce et le fiel. Hermès est un aventurier, continuellement en mouvement parce qu’il est le dieu de l’imprévu et de l’implicite, il demeure paradoxal. Son autorité naturelle, ses prises de risque, ses renoncements, son art d’interpréter (notamment les oracles) en font un dieu éminemment subversif, et à ce titre résolument postmoderne.
« Pour Platon, le nom d’Hermès venait de
hermêneus
“celui qui interprète” » (Rey 98 : 1710) d’où provient, paradoxalement, l’hermétique (l’impénétrable, l’obscur, le secret…) et l’herméneutique, l’art d’interpréter d’abord les textes sacrés, puis les symboles (Huysmans), les systèmes signifiants (Husserl), enfin la divergence et la multiplicité des sens (Ricoeur). Passeur et messager, Hermès devient le dieu de la complexité où peuvent se déployer les mots et les concepts. Prométhée rêvait d’un aboutissement, Hermès n’offre qu’un cheminement hasardeux, oppositions toujours actuelles entre le prévisible et l’imprévisible, l’établissement et l’institution, la sécurité et l’aventure, l’immédiateté et la temporalité vécue, la réponse pour tous et la question de chacun, la modernité et la postmodernité (postmodernité entendue dans le sens d’une remise en cause tant du sujet moderne que des idéaux de la modernité).
Le travail social et quelques-uns uns de ses paradoxes
Les rites, démontre Guy Ménard (Ménard 99), sont à lire comme autant de modes d’emploi du sacré. A ce titre ils ponctuent l’ordinaire et l’extraordinaire, permettant comme le disait le Renard au Petit Prince, de faire « qu’un jour est différent des autres jours, une heure des autres heures ». Personnes âgées reléguées dans des lieux sans échanges, polyhandicapés reclus et rivés à leurs dépendances, adolescents sans adultes qui leur donnent envie de vieillir, exclus rangés dans des dossiers où s’égrènent les mesures d’assistance dévolue… Chronos a mangé ses petits : il n’y a plus rien pour le sujet qui vaille quoi ? La peine simplement d’être vécu. Et l’urgence, suprême démon, va permettre de ne point s’attarder. Vision pessimiste d’un travail social qui s’arc-boute encore trop souvent sur des projets de normalisation, et peine tant à se définir qu’à se projeter.
Une certaine culpabilité dans les politiques sociales – les progrès technologiques vont plus vite que le progrès social ! – s’exprime aujourd’hui dans le recours à des logiques entreprenariales dont paradoxalement des entreprises du secteur marchand sont déjà bien revenues. Au risque d’objectiver ses « clients », le travail social peut-il développer sans périls des outils de gestions trop rationnelles, susciter de la performance, égayer les statistiques pour démontrer une bonne fois pour toutes son efficacité, c’est à dire sa fin programmée ?
Le recours quasi magique aux outils permet à la fois d’assurer une sécurité de base aux professionnels anxieux et d’évacuer l’empreinte du doute et ainsi toute fécondité de la pensée. L’outil ne fait pas l’artisan, et la surtechnicisation du travail social ne fait pas le travailleur social. Il est plus risqué de cheminer avec Deligny, des enfants autistes et leurs traces d’erre, que de satisfaire à une méthode de dressage. Oublierait-on que l’efficacité réside dans l’obtention des résultats escomptés ?
Pour Gaston Bachelard (Bachelard 71) apparaît, comme un complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle, le complexe de Prométhée, repérable dans toutes ces tendances qui consistent à savoir enfin autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres. Les fantasmes à l’œuvre sont dès lors ceux de l’immortalité et de la maîtrise.
Or « les hommes sont les uns pour les autres un îlot inconnu qui se rattache aux autres îlots par des ponts symboliques. Ces ponts renvoient, entre autres, aux rituels d’initiation, d’accueil, d’hospitalité et de rencontre » (Jeffrey 98 : 21) sur le chemin frayé par Hermès, dieu des passages.
Risquer l’aventure devient oser le voyage – et nous ne pensons pas seulement à de beaux projets médiatisés notamment par la télévision, mais à toutes les formes d’accompagnement du sujet dans ses propres élaborations. Alors, comme le dit souvent Jacques Ardoino, nous sortirons d’une logique de l’acteur – et pour filer la métaphore de sa conformité aux rôles – à une logique de l’auteur et de son texte singulier.
L’espace forcément restreint d’un article nous oblige à renoncer à des illustrations plus précises et plus complètes de pratiques professionnelles implicitement ou explicitement référées à une ingénierie sociale et
a contrario
à ces formes complexes de résistances ou d’émergences qui trop souvent ont été réduites à une poétique de l’action quand ce n’est à un angélisme judéo-chrétien.
Le rêve prométhéen c’est le rêve de l’homme parfait, débarrassé de ses tares. Il ne reste qu’à trouver pour l’éradiquer le gène de l’alcoolisme ou celui de la délinquance (Voir : Le Breton 99). Le rêve « herméneuen » est quant à lui, au travers d’un travail social qui oserait la rencontre, celui d'un espace ouvert de médiations. Car il y aurait quelque intérêt pour le travail social à ritualiser, au quotidien professionnel, des rencontres d’homme à homme pour enfin se départir d’une insidieuse désignation sociale d’individus ou de populations en difficultés.
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