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Les paramètres inconscients de la « démarche qualité »

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Bernard Montaclair

mercredi 05 juillet 2006

Dans les années cinquante, une importante usine de margarine s’est trouvée brusquement dans une situation embarrassante. Le ruban jaune d’or qui sortait au bout de la chaîne, prêt à l’empaquetage, avait soudain viré au vert tendre.

Vérifications faites, recherches à tous les étages de la fabrication, mélangeurs, malaxeurs, analyse des colorants, tout fut passé au peigne fin. En vain. La margarine sortait verte. Les fournisseurs, les chimistes, les ouvriers qui intervenaient à chaque étape de la fabrication furent interpellés un par un, suspectés, surveillés. Malgré les recherches de responsables ou de coupables, la margarine restait verte.

Par chance, la qualité gustative était inchangée. Le produit était parfaitement comestible et sans toxicité.

Les commerciaux, les publicitaires ont été mobilisés, et invités à mettre au point une campagne de promotion pour liquider le stock

Les murs se couvrirent dans toute la France de grandes affiches qui vantèrent, sur fond de palmiers et de plage exotique, « Toute la richesse des tropiques sur votre table! »

Un psychosociologue passa par là, invité par la direction à se pencher sur le phénomène.

C’est de lui que je tiens cette vignette clinique. Je respecterai son anonymat et celui de la firme en question.

Il se préoccupa, c’était son métier, de la circulation de la parole et des affects ENTRE les différents acteurs de la fabrication. Il finit par repérer, dans la chaîne des humains, ingénieurs, magasiniers, ouvriers, femmes de ménage, acheteurs, fournisseurs, contremaîtres, contrôleurs de qualité, « un maillon faible ». A une certaine étape de la production, quelque chose (et non quelqu’un ), une incompatibilité d’humeur, une rivalité, un malentendu, une faille de communication, ENTRE deux personnes. Une parole d’un certain type ayant été mise sur l’événement, la margarine est redevenue jaune sans qu’il ait été besoin de mettre quelqu’un à la porte, de modifier les machines ou les processus de fabrication. L’important n’était pas de repérer la faute, la négligence de quelqu’un, mais la défaillance d’une relation entre deux personnes, ou un groupe de personnes, et que cela avait été à l’origine d’un dysfonctionnement.

Ceci renvoie bien sûr aux théories princeps de la psychosociologie américaine des années 20 au relativisme, et au structuralisme : Ce ne sont pas les éléments, pris individuellement, qui sont de qualité bonne ou mauvaise, mais leur configuration . Les observations faites sur les pilotes d’escadrille au cours de la seconde guerre mondiale sont bien connues. Elles sont à l’origine du sociogramme et du sociodrame de Moreno. Rappelons aussi cette célèbre expérience de MAYO à la Western Electric’. Chargé d’étudier, dans l’optique tayloriste qui avait cours aux USA dans les années 1920, l’influence des conditions de travail sur la productivité, il monta une étude sur l’éclairement des ateliers. On faisait varier l’éclairage. La variable dépendante était mesurée au nombre des pièces produites par chaque atelier.

On augmente l’éclairement de l’atelier. Le rendement augmente. Contre expérience : On diminue l’éclairement, à un niveau de plus en plus bas, au dessous d’un seuil raisonnable.

La productivité continue d’augmenter . Qui plus est, dans le groupe témoin, pour lequel on n’avait rien modifié, la productivité augmente aussi.

La conclusion de MAYO, rejoignant d’autres études analogues menées par les psychosociologues, était qu’un paramètre intervenait qui n’avait rien à voir avec les hypothèses de départ : le facteur humain. Les ouvriers travaillaient mieux, non pas à cause de l’éclairage, mais parce qu’on s’était intéressé à eux.

J’ai été marqué dans ma jeunesse par une première expérience dans l’industrie.

Je venais d’être embauché dans une usine de câbles électriques, comme « agent de planning ».

Au dessus de l’atelier de fabrication, opéraient dans un vacarme assourdissant, sous la conduite de trois blouses grises, des « bleus » maculés de goudron, de chaux et d’huile. J’étais, dans les bureaux insonorisés de l’étage, revêtu d’une blouse blanche. Le directeur et son adjoint, en civil, m’expliquèrent le principe de cette nouvelle méthode importée de l’oncle d’Amérique : le « « planning ». Sur un mur entier, des fiches de couleur s’alignaient sur des grilles. Avant de lancer une fabrication pour une nouvelle commande, on sortait du stock les matières premières nécessaires, les heures de main d’œuvre, la durée de chaque phase de production. J’envoyais aux services concernés des bons de sortie de matières premières, j’affectais ces matières à l’atelier chargé de lancer la fabrication dont je suivais l’avancement. Ainsi, le processus était suivi avec rigueur et efficacité. Quoi de plus rationnel ?

Pendant les premiers mois, je m’acquittais au mieux de ma tâche, assez fier, il faut le dire, de mes responsabilités. Jusqu’au jour où je découvris pour le câble qui venait d’être mis en fabrication, qu’il me manquait trente tonnes de plomb. Après avoir vérifié mes calculs, pointé les fiches, les curseurs et les vignettes du fameux planning, je dus me rendre à l’évidence : L’atelier en dessous devait être paralysé, faute de matière première.

Avant d’aller avouer mon désarroi au directeur, je descendis à l’atelier et, dans la cabine vitrée, je demandais au contremaître s’il n’y avait pas une erreur dans les affectations.

-Ton câble ? Ben, il tourne en ce moment, tu vois.

- Mais tu n’as pas de plomb. Le stock est vide !

- Ah ! Tu parles des papiers jaunes que tu m’envoies ? Mais tes papiers, ils ne servent à rien. Moi, je les mets à la corbeille. Ce n’est pas comme ça qu’on travaille. Je vais t’expliquer : J’ai appris la semaine dernière en buvant un coup avec le chef d’atelier qu’il allait y avoir une commande pour le XYZ. C’est un modèle qu’on a déjà fait l’année dernière, enfin presque le même. Alors, j’ai commencé à faire régler la chaîne pour ne pas être pris de court.

- Mais tu n’avais pas de plomb ?

- Ah, mais si. J’ai un copain, le contremaître de l’atelier 3, on joue à la belotte ensemble. Il en avait en réserve d’une autre fabrication. Ce n’est pas tout à fait le même mélange, mais la teneur en étain est encore meilleure. Au contrôle, le client trouvera ça très bien. Je lui rendrai plus tard. On s’arrange quoi.

Je suis remonté rassuré mais déçu. Tout ce travail rationnel, concocté par des spécialistes de l’organisation, et dont j’étais un peu fier, n’avait aucune utilité pratique. A l’atelier, « çà ne marche pas comme ça. » Et des systèmes parallèles, efficaces et bien rôdés, assurent à l’entreprise le bon fonctionnement de la production, la qualité et le respect des spécifications, la tenue des délais de livraison.

Un peu plus tard, dans une autre usine, je travaillais au laboratoire de recherche. J’ai fait d’autres découvertes du même ordre. J’avais toute latitude pour entreprendre des essais, des « inventions » les plus variées. Le chef du laboratoire, ingénieur-docteur, passait de temps en temps, après avoir frappé à la porte et demandé s’il ne me dérangeait pas. Il me demandait où j’en étais. Il sortait de sa poche une publicité d’une revue spécialisée américaine : « Ils font des trucs comme çà. Vous devriez essayer. Surtout marquez bien tout !!!» Garder une trace était la seule consigne impérative qu’il me donnait. Un jour, embarrassé parce que je voulais trouver un vernis pour protéger de l’humidité des résistances en carbone, je suis allé le déranger dans son bureau, pensant qu’il allait m’engueuler parce que je posais une question du niveau d’un cours de chimie de terminale.

« Ma foi, j’en ai aucune idée ! Allez donc chez le droguiste du coin, et achetez lui tous les vernis qu’il a. Faites des essais. On verra bien ce qui marche le mieux. Mais surtout, marquez bien tout ! »

Lorsqu’une fuite d’eau survenait, le chef de laboratoire était avec les ingénieurs, la secrétaire et la femme de ménage, occupé à colmater la fuite et éponger avec la serpillière. Il ne demandait pas qui avait oublié de fermer le robinet ou avait mal monté l’ appareil. Sa préoccupation était d’abord de neutraliser les dégâts, et de savoir si l’expérience en cours n’avait pas été perturbée par l’incident.

Je pouvais demander à la secrétaire de signer un bon pour aller acheter une coupelle de platine. Personne ne me demandait à quoi cela allait servir ou si une coupelle en inox ne pourrait pas faire l’affaire.

Certaines applications de nos recherches ont eu un brillant avenir. J’ai même touché pendant quelque temps des royalties modestes pour certaines « découvertes » qui ont rapporté beaucoup d’argent à l’entreprise..

Faire confiance, responsabiliser au niveau le plus bas possible, croire à un potentiel humain, et surtout, se positionner entre les membres du groupe, participer le plus souvent possible, partager les tâches ingrates, ces démarches ne sont pas les prêches utopiques de quelques soixante-huitards nostalgiques. Dès 1920, Célestin Freinet avait supprimé l’estrade de sa classe. Installé aux côtés de ses élèves, et non plus « face-à-face, », il participait avec eux à la découverte du monde, à la mise en valeur et à la transmission de la pensée de chacun.

Ces dispositifs, moins informels qu’on ne le pense, s’avèrent donc rentables et efficaces. On trouve dans des cabinets de conseil ou de formation spécialisés qui foisonnent dans le commerce et l’industrie des préconisations concernant « le management des idées ». On y est particulièrement attentifs aux attitudes des cadres, des administrateurs à l’égard du personnel.

Les retards dans la production, ou entre les prévisions et les réalisations font l’objet de ce que les spécialistes des systèmes de communication appellent la « gap analysis ».

En revanche, dans beaucoup d’Associations spécialisées dans les relations humaines et le soin à la personne, le modèle Tayloriste, voire militaire, reste en vigueur. La plupart des institutions sont gérées par un petit conseil d’administration composé de notables qui n’ont aucun intérêt financier personnel dans la bonne marche de l’entreprise, seulement des satisfactions narcissiques bien enracinées. Ils adoptent dès lors souvent une gouvernance de type napoléonienne, aux antipodes de l’éthique humaniste qui figure sur leur enseigne. Dans leurs annonces, le mot éthique est toujours prononcé. Mais, comme en politique, entre les paroles généreuses et la mise en pratique, manque toujours la mise en commun du comment. Encore faut-il reconnaître le droit et la compétence de chacun à penser. Lors d’un Comité d’Entreprise, le Directeur Général d’une Association médico-sociale a déclaré aux représentants du personnel que ce dernier n’était qu ‘un exécutant des directives des cadres. « Votre fonction n’est pas de penser »…

Le résultat de l’application de ces méthodes obsolètes est la démotivation, l’usure du personnel. Mais surtout, le modèle est maltraitant, et constitue une répétition des maltraitances que les enfants ont subies chez leurs parents et à l’école. Humiliation, rejet, toute puissance affichée de l’adulte. A l’autre bout de la chaîne des entreprises médico-sociales, dans les maisons de retraite, il est important aussi que le personnel soit formé et accompagné dans des démarches de respect, d’écoute, de mise en valeur de la personnalité des pensionnaires. La réussite de l’insertion n’est pas de rajeunir ceux-ci, mais de les accompagner dans une fin de vie sereine et digne, de recueillir aussi ce qu’ils ont à transmettre avant que cela soit perdu pour tout le monde..

Voilà pourquoi, devant le retard au décollage de l’Airbus A380, et les cafouillages rencontrés dans le fonctionnement de certaines Associations médico-sociales, je me dis qu’il doit y avoir de la margarine verte quelque part. Les succès comme les déboires des équipes de football pourraient à voir avec des phénomènes de cet ordre. Onze joueurs, parmi lesquels on compte plusieurs vedettes, peuvent être tous très bons. Cela ne suffit pas à faire une bonne équipe.

Est-il nécessaire de constater que la margarine verte se fabrique aussi quotidiennement dans l’institution de base que constituent la famille et le couple. « Où est passé le tire-bouchon ? « ON a laissé passé la date de la déclaration d’impôts » Suite à des stigmatisations, des jugements disqualifiants, des décisions sont prises. Elles sont parfois irréversibles (placement, divorce) si « l’entre » n’a pas été analysé suffisamment..

Les remèdes ?

Etre attentif à la circulation de la parole. Se positionner humblement aux côtés des sujets que nous accompagnons, considérés avec nous comme membres participants d’une communauté de chercheurs d’un mieux vivre.

Et revisiter les savoirs cliniques transmis par nos aînés.

B.M.30/06/06

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