Le moral des Français est bas, nous dit-on. Ils sont pessimistes et la confiance n’est pas rétablie. L’affect dépressif rend sensible la présence de menaces multiples dans des registres de portée différente. Les catastrophes « naturelles » du début septembre nous confrontent à des milliers de morts qui auraient pu être évitées. La rentrée littéraire est occupée par le fantasme de la fin de l’espèce humaine pour cause de clonage infini. Enfin, une couverture de magazine énonce le vœu de voir disparaître une classe limitée d’humains :les psychanalystes. Ne confondons pas l’importance relative de ces trois registres qui sont pourtant liés bien au-delà de la contingence. D’abord les catastrophes. Tout l’été, les typhons en Chine et au Japon, la mousson en Inde, ont fait des dégâts considérables. On en a peu parlé en Europe, qui avait fort à faire avec ses feux et ses inondations. Vint la catastrophe de la Nouvelle-Orléans dont beaucoup eurent du mal à prendre la mesure. Le directeur de l’Agence chargée de la gestion des catastrophes civiles aux USA (FEMA), déclare avoir appris l’existence de réfugiés dans le Palais des Congrès de la Nouvelle-Orléans trois jours après le passage de l’ouragan. La télévision montrait pourtant des images des réfugiés dans ce Palais au reste du monde. Le Président déclare que personne ne pouvait prévoir que les digues pouvaient céder alors que les rapports s’accumulaient l’annonçant très précisément. La décrue des eaux noires du bouillon de culture qu’est devenu la Nouvelle-Orléans révélera bientôt des horreurs nouvelles. Les fantasmes d’immortalité par clonage de ceux qui ne manquent de rien vont croiser les vies fauchées d’une population radicalement démunie. On évoque déjà ce qui se passera lors de l’évacuation d’une quelconque mégapole en cas de catastrophe, naturelle ou provoquée. La pandémie de grippe aviaire, si elle éclate, pourrait être une occasion de ce genre.
Du côté des livres, Michel Houellebecq annonce un monde où le clonage serait devenu une pratique commune. Il anticipe sur ce que pourrait être la vie si l’homme n’était pas assuré de mourir. Houellebecq n’est ni le seul, ni le premier à traiter ce thème lors de la rentrée. Le
blockbuster
manqué de Michael Bay, « The Island », fantasme aussi sur un monde de clones et veut se comparer à « Gattaca ». La synchronisation étrange de fictions narratives grand public sur le clonage, des deux côtés de l’Atlantique, est un effet de la globalisation des fantasmes engendrés par les exploits de la biologie. Les titres mêmes se retrouvent presque clonés. L’ « Île » pour le film et « La possibilité d’une île » pour le roman dont l’auteur veut faire un film. Michel Houellebecq reste en avance d’une modalité logique (le possible).
Dans le noir de la rentrée, il y a aussi un petit livre, mince par son contenu, pourtant gonflé, boursouflé. De ce recueil d’articles anti-psychanalytiques, il y a peu à dire. C’est un livre cloné. Il reprend des articles publiés depuis longtemps par des auteurs disparates. Les arguments présentés ont déjà été avancés, il y a déjà été répondu. Le montage éditorial tente de le déguiser en nouveau alors qu’il s’agit de recuit. Elizabeth Roudinesco le dit très bien dans L’Express. Jean Birnbaum, dans le chapeau d’un article du « Monde » daté du 9 septembre, parle de « catalogue de la détestation antifreudienne » et de « graves accusations, rarement étayées ». Les autres journaux s’intéressent à autre chose. Le « coup d’édition » fera long feu, aucune catastrophe n’est en vue.
Nous voilà confrontés à trois modalités de la disparition : La disparition de ce qui fait l’humanité dans l’espèce, le scandale des morts annoncés, le vœu de mort sur la parole des sujets. Elles sont nouées par le silence qu’elles font entendre chacune à sa façon. La rhétorique de la compassion a été confrontée aux réalités de l’abandon sélectif des populations. Le pouvoir qui se montre sourd aux malheurs dévoile une volonté non seulement d’ignorer mais de faire taire une humanité souffrante, trop souffrante. Le fantasme du clonage autorise l’espoir de la remplacer par autre chose. Hors des moments de catastrophe, l’ignorance des plaintes et des demandes s’obtient par la réduction de celles-ci à des besoins définis « objectivement ».. La rhétorique de l’évaluation est convoquée en ce point pour obtenir la transmutation de la demande en silence. Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner l’ont brillamment établi. Le silence obtenu, les choses parlent entre elles. La gestion du monde se réduit à la « politique des choses » pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Jean-Claude Milner, seul livre de politique-réalité de la rentrée.
Le montage éditorial de l’opposition entre les thérapies de suggestion autoritaires qui « marchent » et la psychanalyse dont les résultats ne seraient ni démontrés ni évaluables ne se contentent pas de comparer l’incomparable. Il vise par intimidation à décourager les sujets de prendre appui sur leur parole. Il est précieux que l’un de ceux qui se présentent comme les auteurs du livre soit un des experts qui a contribué à l’expertise collective de l’Inserm sur les psychothérapies. Le caractère partisan, excessif, d’une volonté de nuire mise à nu en dit plus long sur cette expertise que les meilleurs débats. Un autre auteur évoque les vertus épistémologiques de la haine. Le masque de l’objectivité scientifique est tombé, apparaît le vrai visage de ceux à qui nous avons affaire. C’est un dévoilement plus efficace que celui que vise l’évaluation.
L’idéologie de l’évaluation consiste dans la volonté de rendre transparente à elle même toute activité sociale. C’est une auto-observation permanente, parasite, grande consommatrice de temps. On en arrive, dans le système le plus évalué du monde, les USA, à ce que les dépenses administratives d’évaluation absorbent près du tiers (31%) des dépenses de santé, selon une étude récente de
la Harvard Medical School.
Cette activité est justifiée par le soi disant utilitarisme pragmatique d’un nouveau panoptique. Mais c’est un pragmatisme dévoyé, aussi mortel que le miroir de Narcisse.
L’effet paradoxal de la jouissance de la transparence d’un regard omniprésent est de pousser à l’excès de la production d’images de l’espace public et de l’intime. Elles peuvent être sécuritaires, ou statistiques, révéler le fonctionnement du cerveau ou celui de la sexualité. De la neuro-image à la pornographie, de la réalité virtuelle aux usages des jeux vidéos pour traiter les syndromes post-traumatiques, des questionnaires d’évaluation du moral des Français aux caméras de surveillance, il en faut toujours plus. Le sujet doit livrer tous ses secrets. L’envers de cette extraction est la tentation toujours plus grande des puissants de se soustraire aux questions légitimes qui leur sont posées. La question la plus légitime est de savoir pourquoi les décisions ne sont pas prises. Pourquoi malgré les multiples évaluations aux USA, les décisions n’ont pas été prises. L’acte est resté en attente.
Une catastrophe dont les causes sont toutes humaines nous en donne une raison. L’avion chypriote s’est écrasé alors qu’il venait d’être doté d’un tout nouveau système d’enregistrement des données de vol. L’évaluation après coup nous permet de savoir avec une grande richesse de détails l’enchaînement des erreurs humaines qui ont conduit à la catastrophe. Ce qui frappe justement c’est combien les meilleurs protocoles d’évaluation ne servent de rien pour s’en prémunir. Comment la maintenance peut-elle oublier de remettre en place une valve commandant la pressurisation ? Comment les pilotes ont pu confondre des alarmes à ce point ? Le facteur décisif, nous dit-on, est que les pilotes ne parlaient aucune langue commune au-delà de l’Anglais technique suffisant pour la routine des procédures. Dans la situation d’angoisse vécue devant des signaux contradictoires et incompréhensibles, ne pas pouvoir parler les a empêché d’agir. L’acte suppose de pouvoir se parler. Peut-être des décisions gouvernementales ne sont-elles pas prises lorsqu’il n’y a plus de langue commune entre gouvernants et gouvernés. Ils ne partagent plus qu’un silence entrecoupé de la langue de bois qui vaut pour échange dans les médias.
Les tenants des thérapies autoritaires mettent en avant les confirmations de l’efficacité de leurs traitements. Cette confirmation même est inquiétante. Jamais rien ne vient la mettre en défaut. Tout doit être confirmé, sinon les procédures deviennent plus contraignantes. On augmentera la fréquence de la confrontation autoritaire avec l’objet de la phobie ou les sanctions si l’on continue de fumer. Tout cela, accompagné des encouragements et menaces de la langue technique des protocoles. Les thérapies de suggestion autoritaire, qui utilisent le terme de cognitif de façon purement homonymique, n’ont pas de contenu à proprement parler. Elles ne consistent elles mêmes qu’en un mouvement de confirmation inductive. La méthode consiste à confirmer qu’en me surveillant sans cesse je m’encourage à me traiter comme le clone de moi-même. Les confirmations répétées de ces protocoles seront aussi efficaces pour prévenir les catastrophes subjectives que les mesures de surveillance coupées de l’acte le sont pour prévenir les catastrophes que nous venons de connaître. Nous ne voulons pas du monde producteur de ces catastrophes qui n’ont rien de naturel. Nous ne voulons pas du monde des chantres de l’efficacité de la surveillance générale. Nous ne voulons pas d’un monde hébété de clones généralisés.
Le compositeur californien Randy Newman avait eu la prescience de composer une chanson, enregistrée en 1974, sur les inondations de 1927 qui avaient ravagé la Louisiane. Les digues qui ont cédé récemment faute d’entretien, avaient été construites à la suite de ces inondations. Ceux qui ont entendu la version émouvante qu’en a donné de sa superbe voix de
falsetto,
l’imposant Aaron Neville, se souviennent du message de triomphe sur l’abandon que comporte le refrain : « They’re trying to wash us away », « Ils essayent de nous nettoyer ». Aaron Neville s’est fait l’une des voix de l’espoir lors d’un concert récemment organisé au profit des réfugiés. Les psychanalystes résisteront eux aussi aux malheureuses tentatives de les réduire par des méthodes indignes. Le livre qui devait faire scandale est déjà emporté par l’égout. Il reste les vraies questions que pose cette rentrée.
9 septembre 05