Les fruits interdits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
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Ce qui a retenu mon attention dans le dialogue entre Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste et André Wérin, bibliste, dans l'ouvrage qu'il ont publié chez érès
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, c'est ce passage de la Genèse où Dieu (Les Elohim, plutôt, dans le texte) invite l'homme à jouir de tous les fruits du jardin d'Eden, sauf celui de la connaissance du bien et du mal.
Voici le texte
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: « L'Eternel Dieu prit donc l'homme et il le mit dans le jardin d'Eden pour le cultiver et pour le garder. L'Eternel Dieu donna à l' homme cet ordre: « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin. Mais tu ne mangeras pas des fruits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal; car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement. »
Au début l'homme visiblement est seul et unique. Il n'est pas sexué. C'est une abstraction. Une idée d'homme. Un prototype. « Il n'est pas bon que l'homme soit seul; je lui ferai une aide semblable à lui », estime Dieu. Il commence par faire défiler les animaux devant l'homme pour voir comment il les nomme. L'homme donne des noms à tous les animaux, mais il ne trouve pas d'aide qui fut semblable à lui. « Alors l'Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme; il lui prit une de ses côtes (le texte parle plutôt de : « coté », précise André Wenin), à la place il referma la chair. De la côte (du coté) Dieu forma une femme qu'il amena à l'homme. Et l'homme dit « celle-ci; cette fois est os des mes os et chair de ma chair. Elle sera appelée femme; car elle a été prise de l'homme ». En effet
Icha
, le nom du féminin en hébreu est issu de
Ich
. Mais
Ich
lui-me n'est pas sa propre source, il est issu de l'Adam premier: aucun, ni home ni femme ne peut mettre la main sur l'origine. Nous avons donc à partir de là non plus l'homme, mais un homme et une femme, qui trouveront un peu plus tard leur nom propre: Adam et Eve. Double division : à partir d'une entité primordiale décrite comme une totalité: l'Homme, division sexuelle (
Ich
et
Icha
); et division langagière (Adam et Eve). Les voici divisés, sexués, nommés, donc mortels. Autrement dit frappés d'une perte de jouissance irrémédiable. Evidemment ce qui suit va mettre en scène une tentative de recoller les morceaux à l'endroit même de l'interdit. Il ne suffit pas que l'interdit soit énoncé, encore faut-il qu'ils en fassent l'épreuve, qu'il s'inscrive à même leur corps.
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Le serpent se fait l'agent de cet appel à la jouissance. Cet arbre de la connaissance du bien et du mal interdit par Dieu, ne désigne t-il pas justement ce qui, si on pouvait le récupérer ferait qu'on puisse jouir, qu'on ne soit pas manquant? Voilà pourquoi Lacan décrit la jouissance comme une « substance négative » - c'est un peu comme la croissance négative! – Or l'être parlant, le parlêtre, qui est être du fait qu'il parle, du fait de l'appareillage aux lois du langage, est constituée par un manque-à-être radical. C'est sa structure, sa marque de fabrique. L'arbre de la connaissance porte sur un absolu du savoir sur l'être. C'est une fabrication dans l'après-coup de la « chute » dans le langage, d'un Dieu, d'un Paradis, d'un arbre dont les fruits donneraient la connaissance absolue. Souvenons-nous ici de l'origine commune de « savoir » et « saveur » (
sapere
en latin signifie, à la fois savoir et goûter) qui font du savoir une incorporation. Ce que le mythe biblique met en scène. Le savoir ça sa goûte, ça du goût, mais savoir ou savourer nous plongent dans l'épreuve d'un impossible à tout savoir, à tout savourer. C'est pourtant bien tentant que d'y goûter à cet absolu.
On pourrait opérer une translation du mythe biblique dans le vocabulaire de la psychanalyse de Freud et Lacan. On repère rapidement que le trait qui file tout au long de cette partie du texte c'est l'extraction de jouissance et ce à tous les niveaux
Premier temps: Entrée dans la loi. Dieu reconnaît la jouissance, mais pas toute.
Deuxième temps : entrée dans le langage, mais le langage comme pas tout. L'homme peut nommer les animaux mais il ne peut se nommer: il n'y a pas d'auto-nomi(nation). Son nom doit lui être transmis par un autre.
Troisième temps: entrée dans la relation. La différenciation sexuelle naît à partir d'un élément prélevé sur l'entité homme, ce qui le divise en homme et femme. L'extraction du phallus marque la perte de part et d'autre.
Quatrième temps: entrée dans la castration. La perte de jouissance pour s'inscrire doit être éprouvée dans le corps. C'est le temps du désir qui porte sur un objet interdit. Le désir chez l'être humain est fondamentalement incestueux. C'est pourquoi il emporte avec lui sa dose de culpabilité. L'être humain est coupable de désirer.
Cinquième temps: entrée dans la civilisation. Adam et Eve portent désormais un nom. Et ils sont extraits (chassés) de la jouissance de la vie. C'est ce mouvement d'une extraction interne de jouissance à un extraction externe que déroule le mythe. L'histoire des hommes peut commencer, pleine « de bruit et de fureur » comme l'écrit Shakespeare.
Ce passage de la Genèse met en scène la perte radicale de cette absolu de la connaissance. La connaissance c'est alors la naissance à cette perte. Pour ce qui est du bien et du mal, l'être parlant ne peut s'en remettre à un absolu, il est alors condamné à penser, à parler, à argumenter, à échanger, à témoigner et à juger, en son âme et conscience, comme on dit. Ce que la tradition chrétienne reprend sous l'appellation de « libre-arbitre ». Nous verrons à la lumière de la découverte freudienne de l'inconscient, qu'il n'est pas si libre que cela, cet arbitre.
C'est bien une question d'éthique qui se profile là. Mais j'entamerai mon commentaire à partir d'une histoire juive. Deux juifs discutent des grands hommes que le peuple juif a produit. Des noms, demande l'un:
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Moïse, qui a dit : tout est loi.
-
Mais encore?
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Jésus qui a dit : tout est amour.
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Et puis?
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Marx qui a dit tout est argent?
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Et encore?
-
Freud qui a dit : tout est sexe
-
Et puis
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Einstein...
-
Ah! bon Einstein, qu'est-ce qu'il vient faire là?
-
Einstein a dit: tout est relatif
Ce « tout est relatif » met en scène dans la sagesse populaire la découverte de la relativité restreinte, d'abord en 1905, et un peu plus tard de la relativité générale. C'est en gros pour les non-spécialistes ce qu'on en a retenu. Il s'agit là d'une seconde révolution copernicienne, que sans doute l'on n'a pas tout à fait encore encaissée. 1905 est une année emblématique de ce que Foucault nommait: une rupture épistémologique. Ces moments de l'histoire, où l'on s'aperçoit, mais longtemps après, dans l'après-coup, que l'
épistémé
qui servait de toile de fond aux pensées et aux actes de toute une civilisation s'est déchirée et livre place à des nouvelles représentations. C'est ce qui est passé au moment de la Renaissance où l'on glisse, avec Giordano Bruno, Copernic, Galilée et consorts , d'une représentation géocentrique à un espace héliocentrique. Ce décentrage a eu des conséquences sur les grandes figures épistémiques qui prévalaient jusque là. La perception et la conception de l'espace s'en trouve modifiée; celle du temps également, c'est à ce moment qu'apparaît la notion de projet et d'un temps linéaire dans lequel on peut se lancer en avant (
pro-jacere
). Ce décentrage a aussi des conséquences socio-politiques. Le Roi (dit même Soleil pour l'un d'entre eux) se voit détrôné de sa place dominante; on lui coupe la tête et dans ce cercle de sang on invente une nouvelle place qui elle est vide, la place à partir de laquelle l'un d'entre nous, un citoyen parmi d'autres, est nommé, élu, pour présider aux destinées de la République. Dans ses
Trois Essais sur la théorie de la sexualité
parus cette année-là, Freud mettait en série en 1905 cette révolution en associant à Copernic la découverte de Darwin, à savoir que l'espèce humaine est issue d'une rupture à partir d'une espèce animale. La troisième révolution, c'est lui Freud qui l'opère en énonçant que « le moi n'est pas maître en la demeure », contrairement à tout ce qu'énonce la tradition du classicisme et des Lumières, à savoir que l'homme peut se gouverner lui-même par l'usage de la raison. « Je suis maître de moi comme de l'univers » fait dire Corneille à un de ses personnages. C'est cette prétention à la maîtrise d'un savoir absolu sur l'homme et l'univers, qui sera repris ensuite par le discours de la science, que Freud vient entamer. Comme dans ces moments de rupture, la déchirure du tissu se fait sentir à tous les niveaux, et que le plus souvent les artistes s'en font les sismographes qui en enregistrent dans leurs créations les signes avant-coureurs, 1905, en passant, c'est aussi la première esquisse de ce tableau qui deviendra célèbre, de Picasso,
Les demoiselles d'Avignon
, qu'il nomma d'abord
Le bordel d'Avignon
. Avignon étant en l'occurrence un quartier de Barcelone. En 1905 avec ce tableau révolutionnaire qu'il achèvera deux ans plus tard, Picasso met le « bordel » dans les représentations.
On pourrait résumer ce déploiement épistémologique, véritable toile de fond des cultures, mais qui telle les toiles peintes de décor au théâtre changent brusquement ou se déchirent, selon trois périodes, en suivant les catégories que Lacan nous a transmises. Il y a pour chacun de ces périodes la prédominance d'une des trois catégories: Imaginaire, Symbolique, Réel.
Imaginaire
, avant la Renaissance: espace et temps sont construits sur les apparences, le retour des saisons, la marche apparente des planètes. On a donc un temps cyclique du retour du même, les rituels socio-culturels et religieux ayant pour fonction d'entretenir ce mouvement d'horlogerie; l'univers fonctionne à partir d'une vision géocentrique. L'espace social est centré autour du Roi représentant de Dieu sur terre. La fonction paternelle est entièrement dévolue au patriarcat. etc
Symbolique
, à partir de La Renaissance. Le passage du religieux au paradigme de la science permet les découvertes de Giordano Bruno, Copernic, Galilée etc qui bouleversent ces représentations et font advenir un nouvel espace, héliocentrique. Cette vision exige une sortie de l'imaginaire et une construction symbolique, où les apparences perçues dès lors comme trompeuses, sont relativisées. Le temps sort du cycle pour se faire linéaire. Il autorise une vision projective, une pré-vision. C'est alors que naît en Italie la notion de projet, d'abord dans l'architecture (Brunelleschi invente le projet et la perspective pour construire le dôme de la cathédrale de Florence; Alberti formalise la perspective). La perception de l'espace s'en trouve modifiée: Christophe Colomb, contre le dogme dominant, découvre un nouveau monde. Cette nouvelle
épistémé
aboutit au moment de la Révolution à un décentrage de la royauté. Naissance de La République.
Réel
, à partir de cette date emblématique de 1905, tout centrage se trouve relativisé. Chute des grandes représentations spacio-temporelles. Avènement d'un monde virtuel avec l'informatique et Internet. Désymbilisation généralisée: les grandes constructions symboliques que ce soit sur le pan religieux ou laïque s'effondrent. Même la prédominance de la science a du plomb dans l'aile, à partir du moment où elle a montré que loin de faire le bonheur des hommes, dans ses retombées technologiques, elle pouvait participer à leur destruction, ce dont la Shoa fit la preuve atroce. Le discours de la science, autrement dit le scientisme, qui joue aujourd'hui ses dernières cartouches représente bien une tentative ultime de maîtrise du monde qui un peu partout et dans tous les domaines vole en éclats (économique, politique, sémiologique, psychique). le réel, longtemps maintenu par la bride des appareillages symboliques, se déchaîne. Le monde n'est plus donné: il est a réinventer et reconstruire pour chacun. Encore faut-il disposer d'un environnement socialement et symboliquement élaboré pour que chacun puisse y frayer sa voie. Voilà où nous en sommes.
Je pense qu'on n'a pas tout à fait encaissé ce changement de paradigme dans les représentations. Ce qui se passe à partir de cette date de 1905 que je pose comme emblème du changement, c'est effectivement que tout devient relatif. Alors se pose la question: comment juger du bien et du mal? Notons quand même que cette idée que tout est relatif ne signifie pas que tout se vaut, ni que tout est dans tout et réciproquement. Ce qu'on peut inférer d'Einstein, pas sur le plan de la physique, je ne me permettrai pas, mais sur le plan de la morale sociale, c'est qu'il faut d'abord élire un point de vue, désigner un centre, un signifiant-maître pour construire un système symbolique cohérent. C'est donc une relativité très... relative, un décentrage qui porte sur la nature des signifiants maîtres, pas sur leur nécessité logique.
En effet jusque là pour répondre à la question : comment juger du bien et du mal dans les actions humaines, les civilisations ont inventé des entités supérieures au nom desquelles ils s'imposaient des interdits et au nom desquels ils les transmettaient. Des Dieux, des esprits supérieurs, de la nature, des éléments (terre, air, eau, feu) des animaux (les totems) puis un dieu unique, grande invention du pharaon Akhénaton, qui fait marteler, lorsqu'il monte sur le trône, toutes le stèles d'Egypte pour effacer le noms des autres dieux qu'Amon Ra et le nom de son père. On voit bien à l'origine de l'invention du monothéisme comme ses déclinaisons dans le patriarcat sont assurés. Viendront ensuite les trois grands monothéismes, les religions du Livre: hébreux, chrétiens et musulmans. Donc invention géniale des êtres parlant que de se donner des principes à partir desquels le jugement va opérer. La déclinaison de ces grands Sujets ou Grands d'Hommesticateurs, comme les désigne Dany-Robert Dufour
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, va permettre une construction où, en partant d'un mythe d'origine, les places de chacun sont définies dans leur différenciation et où les systèmes de transmission des valeurs dans la filiation sont légitimement assurés. Ainsi dans la tradition judeo-chrétienne, Dieu le père soutient la fonction paternelle dans sa version patriarcale.
Prenons rapidement le montage opéré par les philosophes grecs, Platon et Aristote, son élève. L'idée qu'au-delà du cinéma projeté sur les murs de la caverne, existe un monde des idées que l'on peut contempler – cette contemplation que Platon nomme
théoria
, théorie- est reprise par Aristote dans l'
Ethique à Nicomaque
, au nom d'un souverain bien. Pourquoi faut-il obéir aux lois de la cité? Parce que plus les citoyens sont « vertueux » (
aristos
), plus ils se plient à l'usage de la vertu (
arètè
) plus l'ensemble de la cité s'achemine vers le mondes des idées et le souverain bien. On voit dans ce montage que ce sont ces grandes entités du monde des idées chez Platon et du souverain bien chez Aristote qui gouvernent les choix possibles entre ce qui est bien et ce qui est mal. On pourrait explorer toutes les variantes que l'humanité a connu de cette invention géniale qui consiste à élire un principe supérieur au nom duquel on peut déterminer le bien et le mal. Comme on le voit dans le mythe biblique, la connaissance absolue nous est soustraite. Il faut d'abord inventer un « fléau » pour juger des poids dans la balance. Cette imagerie de la balance est reprise dans la mythologie chrétienne, au tympan des églises et cathédrales dans la mise en scène du jugement dernier, où un ange pèse les âmes. Le terme équivoque de « fléau » de la balance tombe ici à point nommé. C'est bien vécu comme un fléau que d'avoir à inventer des principes auxquels on se soumet pour juger juger du bien et du mal. Mais en fait il ne s'agit que du premier versant de l'éthique, éthique de la morale social peut-on dire au sens où toute société, pour transmettre un non radical et structural à la jouissance, met en oeuvre des lois, des coutumes, des manières de vivre, bref des interdits, notamment à partir de l'interdit de l'inceste qui fonde le socle de la perte de jouissance à l'endroit du maternel. Il faut en passer par la langue maternelle pour se séparer de sa mère. Donc les lois du langage sont bien le fondement de toute déclinaison de la loi.
Mais les grecs ont deux mots que nous avons fondu en un seul. Cette première éthique, qui concerne le collectif et l'usage de la raison, où chacun peut déterminer avant d'agir, ce qui est bien ou mal dans la société à laquelle il appartient, se dit
éthos
, avec un epsilon. Il existe une deuxième éthique qui s'écrit avec un êta, celle-là. Lacan y fait allusion dès le début du séminaire VII, sur
l'Ethique de la psychanalyse
. Cette deuxième
èthos
, beaucoup plus mystérieuse, a le sens de « séjour, demeure » chez Homère. C'est donc un lieu, un
topos
. Héraclite dans le fragment 119 dit «
ethos antropoï daïmon
» que je me permets de traduire- c'est un peu abusif au regard de la déclinaison grammaticale – par « dans la demeure intérieure de l'être humain il y a un démon ». Le démon - non pas cette entité fabriquée de toute pièce par les Pères de l'Eglise au III é siècle après Jésus-Christ, mixte d'un vocable grec,
daïmon
et de représentations assyriennes ou babyloniennes,
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fabrication qui vise surtout à inspirer la peur, à un moment ou la fréquentation des églises baisse et ou il se produit un retour aux anciennes divinités, dites païennes. Le
daïmon
chez les grecs, c'est tout l'opposé, c'est un être intermédiaire qui fait la navette entre les hommes et les dieux, c'est donc paradoxalement un ange, au sens d'
angellos
qui signifie: messager. C'est le messager des dieux. Ce
daïmon
va proliférer dans tous les recoins du bassin méditerranéen. On le trouve en arabe sous le forme du
Djinn
; en Andalousie sous celle du
Duende
, que Lorca célèbre en 1930 à La Havane, dans une conférence éblouissante, précisant que « le
Duende
, c'est le démon de Socrate »
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. Allons jusque notre mot: « génie », que Rimbaud fait résonner dans une de ses plus belles
Illuminations
.
Socrate vivait avec auprès de lui un démon. Ce démon, apprend-ton dans le
Charmide
, est une voix. Une voix qui se déclenche lorsqu'il est plongé en extase et lorsqu'il a des choix à faire. Mais le démon ne lui dit jamais ce qu'il doit faire. C'est juste un avertisseur, une sonnette d'alarme. Parfois il lui souffle des chose étranges cependant, comme de composer des chansons. Socrate aura à faire une dernière fois à son démon lorsqu'il est condamné à mort. Ses amis en fait on réussi à faire commuer la peine en exil à vie, mais lorsqu'ils portent la bonne nouvelle à Socrate, c'est pour l'entendre dire qu'il doit d'abord consulter son démon. On connaît la suite: Socrate boit la ciguë, et alors que ses amis qui l'entourent sont en pleurs, c'est lui qui les réconforte en leur disant: pourquoi pleurez-vous, j'ai fait ce que j'avais à faire. Evidemment je résume à ma façon le texte de Platon, en fonction de ce que j'en ai compris. C'est sûrement plus complexe et plus subtil. Mes maîtres m'ont toujours reproché dans mon approche des textes grecs et latin, de faire dans mes traductions de « la belle infidèle ». Pourtant je persiste au sens ou ce qui m'intéresse c'est ce que ces textes ont pu déclencher en moi de mouvement de pensée.
Mais nous n'avons pas tous apures de nous un démon pour nous soutenir dans nos choix. Alors comment faire? Saint Augustin nous met sur une piste intéressante. Là aussi je traduis à ma sauce. Il se demande comment il peut juger avoir fait la volonté de Dieu. En tant que responsable religieux il a des choix à faire, ces choix il peut les étayer sur la première éthique, celle de la morale sociale, vérifier avant d'agir si ces choix sont conformes à ceux de l'Eglise, au droit canon etc. Mais cela n'épuise pas la question. En fait un fois pesé le pour et le contre, comme tout un chacun Augustin agit en son âme et conscience, en fonction de ce qu'il pense être juste. Mais la question de faire ou non la volonté de Dieu ne jaillit que dans l'après-coup sous la forme, qui va traverser toute l'histoire de la philosophie de l'éthique: ai-je agi selon la volonté de Dieu? Pour résoudre la question dans l'après-coup, il ne faut pas trop compter sur Dieu. Evidemment ce qui serait bien, ce serait de remonter la sève de cet arbre de la connaissance du bien et du mal, que Dieu par exemple dans la prière, envoie en retour un signe d'assentiment ou de désaccord. Mais rien de tel chez Saint Augustin. Que reste-t-il alors? Il reste que lorsque je fais la volonté de Dieu, mon corps est dans la joie, et lorsque j'ai cru bien faire, amis que je me suis fourvoyé, c'est la tristesse qui m'habite.
Cette double notation à savoir que la question se pose dans l'après-coup et que c'est un « événement de corps » comme le nomme Lacan, qui fait réponse, va courir tout au long de l'histoire.
Baruch de Spinoza par exemple dans un brouillon de son grand texte sur
l'Ethique
qui ne sera publié qu'après sa mort, brouillon intitulé
Traité de la réforme de l'entendement
, pose la question, dans sa recherche philosophique de savoir s'il a atteint le noyau vrai de sa pensée. Grâce à la méthode de Descartes publiée 30 ans plus tôt, méthode de déconstruction systématique, il déshabille, comme on le ferait des peaux d'un oignon, les réponses prêtes-à penser. Ce ne sont ni les autres philosophes, ni les dogmes religieux, ni les croyances diverses et variées qui lui permettent de répondre à la question. Il se dit qu'une fois qu'il aura tout déconstruit, ce qui devrait rester ce serait le noyau vrai de sa pensée. Mais comment peut-il en être sûr? Lorsque j'ai atteint le noyau vrai de ma pensée, dit en substance Spinoza, je suis dans « l'éternité de la joie ». Autrement c'est la tristesse qui m'habite. Il paiera cher cette affirmation. Le
Sanhédrin
, qui cumule l'autorité religieuse et politique, averti de ses recherches, décrète le
Herem
, qui est tout à la fois l'excommunication et l'exil, pour avoir osé prôner qu'un membre de la communauté puisse penser par lui-même.
Faisons un saut jusqu'à Lacan et son VIIè séminaire consacré à
l'Ethique de la psychanalyse
. Dans sa dernière séance Lacan dit que « L'éthique consiste essentiellement ... en un jugement sur notre action ». A partir de quoi juger, quand ce n'est plus sur le plan collectif, mais sur le plan subjectif? Il y a « un rapport de l'action au désir qui l'habite », précise Lacan. Ce n'est donc pas « une spéculation portant sur l'ordonnance, l'arrangement ... (du) service des biens. Elle implique à proprement parler la dimension qui s'exprime dans ce qu'on appelle l'expérience tragique de la vie. » Finalement face à nos actions il n' y a qu'une question à se poser, mais là aussi dans l'après-coup: « Ai-je agi conformément à mon désir ? ». La seule forme de culpabilité c'est d'avoir cédé sur son désir. En effet ce n'est pas au nom du bien commun que ce jugement intervient car « faire les choses au nom du bien, et plus encore au nom du bien de l'autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l'abri non seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures ». Il faut croiser avec d'autres textes pour creuser un peu plus la question. Dans
Télévision
notamment. Pour s'en sortir, si j'ose dire, sur le plan subjectif: un seule voie. Celle de « l'éthique du bien dire ». D'ailleurs Lacan souligne en marge qu'« il n'est d'éthique que du bien dire ». L'éthique du bien dire ne consiste pas à dire ce qu'on pense être bien, pour faire bien, pour se faire bienvoir, pour faire plaisir etc, mais à se tenir dans la parole au plus près de son désir. Evidemment la difficulté c'est que de notre désir nous n'en savons pas grand chose, il demeure le lieu d'un obscur objet, pour reprendre le beau titre d'un film de Bunuel. Ce n'est que dans l'après-coup de l'action que nous sommes mis à la question: ai-je agi conformément à mon désir?
C'est dans la parole que j'adresse à autrui que me revient la nature de mon acte. Elle me revient comme le dit Lacan « par le corps » en joie ou tristesse. La tristesse, que l'on affuble aujourd'hui du mot savant de dépression, n'est pas un état d'âme, mais, « c'est simplement une faute morale, comme s'exprimaient Dante, voire Spinoza: un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s'y retrouver dans l'inconscient, dans la structure ». Et à l'opposé de la tristesse, il y a le « gay sçavoir », terme qu'il emprunte à Rabelais et Nietzsche - « lequel est, lui, une vertu »
Finalement à l'issue de ce cheminement avec Lacan advient une dernière forme de la question éthique. On la trouve formulée dans un texte que prononça Lacan en conclusion du colloque sur les psychoses organisé par Maud Mannoni en octobre 1967. « Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail »
8
.
Je terminerai ce tour d'horizon par un philosophe d'aujourd'hui qui pose radicalement la question de l'éthique. Il s'agit d'Alain Badiou qui dans un petit ouvrage
L'éthique, essai sur la conscience du mal
, reprend la réflexion là où Lacan l'a laissée. Il est radical : « Toute volonté collective du Bien fait le Mal ». Donc l'éthique collective ne suffit pas, il faut la contrebalancer par cette deuxième éthique, éthique du sujet parlant que Badiou nomme « éthique des vérités ». En effet « s'il n'y a pas d'éthique « en général », c'est que le Sujet abstrait fait défaut, qui aurait à s'en armer. Il n'y a qu'un animal particulier, convoqué par des circonstances à devenir sujet ». Bref on ne naît pas sujet, on le devient, et en permanence; on n'en a jamais fini avec ce devenir. Les circonstances, « circonstances de vérité », précise Badiou, dans lesquelles un sujet est convoqué à devenir, sont multiples. Ce sont des événements qui peuvent être collectifs ou subjectifs, mais qui tous mettent le sujet au pied du mur de son désir: la Révolution française de 1792, la rencontre d'Heloïse et Abélard, la création de la physique moderne par Galilée, l'invention par Haydn d'un nouveau style musical. Mais aussi la Révolution culturelle chinoise, une passion amoureuse, la création par mon ami Alexandre Grothendieck d'une nouvelle branche de la topologie, l'invention du dodécaphonisme par Schoenberg etc. La question de l'éthique se pose alors pour Badiou dans l'après-coup de cette rencontre qui fait événement. Elle consiste à rester fidèle à l'événement où un sujet a été touché. S'il s'agit alors, comme l'énonce Lacan, de ne pas céder sur son désir, cela signifie « ne pas céder sur ce que de soi-même on ne sait pas ». L'éthique d'une vérité s'énonce alors ainsi: « Fais tout ce que tu peux pour faire persévérer ce qui a excédé ta persévérance. Persévère dans l'interruption. Saisis dans ton être ce qui t'a saisi et rompu ». Une telle éthique ne se communique pas. Elle est issue d'une rencontre. Ethique du réel pour employer une catégorie lacanienne. Car tout accès au réel est de l'ordre d'un rencontre. Rencontre avec un événement. Cette éthique ne relève pas non plus d'un savoir. Car il y a « une discordance insurmontable... entre vérité et savoir ». On pourrait conclure sur cette maxime que Badiou nous propose: « N'oublie jamais ce que tu as rencontré ». Que la rencontre se produise dans le champ politique, dans l'amour, dans la création artistique etc Il s'agit finalement d'être fidèle à la fidélité, « en liant le su par l'insu », autrement dit en bordant un point de réel par les signifiants. Ainsi débouche-t-on sur ce que j'ai nommé ailleurs: la saveur du réel.
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Au terme de cette expédition dans le pays de ces deux éthiques, qu'en conclure? Si ce n'est qu'il ne s'agit de ne lâcher ni sur la raison qui organise le collectif, ni sur le désir qui oriente inconsciemment un sujet. Le vivre ensemble exige de chaque sujet une perte de jouissance au nom des principes et des lois qui organisent le collectif. La position subjective exige une perte de jouissance du fait que le sujet ne prend la mesure de son désir que dans l'après-coup. Donc résumons : perte de jouissance à tous les étages! Se pose cependant la question que Jean-Pierre Lebrun ne cesse de marteler : qu'en est-il des repères collectifs et de l'articulation des sujet à ces repères, dans un monde où les seules valeurs dominantes se réduisent de plus en plus aux valeurs marchandes, ce qui conduit à la chosification et des collectifs humains et des sujets?
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Qu'en est-il dans notre société postmoderne de la parole comme modalité fondamentale du lien social? En effet le point d'articulation entre éthique de la morale sociale et éthique du désir se situe bien dans le « dire », là où un sujet est représenté dans les lois du langage et donc inséré dans le collectif. C'est ce point d'assujettissement et au désir et au langage que Lacan désigne sous le terme de « bien dire ». Il ne s'agit donc pas de parler uniquement, mais de SE parler. Mais dans l'évolution des sociétés modernes, marquées par le discours du capitaliste, le lien social ne se fait plus dans l'apparolage, qui lie dans sa parole un sujet à autrui à partir de l'évocation d'un objet perdu ( objet cause du désir: les 4 objets @ que dégage Lacan) mais dans l'appareillage des sujets aux objets de consommation. La confusion entre objets @ et objets consommables, produit un sujet qui, là où consomme, se consume.
A Pierre Dumayet qui lui demandait pourquoi il recommençait sans cesse la série de ses « hommes en marche », le sculpteur Giacometti fit cette réponse: je veux savoir pourquoi ça rate toujours! Ce ratage, cette imperfection, cette incomplétude, sont sans doute la plus belle réussite de l'humanité. Tous les mythes, les cosmogonies, les religions ne sont que des tentatives de border ce point d'inachèvement. L'être humain naît/n'est pas fini. Ce sur quoi nous laisse ce passage de la Genèse d'où je suis parti, c'est que nous avons à faire, en tant qu'êtres parlants, à un impossible fondamental et indépassable. Le savoir absolu qui permettrait de régler idéalement les actions des hommes n'existe pas. Nous sommes dans l'obligation à chaque fois de reparcourir le chemin, d'en réinventer les fondements, pour s'y assujettir. Si nous sommes débarrassé de Dieu, insiste Jean-Pierre Lebrun, nous ne pouvons nous débarrasser d'avoir à assume la perte jouissance.
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« Certes le ciel est vide, mais il est toujours au-dessus de nos têtes, aime-t-il dire, pour illustrer cet invariant du transcendantal même lorsque le transcendant en a chuté. Ainsi se renouvellent ce que Jean-Daniel Cause désigne dans son dernier ouvrage comme
Les figures de la filiation
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Nous portons tous aujourd'hui sur nos épaules et chacun d'entre nous, ce devoir de transmission qui conditionne ni plus ni moins que la survie de l'humanité. Nous ne pouvons plus le faire uniquement au nom de la tradition. Nous sommes condamnés à inventer les chemins nouveaux par lesquels des sujets, le sujet, production inimaginable dans l'univers quand on y pense, poursuive sa route, sur ces sentiers qui, comme aimait le dire Martin Heidegger, ne mènent nulle part.
Joseph Rouzel, psychanalyste, formateur, directeur de l'Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC), Montpellier. rouzel@psychasoc.com
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Intervention lors de la journée « Des lois pour être humain », 10 janvier 2009, Montpellier. Organisée par le département de psychanalyse de l'Université Paul Valéry, Montpellier III; l'Association pour la Psychanalyse dans les Lieux de soins et la Cité et la Faculté de théologie de Montpellier. Journée d'échanges et de débats avec Jean-Pierre Lebrun (psychiatre et psychanalyste en Belgique) et André Wenin (bibliste, doyen de la Faculté de Théologie de l'Université de Louvain en Belgique) à propos de leur livre d'entretiens, paru chez Erès en 2008:
Des lois pour être humain
. Un psychanalyste et un bibliste se sont risqués à un dialogue. Le premier parce qu'il s'interroge sur la capacité des textes fondateurs de notre culture à dire la spécificité de l'humain, le second parce qu'il est convaincu que la psychanalyse développe une approche de l'être humain qui n'est pas étrangère aux textes qu'il travaille. C'est donc par leur portée anthropologique qu'ils se sont rejoints pour interroger l'actualité de notre société. En donnant sa place au vide que l'idéologie néolibéral s'efforce d'exclure, ce sont les invariants de l'existence humaine qu'ils ont cherché à restituer dans ce monde en pleine mutation.
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Jean-Pierre Lebrun et André Wénin,
Des lois pour être humain
, érès, 2008.
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Le texte sur lequel je m'appuie est celui de la version synodale publiée par La Société Biblique de France en 1934. Il existe depuis des traductions plus affinées. Mais c'est un ouvrage qui m'accompagne depuis des années et j'y tiens!
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Freud à propos de la cure analytique écrit que « la psychanalyse s'apprend à même son corps ». ( Préface à August Aïchhorn,
Jeunes en souffrance
, Champ Social, 2005)
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Dany-Robert Dufour,
On achève bien les hommes
, Denoël, 2005.
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Mais André Wenin m'a fait remarquer que cette représentation est déjà présente dans les évangiles apocryphes, donc bien avant le IIIé siècle.
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Federico Garcia Lorca,
Jeu et théorie du Duende
, Encre Marine, 1996.
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Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l'enfant » in
Autres écrits
, Seuil, 2001.
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Joseph Rouzel, « La saveur du réel », in
Psychanalyse pour le temps présent
, érès, 2002.
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Voir : Jean-Pierre Lebrun,
La perversion ordinaire
, Denoël, 2007.
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Jacques Lacan,
Séminaire XXIII, Le sinthome
, Seuil, 2005.
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Marie-Jean Sauret,
L'effet révolutionaire du symptôme
, érès, 2008
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Jean-Pierre Lebrun,
Clinique de l'institution
, érès, 2008.
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Jean-Daniel Causse,
Figures de la filiation
, Cerf, 2008.
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Voir également l'ouvrage de Charlotte Herfray,
Les figures d'autorité
, érès, 2005.
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