Le dispositif d’élaboration, de contractualisation et d’actualisation des projets personnalisés est porteur de plusieurs enjeux parfois insuffisamment perçus par les acteurs du secteur. Il nous paraît important de ne pas limiter la notion de projet personnalisé à la rencontre avec l’usager ou à la réunion de synthèse. Voici donc quelques éléments de réflexion.
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Garantir la place centrale de l’humain dans les dispositifs d’accompagnement
: du début à la fin de la prise en charge, le projet personnalisé interroge la place donnée à l’usager et sa famille dans le dispositif : au delà de la dimension collective (mise en place d’un conseil d’établissement ou d’un « conseil de la vie sociale », modalités d’association des usagers au règlement de fonctionnement…), la déclinaison pratique de l’esprit dans lequel l’établissement définit la place qu’il entend donner aux usagers se traduit de manière encore plus aiguë dans les modalités de définition et de contractualisation
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du projet personnalisé.
La loi de janvier 2002 se situe dans la continuité des textes du législateur depuis une vingtaine d’années, que ce soit dans le social, le médical ou l’école (mettre l’usager, l’apprenant au centre du dispositif…). Elle a - pour partie - ambition de corriger les manques d’association des usagers aux dispositifs qui les concernent, mais on peut craindre (et on doit éviter) un effet de balancier qui ferait passer d’un excès à un autre :
passer du client « objet » au client « roi »
. Il s’agit donc de trouver un juste équilibre entre :
· la demande de l’usager (le respect de sa parole même s’il existe des limites de faisabilité...)
· le diagnostic de l’équipe quant aux besoins de l’usager (sans démissionner de cette responsabilité ni pousser l’expertise jusqu’à nier la position d’acteur, de sujet de l’usager… et sans confondre demande et besoins)
· la commande politique (en sachant la pondérer en fonction des valeurs de l’établissement, de l’association… car l’établissement n’est pas « aux ordres !).
C’est bien là qu’on attend le projet d’établissement et sa « mise en vie » au travers des projets personnalisés. Nous sommes souvent frappés du peu d’importance, de temps stratégiques et de moyens consacrés à la rencontre de contractualisation des projets personnalisés, rencontre pourtant essentielle dans la constitution d’une alliance et d’une réelle implication de l’usager dans son projet. Cette rencontre est tout sauf une formalité. Aussi sommes nous étonnés qu’on en questionne si peu la pédagogie en profondeur
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Garantir la clinique au sein du collectif pluridisciplinaire
au service de l’usager. Nous partons ici d’un constat très fréquent sur le terrain : la synthèse
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(ou mieux nommée “ réunion d’élaboration du projet personnalisé ”) est un espace dont les professionnels sortent frustrés par l’écart perceptible entre le potentiel de réflexion, d’action concertée… et le résultat baptisé “ projet ”… Il apparaît un grand besoin d’une méthode de travail qui permette d’exploiter pleinement la richesse de l’équipe et de déboucher sur un projet d’action dans lequel chaque professionnel situe sa contribution. Celle-ci doit s’établir en complément avec les autres et en comprenant finement en quoi les pistes retenues vont permettre de répondre à la problématique de l’usager (problématique pas seulement qualifiée de manière nosographique avec des concepts théoriques plus ou moins partagés et appropriés par les participants, mais aussi et surtout de manière empathique (au sens de C. Rogers), qui permet à chaque participant de comprendre les subtilités de la problématique de l’usager et de ses positionnements face à la prise en charge et plus généralement à la vie ! Cette recherche de compréhension fine de l’usager conditionne la formulation d’objectifs adaptés, sans surestimer ni sous-estimer ses potentialités). Les ressources techniques et méthodologiques existent actuellement pour mettre pleinement la pluridisciplinarité des équipes au service de l’usager… dans le respect des théories et concepts de références des uns et des autres.
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Garantir la lisibilité des interventions mises en œuvre
, tant vis à vis des usagers que des partenaires et des commanditaires ou des tutelles, tout en maîtrisant les informations données. Il s’agit de se doter de moyens et de procédures dans le traitement et la circulation de l’information. La notion de traçabilité est ici un enjeu majeur ; le manque de lisibilité des trajectoires d’usagers dans les dispositifs ainsi que des moyens mis en œuvre et des évaluations observées est flagrant dans de nombreuses institutions : combien d’établissements sont dans l’incapacité de répondre concrètement à des questions simples et légitimes telles que : pourquoi le petit Benjamin a commencé des séances d’orthophonie en 1999, combien de séances a-t-il suivies ? à quel rythme ? pourquoi a-t-il arrêté en 2001 ? à quoi ça a servi finalement ? Certes des réponses orales existent au sein de l’équipe, mais elles sont subjectives et les traces écrites restent quasi inexistantes.
Face à la demande montante de traçabilité, on observe deux « logiques » ou stratégies à l’œuvre sur le terrain :
·
Défensive
, minimale, pour justifier des moyens alloués, et être conforme en cas de contrôle ou de confrontation à des usagers « procéduriers »,
· Offensive,
ambitieuse
, pour argumenter des projets ou des demandes de moyens, demandes étayées par une analyse poussée - grâce aux traces écrites exploitables - des besoins qualitatifs et quantitatifs des usagers.
La logique défensive prime encore souvent (l’usager ou sa famille restant potentiellement des intrus dès qu’ils demandent plus que ce qu’on avait prévu ou sortent de la place qui leur était assignée…).
Pourtant, dans les deux cas, les établissements, les associations doivent faire face à
l’enjeu éthique
majeur de concevoir et proposer des outils de suivi et d’évaluation en accord avec leurs valeurs et centrés sur l’humain,
sans attendre
qu’on leur impose des outils parfois caricaturaux (comportementalisme
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, pseudo analyse des compétences, référentiels en tous genres…), et souvent trop centrés sur l’économique, l’insertion professionnelle à tout prix...
Les équipes peuvent mettre en œuvre des outils pragmatiques intégrant les logiques de contraintes budgétaires ET fondées avant tout sur le respect de la personne : à condition de dépasser une posture défensive. Là comme dans d’autres domaines
l’outil n’est pas une fin en soi : il est au service d’une ambition
. Ainsi le règlement de fonctionnement ne peut être abordé seulement défensivement dans une logique de conformité au décret (ou de procédure d’exclusion vis à vis des usagers « dérangeants ») ; sinon il paraîtra complet mais ne sera toujours pas un outil de travail pour les professionnels ni un support éducatif. Au delà du règlement joint en annexe au projet d’établissement et au livret d’accueil, on attend donc un paragraphe expliquant comment les professionnels se servent de ce règlement (et surtout de son élaboration régulière avec les usagers) comme d’un outil éducatif. Ainsi le livret d’accueil peut être une arme efficace pour se prémunir contre les dérives «
judiciarisantes
» (logique défensive)… mais doit aussi être un réel outil d’aide à la décision pour les usagers (logique ambitieuse). Ainsi la démarche qualité ne peut avoir un sens quand le projet d’établissement n’est ni défini clairement ni approprié (aux 2 sens du mot) par ses acteurs… Ainsi le conseil de vie sociale est-il « verrouillé » pour prévenir tous débordements (logique défensive) ou est-il conçu comme outil de régulation des relations familles – institution (logique ambitieuse) ? Mais d’abord où apprend-on à réguler une dynamique de groupe difficile face à des usagers en souffrance pour pouvoir prendre le risque de ne pas verrouiller ?! Autant d’illustrations de ce que la logique défensive peut dénaturer ou rendre caricaturales des démarches quand elles sont vécues comme contraignantes, et de ce que l’offre de formation initiale et continue actuelle reste en deçà de tous ces enjeux.
Le manque de lisibilité dessert les professionnels du secteur à plusieurs titres :
Ä Il conforte les personnes trouvant les prix de journées exorbitants au regard de l’incapacité des équipes à argumenter avec rigueur leurs stratégies et à décrire les effets constatés,
Ä Il entretien les professionnels dans un flou évaluatif qui ne leur permet pas de savoir « à quoi ils servent »,
Ä Il fait perdre son sens à la formule pourtant essentielle : «
obligation de moyens, pas de résultats
» et permet le dérapage vers une obligation de résultats, réclamée à grands cris par ceux qui ne comprennent pas nos métiers et qui sont séduits par des outils d’évaluations pseudo mathématiques,
Ä Il empêche une analyse rigoureuse des besoins des usagers et donc ne permet pas de mettre les financeurs devant leur responsabilité quand ils rejettent une demande de moyens et que cela entraîne une moindre qualité de vie voire des souffrances chez des usagers.
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Il y a ici enfin un enjeu plus discret mais pourtant essentiel : un dispositif cohérent et rigoureux d’élaboration et de suivi des projets personnalisés participe de la
prévention de l’usure professionnelle
en ce que cela redonne et entretien chez les professionnels :
· La confiance dans la richesse de l’équipe et l’envie de participer et de s’impliquer dans un travail qui débouche sur des plans d’actions concrets, adaptés à l’usager et où la complémentarité de l’équipe pluridisciplinaire est tangible et valorisée,
· La possibilité d’évaluer la portée de son action et ainsi de fonder objectivement un sentiment de valeur professionnelle (sortir du cercle vicieux : difficile de voir les effets pour l’usager > difficile de savoir à quoi je sers > peur des démarches d’évaluations qui révèleraient les manques > difficile de voir les effets…)
· La relative (!) sérénité de savoir qu’on utilise au mieux les moyens alloués et que si certains besoins ne peuvent être pris en compte, c’est le fait de décideurs qui sont pourtant en connaissance de toutes les informations utiles que les professionnels ont recueillies, analysées et communiquées (c’est ça l’obligation de moyens et pas de résultats…). Charge à l’association gestionnaire ou aux regroupements associatifs d’agir politiquement auprès de l’environnement pour faire évoluer les situations :
chacun son rôle et sa responsabilité
!
Alain BÉAUR
, formateur et consultant pour l’association DÉVELOPPEMENT STRATÉGIE, 16 rue du Gal Giraud - appt. 68 - 31200 TOULOUSE.
www.developpement-strategie.com
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Nous préférons parler de projet personnalisé, en référence au philosophe français Emmanuel MOUNIER, qui rappelle en substance que la personne est « plus » que l’individu ; les valeurs des acteurs du « social » sont d’avantage d’aller vers l’avènement de la personne que de celle des individus et de l’individualisme…
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Il y a ici matière à imaginer des dispositifs qui associent l’usager (et ses parents par exemple) à son projet en soutenant sa capacité (et celle des parents…) à identifier ses besoins pour tirer ensuite pleinement profit d’une rencontre - confrontation entre sa perception (et celle de ses parents) et celle de l’équipe en ce qui concerne son devenir, ses ressources et ses limites… rencontre – confrontation qui se concrétisera par un projet négocié intégrant pleinement les ressources et les difficultés en présence. De tels dispositifs existent déjà mais restent souvent à promouvoir en ce sens qu’ils développent authentiquement la place de sujet de l’usager face à son projet. Ce genre d’orientation de travail met d’ailleurs en évidence la carence actuelle de formation des acteurs sociaux (au sens large incluant cadres et non cadres) dans les domaines de la gestion des situations d’argumentation psychopédagogique, de médiation et de facilitation face à des publics jeunes et adultes en souffrance, déficients ou en difficulté.
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Cet aspect nous paraît être, vu l’évolution récente de la loi sur l’action sociale et aussi au regard des besoins de terrain, un axe fort pour les besoins en compétence à venir au niveau des personnels de l’action sociale.
En effet on trouve, pour l’instant, très peu de modules de formations spécialisées sur la question « quelle pédagogie de la rencontre pour expliquer et négocier un projet avec l’usager ? ». Ce propos peut être souligné par le paradoxe suivant : d’une part l’importance sur laquelle tout le monde s’accorde de l’adhésion, de l’implication de l’usager et des parents dans le projet individuel et, d’autre part le peu de moyens en terme humain et surtout en terme de stratégie pédagogique développés pour expliquer et associer l’usager au projet… On pourrait imaginer une recherche beaucoup plus poussée quant aux manières et aux supports utilisés pour expliquer le projet au sujet et surtout pour l’aider à positionner son propre désir et à argumenter ou confronter sa position à celle de l’adulte...
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En effet le mot « synthèse » est inapproprié et devrait disparaître :
> tantôt il évoque seulement la partie « observation » de la méthodologie de projet… et ne correspond qu’à un résumé des observations sans définition suffisante de la problématique et du projet d’action programmées,
> au mieux (ce qui ne nous satisfait pas malgré tout car c’est une vision passive et réductrice de la pluridisciplinarité) il consiste en un empilage, une compilation des projets que chaque catégorie professionnelle a élaboré de son coté (coopération d’intervenants en « libéral »…) et n’est qu’une juxtaposition de projets d’accompagnement sans ancrage (fondement) dans une élaboration / compréhension commune de la problématique de l’usager.
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Ce qui est particulièrement absurde – pour ne pas dire inquiétant - dans certaines approches behaviouristes (sans généraliser à toutes les approches comportementalistes) c’est de prétendre résumer l’humain à une entité programmable, voire re-programmable à coups de stimulus > réponse…