Les 24 et 25 octobre 2007 devaient se tenir à Brest les journées nationales de l’anniversaire du diplôme d’état d’éducateur spécialisé. « 40 ans ! Un avenir, des questions… ? Les éducateurs spécialisés toujours à la manœuvre ! » : « C’est le gâteau anniversaire pour fêter les 40 ans de notre diplôme ? » interrogeait le dessin humoristique illustrant l’affiche : « c’est ca ! Comme ingrédients y’a un peu de vocation, un peu d’expérience, un peu d’identité, un peu de perspectives… et beaucoup d’interrogations ! »
Nous n’aurons même pas soufflé les quarante bougies, puisqu’en raison d’un nombre insuffisant d’inscrits les journées ont été annulées. Certes les colloques, journées d’études, séminaires de formation se bousculent par les temps qui courent ! L’actualité politique, juridique et sociale est, elle aussi, bien nourrie. Mais seraient-ce là les seules raisons pour expliquer la désaffection pour ces journées ? Conçu initialement pour une intervention dans le cadre de cette manifestation, ce texte s’est finalement trouvé réorienté par ce non-événement : l’inactualité du métier d’éducateur spécialisé, sa non-visibilité iraient-elles de pair avec sa résistance aux discours comme aux célébrations ? Ou bien encore, les temps pour les principaux intéressés eux-mêmes ne seraient-ils décidemment pas aux anniversaires et aux festivités mais bien, plutôt, à poursuivre une manœuvre assidue dans les soutes du social ?
La solidarité interrogée
Le contexte global de l’intervention sociale est aujourd’hui marqué par l’accentuation de l’approche néo-libérale. Les logiques de la solidarité s’en trouvent interrogées
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:
- disparition de l’Etat providence et donc d’une solidarité conçue comme un engagement inconditionnel de la société en direction de tous ses membres ; la société providence repose désormais sur la négociation généralisée des intérêts privés au sein de l’espace public ; la solidarité devient, elle-même, enjeu de négociation.
- domination du modèle marchand sur l’ensemble des rapports sociaux ; logique consumériste reposant sur la généralisation du modèle de l’entreprise : tout se négocie, tout se contractualise ; seul le droit régule.
- substitution du risque au travail en tant que paradigme dominant ; le filet protecteur repose sur la mutualisation assurantielle pour les contributeurs à l’utilité sociale et à la production des richesses ; pour les non-contributeurs, elle devient assistantielle et compassionnelle, tout en se teintant d’un procès culpabilisant à l’égard de ceux qui n’ont pas su saisir leur chance.
Inutile de préciser qu’une telle mutation interroge l’ensemble des professions sociales nées pour l’essentiel de la grande transformation intervenue au milieu du XXème siècle et décrite par Karl Polanyi
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. Pour trouver une issue favorable à la première mondialisation économique et à la dérégulation des rapports sociaux qu’elle avait entraînée au XIXème puis au début du XXème siècle, avec comme conséquences désastreuses la grande crise économique, le ravage des guerres mondiales et l’instauration de la terreur fasciste et totalitaire, les Etats-Nations instaurent, sur la base d’un volontarisme économique et politique, une nouvelle vision des sociétés. Ils interviennent fortement dans l’économie qui devient un levier de transformation ; ils institutionnalisent en particulier des régimes de solidarité pour tous sur la base d’une forte implication de l’Etat. C’est au cours de cette période où triomphe l’économie keynésienne, que vont se structurer les bases de nos institutions solidaires et se forger les grandes professions sociales. Ainsi était instauré, entre autres, en France, il y a quarante ans, le diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé…
Depuis la fin des années 70, dans l’ensemble des pays développés, une nouvelle « grande transformation » est à l’œuvre : de nouveau triomphe la libération du marché, la mondialisation de l’économie ; c’est le règne de l’utilité, de la concurrence et de l’intérêt. Les transformations technologiques donnent une puissance incomparable à cette nouvelle libéralisation de l’économie de marché.
Les grands équilibres de la solidarité sont réinterrogés. La fin de l’Etat-Providence marque notamment le partage entre les individus selon leur contribution ou non à l’utilité sociale et à la richesse nationale : aux contributeurs, le maintien d’un principe assurantiel impliquant une réciprocité entre égaux. Aux non contributeurs le développement d’un principe assistantiel selon une bi-polarité, d’une part compassionnelle et, d’autre part, conditionnelle. Au fond une partition selon la logique de la responsabilité ou non des acteurs qui ne peuvent contribuer à la production de richesses et à l’utilité sociale.
Toutes les professions sociales sont touchées par le développement de cette vision foncièrement utilitariste. Elles voient rapidement déplacés par des textes législatifs qui se succèdent à rythme intense les objectifs qui leur étaient fixés. Le mot d’ordre est à la responsabilité de l’acteur, de l’usager. Les droits opposables qui lui sont reconnus se multiplient. Les limites à ces droits aussi qui se traduisent par un renforcement des politiques d’enfermement, d’expulsion, ou de suppression des prestations.
En quoi cette transformation affecte-t-elle de manière spécifique le métier d’éducateur ? Y-a-t-il là évolution inéluctable ? Quelles sont les marges de manœuvre quant à l’évolution du métier ? Quelles sont les zones de résistance mobilisables ?
Les enjeux du métier
Avec l’inversion des logiques de la solidarité c’est l’ensemble de la problématique du métier qui se déplace. D’une fonction médiatrice entre un corps social relativement structuré et ses exclus, il s’agit pour les travailleurs sociaux en général, les éducateurs spécialisés en particulier, de passer à une fonction facilitant l’intériorisation par chacun des qualités et compétences requises pour s’intégrer dans le vaste jeu d’interactions sociales sollicitant sa responsabilité croissante.
C’est l’ensemble du corps social qui se pose désormais en grand éducateur. Les pouvoirs publics en sont la principale expression même s’ils n’ont pas encore intégré toutes les règles pédagogiques requises pour cette mission. Mais ils y travaillent. La réforme de la fonction publique intègre en priorité cette nouvelle mission de gouvernance citoyenne.
Dans cette société à haute incitation à la responsabilité, les contraintes et les règles fixées dans le cadre du droit suffisent généralement à inciter le plus grand nombre à exercer son sens de l’intégration et de l’implication dans son propre intérêt comme dans celui de tous. C’est particulièrement adapté, bien sûr, au cadre du travail, ce dernier étant facteur de ressources pour l’individu, de plus-value pour l’entreprise, de dynamisme pour l’économie.
Mais il est aussi un nombre croissant de personnes qui se trouvent déclassées, disqualifiées dans ce processus de responsabilisation et d’implication généralisées. Pour des motifs parfois de compétence, par rapport aux exigences sans cesse plus fortes du monde du travail, mais, le plus souvent, pour des limites subjectives inhérentes aux souffrances individuelles, familiales et sociales générées par cette sollicitation permanente et systématique, y compris dans la vie privée, aux ressources et à l’engagement de chacun.
L’éducateur spécialisé lui-même n’échappe pas à cette exigence renouvelée d’implication personnelle, de subjectivation de sa pratique, d’engagement relationnel, de vérification procédurale de la pertinence de son action. Il connaît le poids de la responsabilisation croissante exigée. Mais à ce titre ne se trouve-t-il pas logé à la même enseigne que l’ensemble des salariés attendus dans leur capacité de contribuer à la réussite de leur entreprise, de leur association ou de leur administration ?
Que dire du contenu même de l’action éducative ? De sa finalité et des personnes qui se trouvent visées par elles ? Il faudrait, bien sûr, entrer là dans chaque spécificité de publics, de populations concernées par tel ou tel type de carence, de handicap. Mais d’une manière générale, on peut dire qu’on assiste à la redéfinition même de ces publics autour des notions de responsabilité, d’implication personnelle, d’engagement à contribuer volontairement au dépassement de leurs difficultés comme au projet global de société dont le succès dépend de l’intégration par chacun de certaines règles de bonne conduite.
Précisément, c’est l’intégration qui est d’abord recherchée. L’intégration qu’on pourrait dire ordinaire. Sans la médiation d’un professionnel spécialisé. Ou du moins une médiation qui soit la plus limitée et la plus effacée possible. Le cadre général du droit opposable reconnu à chacun de bénéficier d’une prestation (logement, intégration scolaire, activité) devrait suffire pour l’essentiel. C’est autour de cette aptitude à pouvoir bénéficier d’un droit opposable, donc légitime que se reconfigure toute une définition des publics de l’action sociale.
Il y aurait donc d’un côté les personnes en voie d’intégration positive et pour lesquels les dispositifs ordinaires d’intégration devraient se révéler globalement satisfaisants, quitte à les aider à mobiliser mieux encore leur capacité de faire valoir leur droit opposable : le droit d’asile, le droit au terrain pour les gens du voyage, l’offre d’emploi, le logement, le droit à l’éducation en milieu ordinaire, au transport... Mais dans le même temps, et cela peut d’ailleurs s’appliquer aux mêmes publics, on assiste à un renforcement de l’ordre public à faire respecter la loi et à l’appliquer à ceux qui ne sont pas fondés à faire valoir de manière légitime leurs droits, ou bien qui tentent de le faire sur un mode illégitime : expulsions des sans-papiers, des voyageurs dans la mesure où ils ne s’installent pas dans les terrains prévus pour eux à cet effet, enfermement des délinquants récidivistes, suppression des allocations familiales ou indemnités chômage pour ceux qui n’ont pas su saisir leur chance d’une éducation parentale ou d’un emploi proposé…
Tout cela s’inscrit dans une double logique d’intériorisation à la fois du droit légitime et de la sanction légitime reposant sur l’acceptation par tous des règles fixant le grand ordonnancement sociétal. Il y a derrière toute cette approche une vision avant tout utilitariste reposant sur ce paradigme exclusif de l’intérêt fondant le nouvel ordre marchand. Le système, sa performance, sa réussite, au sens de l’intérêt marchand global, repose sur l’implication de chaque acteur. Mais chaque acteur est avant tout perçu comme un être fondamentalement intéressé, réduit à la seule logique de la recherche de son bien être et de son intérêt personnel.
Les pouvoirs publics peuvent garantir les conditions de réalisation de son intérêt, pour autant que son intérêt soit orienté vers la recherche de l’intérêt global, c'est-à-dire de la performance économique d’ensemble. Mais ils affirment dans le même temps leur capacité de réguler et d’exclure des mêmes garanties tous ceux qui délibérément manifestent leur incapacité ou leur refus de s’inscrire dans cette dynamique d’ « auto-réalisation » d’eux-mêmes.
Bien sûr les éducateurs spécialisés, selon les publics auprès desquels ils interviennent se voient renvoyés à des réalités relativement paradoxales. Il y a désormais un super éducateur, l’Etat, qui surdétermine, non seulement l’auto-évaluation de leur action, mais encore supervise la bonne pratique des usagers selon qu’ils jouent ou non le jeu de leur propre intérêt bien compris, qui est au final celui de l’économie globale.
Il n’est pas question, de payer, de soutenir, d’intégrer indéfiniment et à fonds perdus ! C’est ainsi, à l’aune de ces nouveaux critères, que se déterminent l’engagement et les limites de l’action sociale.
Ainsi, à côté de droits réaffirmés, a-t-on vu se multiplier de nouvelles limitations du champ d’exercice de l’éducation spécialisée, avec parfois des zones de confusion créant un malaise certain chez les professionnels : c’est le cas, par exemple, au sein des Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA) pour lesquels une législation de plus en plus restrictive appliquée à leurs usagers amène les professionnels à s’interroger de manière radicale sur le sens de leur action. C’est encore le cas des Centres Educatifs Fermés (CEF) pour les mineurs délinquants ; là encore les modifications successives de l’ordonnance 45 en font désormais, non seulement une alternative à la détention, mais plutôt une possibilité même de la détention, y compris pour les mineurs de 16 ans que la loi protégeait jusqu’alors à titre préventif. On perçoit d’ailleurs toutes les interrogations renvoyées au métier d’éducateur spécialisé et le malaise qui en résulte à travers la recherche difficile de professionnels stables pour exercer ces missions.
Mais venons-en au cœur de ce qui modifie de manière substantielle la nature même et l’exercice du métier. Le travail éducatif ne saurait plus être de l’ordre d’une modélisation de l’extérieur, reposant sur un code de valeurs à transmettre ou d’une contrainte comportementale, fussent-elles stimulantes et positives : de nouvelles institutions, de nouvelles lois ou de nouveaux métiers sont en train, ou prendront progressivement le relais de cette approche adaptative de la socialisation.
L’intervention éducative est clairement située désormais dans le champ d’une appropriation subjective par les usagers de leur inscription dans le contexte d’une société de co-production interactive : interactions dans le champ relationnel, dans le champ de la famille souvent recomposée, dans le champ d’une insertion professionnelle toujours relative et sous caution d’une adaptabilité sans cesse à travailler, dans le champ consumériste… le tout créant les conditions générales d’une intégrabilité sociale toujours à remettre sur le métier. Et à ce jeu là, bien des usagers sont fatigués, exclus, perdants, démissionnaires, ce qui n’est pas sans répercussion sur les professionnels du social eux-mêmes, parfois, confrontés eux aussi dans leur vie personnelle aux mêmes interrogations existentielles, aux mêmes troubles relationnels, aux mêmes impasses.
Que faire de ce noyau de subjectivation de plus en plus souvent en panne, tant du côté de l’usager que du côté de l’interaction usager-professionnel ? Sur quel fondement assuré pourrait s’appuyer le professionnel de l’éducation spécialisée pour exercer son métier et continuer à se battre autrement qu’avec les seules armes de la psychologisation et de la compassion, face à des désastres humains de plus en plus criant dont il perçoit parfaitement que le sujet qu’il a devant lui n’est que la victime souffrante ? Or la société n’a rien de plus aujourd’hui à demander à ses citoyens qu’une implication, une responsabilisation et un engagement toujours plus grands ! Générant une pléthore d’individus victimes et fatigués, elle ne peut rien leur demander de plus qu’une exigence de ressources et d’énergie plus grande encore.
C’est à cet endroit que se trouve placé aujourd’hui l’éducateur spécialisé. C’est à cette tâche de Sisyphe qu’il se voit délégué ! Mettre en jeu tous les ressorts de la subjectivité, lui qui n’est pas psychologue, ni thérapeute, ni soignant ! Mobiliser et mobiliser encore les ressources psychiques d’individus fatigués
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, tandis que se dessinent avec toujours plus de précisions les limites de son action à travers les trappes d’expulsion, de perte de droits ou d’enfermement qui la sanctionneront soulignant l’échec, l’impuissance ou le refus de certains usagers à s’en saisir.
Nouveaux visages de la souffrance sociale
Ce processus qui se généralise interroge la valeur même de la souffrance dans notre société. La réduction anthropologique de l’individu à la logique de son seul intérêt ne peut pousser qu’aux approches binaires responsabilisation-sanction dont nous constatons l’excroissance aujourd’hui. D’autres réductions concernant la représentation du sujet humain sont par ailleurs à l’œuvre notamment du côté de la biologie et de sa prédictibilité rationnalisante. On le voit bien, l’enjeu est de quitter délibérément une société fondée sur sa propre responsabilité à l’égard de tous les citoyens, société au sein de laquelle le travailleur social, et l’éducateur spécialisé en particulier, jouaient leur rôle dans la redistribution symbolique et économique de la solidarité. S’impose la voie d’une organisation fondée sur l’ordre marchand et dont la réussite exige l’implication de tous.
La solidarité se distribue alors différemment selon qu’elle renvoie à une notion de handicap objectif ou bien à une obstruction considérée comme délibérée à une intégration que le droit est sensé garantir, mais l’économie de moins en moins. D’où la contradiction croissante de l’approche néo-libérale. Les écarts ne cessent de ses creuser. Les pauvres sont de plus en plus pauvres. Et il apparaît grandement que la psychologisation des problématiques d’exclusions comme Castel
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l’avait déjà montré depuis longtemps ne suffit pas loin s’en faut à les résoudre !
Dans son ouvrage « La dissociété »
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, Jacques Généreux souligne les fonctions sociales attendues de la résilience, concept clé des pratiques éducatives et thérapeutiques aujourd’hui. Il se demande si au fond cette nouvelle vertu de la récupération des individus par delà souffrances et traumatisme, n’est pas au service de cette machine à exiger toujours plus de l’individu qui caractérise le néolibéralisme. L’anthropologie sur laquelle repose l’ensemble de notre modernité ne peut conduire selon lui qu’à cette exacerbation des souffrances individuelles et sociales. La centration de chacun autour de la recherche de son propre intérêt, la conception même de l’individu comme un atome indépendant, auto-produit, opère ainsi une réduction drastique de toute la dimension de l’être humain en tant qu’être pour l’autre, capable d’établir des relations de gratuité, de s’engager dans une logique de don et non dans la seule dimension de l’utilité. « La fatigue d’être soi », les souffrances sociales, les souffrances au travail ne peuvent qu’être au rendez-vous de cette modernité marchande reposant sur cette vision falsifiée de l’anthropologie et des raisons mêmes pour lesquelles nous existons.
Le métier d’éducateur fait pâle figure au regard des visées caractérisant un certain éclat et une certaine démesure de notre modernité : gratuité, humilité, modestie du quotidien éducatif ; peu de visibilité ; une identité incertaine ; un « compagnonnage sans chef-d’œuvre »
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… des tâches de tous les jours, peu repérables économiquement, renvoyées à la seule sphère du don…
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Accompagner des jeunes en difficulté, des enfants handicapés, dans tous les instants de leur vie quotidienne, du lever au coucher, n’a rien en effet, à première vue, de très monnayable sur le marché mondial, puisqu’il s’agit aussi bien, pour chacun des humains, de l’ordinaire des jours, solidarité cachée qu’il convient surtout de laisser dans l’ombre. Mais que serait le monde, s’il n’y avait cette ombre, et tous ceux-là, et en particulier toutes celles-là qui depuis la nuit des siècles s’y affairent ?
Et pourtant, ne supporte-t-il pas ce métier, comme cette part si longtemps cachée de l’humanité, la question essentielle de l’être humain au cœur de cette modernité ? Non pas de l’être humain performant, superbe rouage de la technosphère en marche ; mais la valeur de l’être humain surnuméraire qui n’a rien à ajouter mais plutôt tout à retrancher dans cette irrépressible débauche de marchandisation généralisée : parce ce qu’il n’est pas compétent, parce que sa souffrance le rend inapte, parce qu’il n’a rien à apporter mais qu’il constitue un poids, une charge… Il y a là un enjeu fondamental de reconnaissance de la valeur de chaque être humain que supportent des métiers comme celui d’éducateur, impliqués à ces frontières où l’humain ne peut contribuer au processus marchand, où il rend son tablier. Parce que dans un monde purement efficient, fondé sur une logique seulement utilitariste, il y a non seulement des registres de la relation humaine qui paraissent inutiles ; mais il y a surtout des êtres qui le sont ! Comment les considérer, Comment les reconnaître, comment leur faire une place ?
Le métier d’éducateur a quitté les eaux tranquilles de la légitimité fondée sur une société consciente de ses devoirs de solidarité, au nom des droits de l’homme et du citoyen, pour chaque être qui la constitue. Dans un monde où la valeur se mesure à l’utilité, à la responsabilité, à la contribution, le métier d’éducateur se voit confier la mission de participer à raccorder le plus grand nombre d’individus à la logique consumériste et productrice à laquelle se réduit leur reconnaissance. On le décharge, au profit d’autres logiques, de tous ceux qui n’auraient pu ou su bénéficier de ses conseils. Entre la sanction de l’enfermement carcéral ou chimique et celle qui les verra dépendre de la seule compassion de la part de mouvements humanitaires, ces individus continueront à jouer leur vie, tant bien que mal, dans un pur désarrimage. Toutefois, si la société bouge, si cette nouvelle grande transformation, reposant sur un mouvement de marchandisation généralisée et de dérégulation des grands équilibres institués qui visaient dans la période keynésienne à protéger le plus grand nombre, a bien lieu, les textes fondateurs du pacte républicain sont eux toujours là : les droits de l’homme, le respect de la dignité de chacun. C’est sur eux que peuvent se fonder les travailleurs sociaux pour interpréter l’ensemble des productions législatives qui déplacent et orientent leurs actions. Les lois qui structurent leur champ professionnel actuellement et le transforment en profondeur, loi de prévention de la délinquance, réforme de la protection de l’enfance, peines planchers pour les mineurs, réforme de l’ordonnance 45, doivent être abordés par eux en référence à ces principes fondateurs. C’est sur la base de ces valeurs et références fondatrices que des associations élèvent la voix, par exemple pour protester contre le « seul écrémage des pauvres »
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, les 30% qui seraient en capacité dans les cinq ans de franchir le seuil monétaire, et exiger une politique inspirée par la solidarité avec tous les pauvres, chacun étant reconnu comme une personne à part entière et non seulement comme un travailleur en puissance !
Retrouver l’horizon ?
Quelles peuvent être la portée et l’efficacité du métier d’éducateur spécialisé dans ce contexte ? Le métier d’éducateur spécialisé peut-il être un métier de résistance ? A-t-il un rôle à jouer et peut-il le jouer dans la lutte des sans « sans » toits, sans papiers, sans asile, sans territoire, sans métier… des sans avenir ? Comment précisément se joue l’avenir ? Sur quelle vision, sur quelle utopie faire reposer le métier d’éducateur spécialisé ? Rien de définitif bien sûr à proposer en réponse à toutes ces questions ! Voici quelques clefs comme autant de pistes à explorer ou de portées musicales pour tenter d’ouvrir autrement la partition éducative.
Il importe, tout d’abord, me semble-t-il, de jouer précisément de toute la multidimensionnalité de ce métier : au carrefour des nombreuses disciplines des sciences humaines ; fondé sur la pluridisciplinarité des équipes et leur savoir-faire groupal ; engagé dans des réseaux de relation pragmatiques au cœur des cités, des institutions et de la vie sociale. Ses ressources ? D’enrichir encore cette multimensionnalité. Pour l’éducateur spécialisé, l’enjeu principal n’est-il pas de devenir davantage encore un acteur de réseau au sein même de son organisation et de toutes celles qu’il côtoie ? C’est à partir de ces réseaux qu’il pourra encourager la création de liens pour les jeunes et les adultes qu’il accompagne, développer avec eux l’enjeu citoyen et démocratique…
Il lui faut privilégier cet axe de la logique citoyenne ! Ne pas se laisser enfermer dans l’hyper logique technicienne et procédurale à laquelle nous pousse la société utilitariste et marchande : multiplier les lieux de créativité, les lieux désirants, par exemple des chantiers où la beauté est au rendez-vous et où jeunes et adultes créent ensemble ; rencontrer, sortir des murs institutionnels ; renouveler l’approche de la gouvernance associative beaucoup trop centrée sur une gestion cloisonnée d’équipements professionnels et pas assez poreuse à la fluidité des liens : un déplacement du centre de gravité trop centré sur l’organisation professionnelle, vers une centration citoyenne ; favoriser les capacités de renvoyer la nature des difficultés vécues non à la seule sphère psychologisante et individualisante, mais encore à la réalité sociale. Les problématiques des souffrances individuelles et familiales sont aussi et avant tout des problématiques sociales ! Elles ne relèvent pas d’une seule vision thérapeutique ! Ne pas oublier que la résilience qui fait depuis quelques années florès chez les professionnels du social pourrait bien s’assimiler à terme à une capacité adaptative renouvelée pour supporter l’insupportable ! Bref ! Ne pas croire que l’éducation spécialisée pourrait se réduire à la seule rééducation comportementale de l’individu !
A côté des logiques technocratiques et procédurales, thérapeutiques ou comportementalistes, il faut aussi inventer des postures sociales capables de résister à l’utilitarisme ambiant pour donner tout son poids, toute sa dignité à la fragilité. La fragilité de l’autre a à voir avec la sienne propre. Je crois au fond que c’est peut-être cela qui caractérise le mieux l’avenir du métier d’éducateur spécialisé : c’est cette capacité d’entretenir des espaces sociaux où la fragilité puisse continuer à avoir droit de cité ; où l’on puisse reconnaître et assumer la fragilité de nos propres organisations professionnelles pour porter ces défis ! La fragilité de chacun des acteurs, mais où l’on ose cependant créer les conditions d’une rencontre, ouvrir des espaces de créativité…
Inventer encore d’autres possibilités de relier : par la créativité, par l’activité, par le débat, par la mobilisation des réseaux d’acteurs… s’engager dans ce que Miguel Benasayag
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appelle « une clinique du lien », non prédictive, ouverte à toutes les potentialités de la personne en relation. Ouvrir des espaces de non savoir au sein de nos institutions, de nos organisations. Un début de résistance qui n’est pas sans efficace sur nos représentations du social
Il faut, certes, souligner l’importance de la confidentialité et du secret dans l’accompagnement individuel ; mais aussi celle des espaces de parole ouverts où se dessinera un chemin ! Le jour où ces espaces nous les partagerons en nombre avec nos usagers et avec l’ensemble des acteurs qui gravitent à l’intérieur et autour de nos organisations, alors oui, on pourra dire que le métier d’éducateur spécialisé, avec les autres métiers du social, se sera profondément transformé…
D’acteur en surplomb de la relation, investi par la société d’un rôle idéal de modèle, en passant par le rôle de technicien tour à tour thérapeute familial et spécialiste du tiers et de la référence, vers une posture d’acteur parmi d’autres capable de donner aux jeunes et aux personnes accompagnées leur place, toute leur place dans la co-construction sociale : une logique qui a aussi à voir avec celle de la médiation ; mais une médiation plurielle, polyphonique, attentive à mobiliser toutes les ressources de l’environnement… Ce à quoi tiennent fermement notamment les éducateurs de la prévention spécialisée qui avec les principes du non-mandat, de l’anonymat, de la libre adhésion sont devenus, au cœur du territoire, ces médiateurs reconnus de toutes les parties prenantes.
Résister c’est créer… !
Certes les éducateurs restent à la manœuvre dans les soutes du social ! Mais il va leur falloir encore prendre part pleinement au débat désormais inévitable sur le sens et l’avenir de notre société. Né avec la vague contestatrice soixante-huitarde, elle-même bientôt recouverte par le raz de marée consumériste et néolibéral, le métier d’éducateur n’a rien perdu de ce rapport originel à l’ombre sociale, à la partie déniée, cachée, à ce qui résiste dans l’humain à la réduction de l’humain. Ce qui lui a manqué, et lui manque encore largement aujourd’hui, c’est d’avoir su révéler au grand jour la richesse de ce qui, plus que jamais, devait rester caché : cela même qui est perçu de manière toujours plus évidente comme une dimension perdue de l’humain, déchet à éliminer.
Eduquer, c’est accepter de passer du temps aux côtés de ce et de ceux qui ne comptent pour rien ! Or l’avenir de l’humanité se joue, sans doute, dans la reconnaissance de ce que l’on passe pour rien ! Toute une architecture sociale, toute une symbolique des institutions n’avaient-elles pas reposé jusqu’alors sur cette nécessité de vivre ensemble sur fond d’une perte essentielle : il y avait comme un arbitraire dans l’ordre social qui en fondait la relative cohérence, parfois jusqu’à l’insupportable. La Révolution française est passée par là. Longtemps, la place d’exception de la loi, portée par la fonction paternelle, a continué à être relayée dans chaque institution humaine, de la plus englobante à la plus réduite, venant signifier la légitimité de cette perte : quelque chose demandait à être signifié sur lequel l’humain n’avait pas prise. Devenir humain consistait d’abord à l’accepter. L’éducation spécialisée, elle-même, trouvait là son ressort : l’être humain, le sujet, fondé sur cette discontinuité essentielle entre sensation et langage, là où s’inscrit l’inter-dit, ne saurait avoir d’accès immédiat au réel, ni non plus de certitude, de solution simple au fait même d’exister. Il y a pour lui un enjeu de transmission, par la parole. Vivre en société ne revêt pas non plus d’autre condition que de donner une place à cette perte fondatrice, de la reconnaître, et d’organiser autour d’elle le partage et la distribution des places. Longtemps la lutte des classes a visé à redéfinir ce partage dans un monde qui toutefois restait commun. Nous sommes bien passés désormais à « la lutte des places » mais sans l’acceptation de cette irréductible perte, aujourd’hui déniée ; l’affirmation néolibérale tente par tous les moyens d’en éviter la reconnaissance : il y aurait une croissance indéfinie à laquelle tous pourraient participer, il y aurait un accès direct à la maîtrise de l’organisation sociétale, par des procédures de gouvernance ajustées, par l’emploi des statistiques, des normes, par la responsabilisation contrainte de chacun, surtout par la fièvre illimitée des marchés, en faisant l’économie de cette perte au cœur même de l’humain, être de langage et de relation
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. Dénier cette perte symbolique, c’est la provoquer au centuple dans la réalité ! N’est-ce pas ce qui est en train de nous arriver ? Seul aujourd’hui l’horizon d’une planète limitée dans ses ressources pourrait semble-t-il nous faire buter sur le mur de l’impossible, et nous obliger à nous retourner pour nous demander si nous n’aurions pas oublié, par hasard, quelque chose d’essentiel qui nous fonde : le manque par lequel circule le don au cœur de toute relation humaine, comment le préserver et l’honorer ?
Pas plus que quiconque l’éducateur ne pourrait aujourd’hui se fonder sur ses propres ressources pour faire tenir seul cette place d’exception, cette fonction d’autorité par où se transmettait autrefois un certain rapport à l’ordre humain du langage. C’est toute sa souffrance. C’est tout ce qu’a d’impossible sa mission. Mais du moins, peut-il, par son métier de parole, centré sur l’humain, donner et redonner sans cesse droit de cité à ceux à qui l’on dénie ce droit de vivre, eux aussi, au cœur de la cité. Avec ses partenaires, l’ensemble des acteurs, les usagers eux-mêmes, il lui revient d’ouvrir cette scène où quelque chose de la subjectivité et de la vie de chacun s’engage, dans son indétermination. Il ne sait pas ce qui adviendra. Qu’on ne vienne pas lui demander des plans sur la performance de son projet ! Mais il a à travailler là, de l’intérieur même du social, donnant poids de reconnaissance à ce qui ne l’a plus.
Le rapport marchand-non marchand a tout envahi. Et cependant un métier comme celui d’éducateur témoigne de ce reste qui résiste. Qui ne se laisse pas engloutir. Il est des actes quotidiens sans autre portée que de permettre à des individus concrets d’advenir à une vie sociale humaine, reconnue. Il est des éducateurs et des travailleurs sociaux qui accompagnent parfois jusqu’à la mort des êtres sans ressources, sans relation, sans existence sociale ; ils honorent ces êtres jusque dans leur détresse ; ils les restituent à leur humanité tout en honorant en retour la société qui les emploie et les missionne.
Jean Lavoué
1
Cf. les différents travaux de Marc-Henry Soulet sur cette question, en particulier : « Vers une société de responsabilisation », in Ion Jacques (Ed.),
Le travail social en débats,
Paris, La découverte, 2005 et « Comprendre les enjeux de la solidarité dans le monde contemporain », Artias (Association romande et tessinoise des institutions d’action sociale), septembre 2006
2
Polanyi, Karl (1886-1964)
La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps
, Gallimard, 1983
3
Ehrenberg, Alain,
La fatigue d’être soi : dépression et société,
Ed. O. Jacob, 2000
4
Castel, Robert,
L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?,
Editions du Seuil, La république des idées, 2003
5
Généreux, Jacques,
La dissociété,
Editions du Seuil, 2006
6
Chapellier, Jean-Louis, Identité et formation, in Pensée plurielle, 2001/1 n°3, p. 73
7
Caillé, Alain,
Anthropologie du don
, Paris, Desclée de Brouwer, 2000 Godbout, jacques,
Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre,
Ed. du Seuil, 2007
8
Tardieu, Bruno « Les limites de la stratégie de « l’écrémage des pauvres » », in A.S.H., 19 octobre 2007
9
Benasayag, Miguel
Les passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale,
Editions La Découverte, Paris, 2003
10
Cf. les travaux de Jean-Pierre Lebrun,
Un
monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social
, Érès, Toulouse, 1997,
La perversion ordinaire
, Denoël, 2007