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Les liaisons dangereuses ou Les conjonctures d'Eros contemporain.

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Alain VOISINNE

samedi 02 mai 2020

Les liaisons dangereuses ou

Les conjonctures d'Eros contemporain.

Nous voilà tous sonnés! Au début d'un printemps qui consentait enfin à s'installer, un organisme vivant, un virus d'une taille dérisoire allant de 60 à 140 nanomètres est venu plonger la France, l'Europe et enfin la quasi intégralité de la planète dans une détresse obscure. Si petit, tellement infime et pourtant si réel, tellement indiscutable et factuel. Le Covid 19 ruine l'opinion, affole les marchés, angoisse les croyances et les certitudes. Nous nous trouvons presque invités à reprendre une formule que l'on aurait pu croire désuète et pourtant redevenue contemporaine "la bourse où la vie!". Quand Ovide disait l'Art d'aimer, ce Covid 19 peut être un tueur. Tout semblait aller si bien pourtant! Les promesses de jouissance allaient bon train même si elles se trouvaient orientées par des vents souvent contraires ou paradoxaux. 

L'ère d'un "moi je", "d'un moi j'ai le droit" était grande ouverte, entre autres symptômes d'une "nouvelle économie psychique" et d'un "monde sans limite" voire d'un "immonde sans limite" tels qu'ils ont pu se trouver énoncés par Charles Melman, Jean Pierre Lebrun entre autres. La mondialisation chantait son triomphe. Des discours aussi multiples qu'hétérogènes en venaient à nous promettre différentes lunes, ceux du marketing et du politique s'en étaient fait certains des portes voix. La force du déni et les effets du semblant parvenaient à faire écran aux aspects les plus sournois d'un réel contemporain maladroit et, disons-le, par certains côtés un rien pervers. Et puis voilà ce coup de tonnerre dans un ciel déjà chargé, cet organisme vivant à l'aspect couronné de ses spicules s'est invité dans nos quotidiens contemporains. Aussi minuscule qu'effrayant, monstrueux en ce qu'il installe d'imaginaire et convoque de réalités douloureuses et souffrantes en même temps que diversement alarmées.

Un coronavirus. Ainsi nommé nous dit-on en raison de l'apparence couronnée que lui confèrent les spicules qui l'enveloppent. Un virus couronné, bigre! Nous voilà possiblement devant un quasi conflit de signifiants en ce que ces deux termes viennent convoquer intrinsèquement au travers de l'effraction que cet organisme vient opérer dans notre contemporain dit moderne. On entendrait presque "couronne à virus". Mais alors, de quel couronnement pourrait-il s'agir? Qu'est-ce à dire alors de cette couronne ou de ce couronnement? On serait tenté ici de penser à un couronnement de la jouissance, si tant est que celle-ci puisse être collective et advenir à son apogée. On pensera ici néanmoins à toutes ces formes contemporaines entrevues et présentes dans le rapport des uns aux autres que ce soit à l'endroit du politique, dans les béances de l'autorité, dans l'hyperconsommation sacralisée à tout va, dans l'affirmation hystérisée des revendications moïques de tous poils, dans l'assomption maladroite et souvent douloureuse des exigences phalliques et à tous ces malaises ou maladresses authentiquement consécutifs des impératifs et interdits articulés aux exigences narcissiques contemporaines. 

"La sphère économique totalement débridée organise un déplacement massif du désir vers le besoin: chacun et chacune doit, mérite, exige et obtient accès aux prothèses orthopédiques. À quel Schreber devons-nous cette époque : appareil à se déplacer, voir, entendre, plus loin, plus fort, appareils à jouir ? Tétraplégique des sens qui ne lui appartiennent plus, l'ectoplasme consommateur est pieds et poings liés. C'est la seule idéologie qui s'impose : la paralysie. Celle-ci favorisée par l'extension des écrans. L'homme contemporain est sans cesse sollicité, excité, sommé de répondre par une jouissance de consommation à des stimuli industriels, alimentaires, culturels, religieux. (Stéphane Renard, ALI date publication : 12/02/2018).

Par ailleurs jamais sans doute autant que maintenant n'aurons-nous à entendre ces discours de passion d'une maîtrise quitte d'ailleurs à entrevoir celle-ci imaginairement comme définitivement possible. Le sapiens contemporain bousculé, balloté, otage de son propre désir et perdu dans l'immensité d'un désir aussi insistant que lié aux aléas des paradoxes présents se trouverait alors pris dans des étrangetés pour le moins singulières.

"On s'en fout de ce virus, on a des enfants et des petits-enfants à nourrir!", s'indigne une vieille femme qui fait la queue pour obtenir les aides sociales dans un township de Port Elizabeth (Afrique du sud). C'est ce qu'on pouvait lire récemment. Ou, quand les velléités de cette maîtrise côtoient ou plus exactement viennent heurter de leur désespérance le roc d'un réel enfantant alors les formes les plus ardues de la désolation. Coronavirus. Couronne à virus. Couronnement. Que dire? Triomphe alors ou impossible victoire? Et si oui lequel? Laquelle?

Le contemporain avait inauguré aussi finement que sûrement l'ère d'un repli sur soi, lui-même articulé à d'autres figures qui s'y étaient agrégées, consacrant alors les formes sociales d'un retour parfois ardent aux différentes allures identitaires. Le nationalisme s'imposerait presque comme un seul recours devant les angoisses d'une altérité malade adoubant presque de ses alibis maladroits le retour de la peste brune. L'ère du "moi je" validant presque logiquement le reflux des élans humanistes qui avaient conduit pour exemple en son temps la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Laquelle déclaration, il n'est peut-être pas inutile de s'en souvenir au demeurant, stipulait dans son préambule "le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont les seules causes des malheurs du monde a résolu d'exposer dans une déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables…". L'article premier poursuivait plus loin, affirmant: "le but de la société est le bonheur commun". On pourra évidemment discuter du signifiant "naturel".

Cruelle ironie du sort, la moitié de l'humanité est à ce jour confinée. Et encore, peut-être plus. L'injonction de confinement vaudrait-elle réponse ou métaphore à la tentation de ce repli? Ou alors y aurait-il à se souvenir de Freud écrivant dans Malaise dans la civilisation : "Tandis qu'ils s'efforcent d'acquérir à leur profit la jouissance, le succès ou la richesse, ou qu'ils les admirent chez autrui, ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie". Nul doute qu'il y aurait vraisemblablement à considérer cette situation nouvelle pour mieux tenter d'en élaborer et d'en dire quelque chose à soutenir à l'aune de nos solitudes contraintes, tels de nouveaux parias en écho aux lépreux d'autrefois, la crécelle en moins ou réduite à l'état d'un masque au demeurant salutaire et bienvenu. Curieux déroulé néanmoins que ce mouvement allant d'un "moi j'ai le droit!" au repli à se dissimuler derrière ce masque protecteur lui-même conçu de replis successifs. Le repli n'est-il pas souvent ordonné en cas de menace ou défaite?

On pourra sans doute discuter par ailleurs des effets de ce que les "gestes barrières" imposés dans une nécessaire logique sanitaire viendront convoquer de la relation à l'autre, à son propre corps et logiquement au corps de l'autre. 

Le mot virus est emprunté au latin uirus qui signifie suc, jus, humeur ; venin, poison, mauvaise odeur, infection. Délicat programme, on en conviendra, organisé autour et à partir d'un ensemble de signifiants qui ne viennent pas, pour le moins, laisser entrevoir de séduisantes perspectives mais qui, au contraire se trouvent bien davantage orientées vers la menace et le dégoût en même temps que le toxique et la contagion. De là à considérer l'autre comme une menace mortelle il n'y aurait qu'un pas qui pourrait être associé à cette sorte de ciguë moderne extrapolée du Phédon. D'autant plus étonnant ou plus précisément paradoxal si l'on reprend ce signifiant couronne qui pourrait associer alors cette expression ancienne "faire couronne" qui appelait en son temps l'idée d'être en bon terme, voire de se trouver en parfaite harmonie avec son semblable. Quid également du latin corona, "couronne, ouvrage de fortification, couronne de fer pour migraine, récompense céleste, couronne d'épines, chose qui encercle en dominant quelque chose, ce qui ceint la tête" voilà quelques-uns des éléments de signification que propose le très conséquent CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). On conviendra là de l'hétérogénéité signifiante présente ici qui reprend néanmoins peut-être les aléas embarrassés de notre monde contemporain qui se trouvent en même temps soulignés dans ce moment ardu que nous vivons collectivement.

Serait-il possible de tenter d'articuler ces rapports pour le moins baroques allant parfois jusqu'à venir convoquer une certaine forme de paradoxe où cette corona, cette couronne narcissique d'un ego contemporain aux formes encombrées des prétentions phalliques hésitantes en même temps qu'assurées ou soutenues peut tout aussi bien célébrer qu'isoler, protéger en même temps qu'enfermer, magnifier en même temps qu'exposer aux plus cruelles des déchéances, protéger en même temps que blesser. Comment le sujet contemporain peut-il s'y repérer dans ces attributs hasardeux d'une couronne périlleuse d'un égo dispersé dans ces discours aux vents contraires des proclamations de tous ordres, venant promettre et distribuer tout à la fois honneur ou son semblant voire jusqu'à l'illusion suprême d'une nomination de quasi divinité conduisant aux seuls écueils de douleur dans la confrontation au réel lui-même articulé au roc de la castration. 

Nous savons bien avec Lacan que nous payons le prix fort de notre entrée dans le langage. Nous n'ignorons plus que c'est au prix de l'abandon d'une part non négligeable de jouissance que nous pouvons entrevoir notre entrée dans le langage. La civilisation dans son amorce se soutient d'un abandon douloureux, d'une perte irrémédiable qui permet ce premier mouvement civilisateur. C'est au prix de cet abandon que le sujet désirant et parlant peut advenir, non sans articuler une difficulté et non des moindres, à savoir la dimension relationnelle entre les humains. En même temps que l'humain est parlant et désirant, commencent pour lui ses travaux d'Hercule. 

En reprenant le titre d'un recueil de nouvelles de Tonino Benacquista "Tout à l'ego" l’écrivain et philosophe Régis Debray déplore l’effacement, à l’échelle planétaire, d’un modèle politique humaniste et fraternel. On pourra interroger ici ce que sont devenus des items aussi profonds que solidarité, sympathie, entraide, concorde, coopération, communauté (et non pas communautarisme). Bien évidemment cette liste pourrait se prolonger bien au-delà de cette rapide énumération. Peut-être qu'à s'obstiner à vouloir penser l'autre telle une menace, un certain réel s'est emparé de ce vœu afin d'y donner consistance dans l'horreur de cette infection. Un peu au fond comme si l'individu était devenu une finalité tout à la fois trompeuse et trompée se perdant tout à la fois dans un faux tout, vide et aliéné de ses jouissances de tous ordres. Cette sorte de tyrannie d'un "moi-je", "d'un moi j'ai le droit" ne serait-elle pas venue enfanter un semblant de corpus mal appareillé de son accès au langage et au désir. Telle une inscription d'un réel insoutenable, ce covid ne viendrait faire écho qu'au semblant, "qu'au-vide" symbolique douloureusement installé dans notre monde contemporain.

Et en même temps quels sont ces mouvements, parfois aux allures d'errance où il est intéressant et rassurant peut-être de voir ces initiatives salutaires, applaudissements des professionnels de santé, solidarités de voisinage, de rues, de quartiers, de villages et de communautés urbaines. Quelle est cette oscillation et comment s'y repérer dans ce monde d'étrangetés où le confinement imposé, tout en venant imposer sa rudesse, viendrait constituer une sorte de figure actuelle du repli et, en même temps, sauver une vie toutes les 8 minutes (étude Impérial Collège London)? 

"Ce covid rend visible ce qui est caché", déclarait il y a peu Magali Reghezza, géographe, directrice du Centre de Formation sur l'Environnement et la Société de l'ENS. Pour autant il est impossible de dire les effets que cette crise aura une fois son terme advenu. Peut-être à envisager des lectures autres ou tout du moins à tenter de faire prévaloir le désir sur la jouissance et tenter de nous départir plus avant d'un imaginaire qui ne pourrait que trop nous entrainer à nous envisager collectivement et individuellement tel un ensemble en forme de colosse au pied d'argile. Nous venons sans doute d'en faire, une fois de plus, la cruelle expérience dans ce réel qui vient faire effraction.

Dans "l'œuvre au noir de la pulsion de mort" Monique Tricot rappelle tout à fait pertinemment et il semble utile de la citer dans ce large extrait "il n'y a pas de vision psychanalytique du monde. Freud l'a déjà écrit en 1925 dans Inhibition, symptôme et angoisse, brisant là les espoirs qu'auraient pu laisser miroiter ses élaborations de 1920 sur les relations entre le ça, le moi et le surmoi. Il se dit même fermement hostile à la fabrication de vision du monde; ce n'est pas le champ de la psychanalyse. "Vision du monde". Ce terme rend compte approximativement d'une locution typiquement allemande: Weltanschauung. En 1932, Freud en reprend la question dans la trente-cinquième Conférence Sur une Weltanschauung. Et là, c'est une définition sans appel. « Une Weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout de façon homogène tous les problèmes de notre existence à partir d'une hypothèse qui commande le tout, où par conséquent aucun problème ne reste ouvert et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée. Lacan nous fait faire un pas de plus quand il énonce dans le séminaire La logique du fantasme, dans une de ses formules ramassées dont il a le secret, secret que nous avons parfois un peu de mal à percer: «Je ne dis même pas que la politique, c'est l'inconscient, mais tout simplement l'inconscient, c'est la politique".

Et nous voilà revenus, non pas au point de départ mais plutôt à reprendre s'il en était besoin la question de la parole en ce qu'elle soutient de civilisationnel et pas seulement, à condition de l'envisager telle un risque nécessaire et non pas en regard de toutes ces formes d'avatars contemporains agités devant nous. 

Cela suppose sans doute d'y regarder de près pour ce qu'il en est de s'y engager.

Alain Voisinne

1er mai 2020

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