Les ruptures une continuité complexe
- Le « flou » nécessaire dans la continuité des différents modèles théoriques-
On perçoit de plus en plus actuellement, en psychiatrie, des enfants ou adolescents qui ont un parcours hyperspécialisé dans des recherches d’hypothèses diagnostics.
Parcours « du combattant » étalé dans le temps ou l’impératif technique déroule ses protocoles, ses examens avec toutes ces consultations où l’on voit se déployer une kyrielle de bilans.
Errances, imposées aux jeunes et à leurs familles ou l’insoutenable perplexité théorique se transforme en une hyperactivité de stratégies et de recherches.
Démarche scientifique d’une psychiatrie qui veut objectiver un trouble pour mieux le traiter.
Approche qui témoigne d’une quête de légitimité scientifique et d’une reconnaissance médicale.
Dans cette mouvance actuelle on est interpellé par une quête de la vérité, d’un Autre qui ne trompe pas.
Mais la question n’est pas celle de la vérité, mais plutôt des effets que produisent des représentations, dont on sait qu'elles sont agissantes aussi bien dans le discours individuel que dans le discours collectif avec les changements que cela implique.
Cette modalité d’approche pose, au delà de la question de la prégnance du savoir, la question des références et de l’engagement.
Qu’en est-il de ces changements de modèles, de ces nouvelles orientations et des pratiques qui en découlent ?
La psychiatrie vit des changements comme toutes les spécialités médicales.
Les connaissances sur le fonctionnement du système nerveux central ont considérablement progressé ces dernières années même si on est encore loin d’être en mesure d’expliquer les mécanismes neuro-physio-pathologiques qui sous-tendent les différentes affections psychiatriques.
Ces progrès amènent une rupture dans les différents abords de la psychiatrie actuelle mais cette évolution s’inscrit dans une histoire et une continuité.
Par ailleurs s’accroit chaque jour dans le champ de la santé mentale des protocoles et dispositifs de soin en phase avec la commande sociale.
Cette évolution vient se confronté à la légitimité sociale de la psychiatrie et à la complexité des différents champs théoriques et pratiques qui la fondent.
La psychiatrie n’est pas une discipline médicale comme les autres elle a un rôle de régulateur social prépondérant depuis son origine et sa légitimité scientifique et médicale est beaucoup plus fragile en regard de la guérison, de l’objectivité et des causalités.
Les pathologies mentales et la psychiatrie occupent ainsi une place particulière dans le monde de la maladie et de la médecine.
Cela tient à la complexité de la matière même qui est enjeu : la subjectivité.
La maladie mentale touche certains aspects observables qui sont d’une incroyable complexité et aussi touche la dimension proprement humaine du vivant.
Cela pose la question qui s’inscrit comme une continuité dans toutes les ruptures de la psychiatrie : comment objectiver le subjectif ?.
Sans détailler toutes les lois et décrets qui ces dix dernières années ont envahi le champ de la santé mentale, on peut constater une difficulté à inscrire et à résumer le champ de la psychiatrie dans une transparence et un rapport à la norme encadré par des protocoles.
On peut à partir de ce constat, se questionner sur une notion de « flou » qui semble souvent en lien avec la psychiatrie.
Dans le régne actuel du tout dire……ou souvent il ne s ‘agit plus d’analyser, de comprendre mais de montrer, on donne à croire qu’il n’y a plus de limite avec l’intime et le secret.
Ceci nous renvoie au travail de Piera Aulagnier sur l’activité de penser et ses premières découvertes de l’enfant.
Penser secret qui permet à l’enfant de s’offrir un plaisir solitaire qui ne devrait pas tomber sous le coup de l’interdit mais au contraire pourrait être valorisé par celui qui l’autorise ; plaisir que renforce la découverte que dans le registre du penser, la mère peut être tout aussi à votre merci que vous l’êtes de la sienne.
En quelque sorte découvrir que le pouvoir de deviner ce que l’on pense, que l’on attribuait au regard parental, est une illusion.
Le risque de la démesure qu’exerce le désir sur l’essai d’appropriation de l’activité de penser de l’enfant fera que devenu adulte il vivra avec cet impossible « penser en secret ».
Aussi ne lui sera-t-il pas utile de parler car on sait tout de lui, il vit en transparence ; on lit ses pensées ; il ne peut y avoir de secret.
Selon Freud, le premier mensonge est le premier secret de l’enfant. Il témoigne de sa capacité à s’individualiser, à se « secréter », c’est-à-dire, si l’on retourne à l’étymologie du mot « secret », à se séparer de la pensée parentale en créant des pensées qu’il est seul à connaître. C’est l’un des paradoxes de la pensée : il est nécessaire de cacher ses pensées à autrui pour aller à la découverte des siennes propres, pour construire son Soi.
Cet aspect de la construction psychique du sujet ne vaut pas que pour l’enfance. Il concerne aussi l’âge adulte, lorsque la personne garde pour elle ses secrets ou les partage dans une sphère « intime », précisément définie comme un espace où elle se trouve à l’abri de l’intrusion d’un regard ou d’une injonction jugés indésirables ou dangereux pour la construction de soi.
Le développement de l’enfant, le rapport à l’autre mais aussi tout ce qui va dans le sens d’Interroger la complexité de l’humain doit faire avec la part irréductible de secret, de mystère et d’opacité qui fonde l’être au monde.
Notre pratique nous l’enseigne : dans une logique implacable, toute transparence ouvre sur une nouvelle opacité. Ce qui définit précisément l’existence c’est bien cette résistance à la transparence. Et l’essence de soi ne serait-elle pas, justement, ce résidu opaque qu’aucune transparence ne peut dévoiler ?
Évaluer, c’est « extraire (de) la valeur »
,
c'est-à-dire quand il s’agit d’évaluer l’humain, quel peut être cette non-valeur si ce n’est l’humain lui-même…
L’humain c’est donc ce qui reste lorsqu’on a tout évalué, tout cadré et donc c’est ce qui échappe. Manque à percevoir, à cerner, à contrôler qui est l’apanage de toute relation, qui fonde le lien à l’autre.
La psychiatrie dans son champ médical dominé par la relation, le transfert, le rapport à l’autre doit accepter dans sa clinique cette part de « flou » nécessaire et consubstantielle à sa pratique de soin.
On pourrait avancer qu’un tel respect de la sphère intime du sujet, de ses secrets ou de ses silences, sont d’autant plus essentiels dans une pratique médicale qui s’appuie largement sur des technologies de l’image ou des gestes chirurgicaux qui impliquent une mise à nu du corps, une visualisation de sa composition interne et parfois ce qui est vécu comme le franchissement d’une barrière garantissant l’intégrité du corps.
On peut tirer de cette dimension certaines conséquences à propos de l’éventuelle élaboration d’un récit de vie au sein du colloque singulier entre patient et soignant : cette élaboration ne doit pas se faire au prix d’un « forçage » de l’intimité du patient par le soignant, d’une entrée par effraction. Sans le respect de la sphère intime, des mensonges ou secrets qui apparaissent nécessairement à la préservation d’un sentiment de sécurité, l’art de soigner par l’aide à l’élaboration d’un récit de vie devient malfaisant à l’égard du sujet.
En plus du Flou, La psychiatrie va et vient depuis le début de son histoire avec des ruptures imposées, subies ou décidées qui impose par la même un avant et un après.
Les ruptures sont multiples mais si les formes sont diverses, la rupture n’est telle que parce qu’elle affecte, quels que soient son champ et ses causes, des sujets singuliers et les liens entre sujets singuliers.
Ces ruptures inhérentes à toute évolution, s’inscrivent dans un processus de renouvellement lui même inscrit dans une continuité.
Aucune rupture n’est neutre et elle s’inscrit dans une relation, un lien au passé en se dégageant d’une répétition pour une nouvelle construction, une dynamique de création et d’inventivité qui demandent souvent des ressources inédites.
La psychiatrie française est une discipline médicale dont toute son histoire est faite depuis le début d’aller-retour permanent entre psychistes et somatistes, traitement biologique et traitement moral, neurobiologie et réalité psychique avec des querelles, des silences et des omissions.
Il existe une inquiétude quant au devenir de la psychiatrie française, inquiétude non seulement sur les moyens dont elle dispose mais aussi sur les théories sur lesquelles elle s’appuie.
Pour citer Lantéri-Laura : "
Quarante ans de métier montrent à l'évidence que le présent d'hier constitue le passé d'aujourd'hui et qu'il demeure essentiel à la discipline de savoir qu'elle se modifie toujours, qu'elle se perfectionne souvent, que son futur très proche est seul prévisible et que l'actuel ne constitue qu'un moment dans une évolution
".
Répétition qui rappelle que notre rapport au passé est fait d’une relation, d’un lien qui structure notre expérience, notre pratique de psychiatre.
Evolution fait de ruptures, d’allers-retours sur fond d’une dualité théorique et clinique qui ont enrichi, stimulé notre discipline et permis une continuité.
Dualité comme coexistence de deux choses de différente nature mais impossible à séparer du fait de leur relation étroite.
Toute la psychiatrie est faite de cette dualité prise en compte et élaboré pour nourrir notre exercice, son évolution et ses différentes ruptures.
Actuellement certains voudraient encore maintenir deux camps, deux parties s’ignorant ou chacun poursuivrait ses buts propres comme si l’intérêt de la psychiatrie ne pouvait plus se nourrir que de la victoire de l’un ou l’autre camp.
La conversation intérieure qui vaut pour chaque psychiatre vaut aussi pour toute la psychiatrie. Notre discipline, elle aussi, a besoin d’une conversation intérieure, c’est-à-dire du débat nécessaire pour échanger, écouter et essayer de comprendre.
La possibilité de ce débat va en diminuant du fait que certains se replient sur leurs positions et refusent de plus en plus le dialogue.
Cette réflexion m’amène à reprendre ici de façon générale le remarquable travail de Jean-Jacques Laboutiére sur des concepts souvent mis en avant pour étayer ces positions ; conviction et connaissance.
Termes que l’on tend à opposer et même s’il est évidemment capital de les distinguer on prend le risque de ne plus pouvoir les articuler.
Toute démarche scientifique est une pratique du doute, ce qui implique immédiatement que, si la science cherche bien un savoir vrai, elle ne produit pour autant que des connaissances qui ne sont jamais la vérité mais uniquement l‘hypothèse la mieux fondée dans un périmètre très limité à un moment donné. La connaissance scientifique est donc par essence réfutable.
Ne peut on dire que la conviction, se distingue à la fois de la connaissance parce qu’elle ne procède pas d’un dispositif logique, mais aussi de la croyance parce qu’elle est fondée, c’est-à-dire qu’elle se donne des raisons, quelles que soient ses raisons.
Très souvent, même si ce n’est pas toujours le cas, les fondements de la conviction se repèrent dans un registre éthique.
Pour restaurer les conditions de possibilités d’un débat entre les différents courants de notre discipline, faire entendre nos positions suppose d’abord de reconnaître qu’elles sont en partie fondée sur des convictions, c’est-à-dire, ni sur la vérité, ni même sur des connaissances scientifiques mais certainement pas non plus sur des croyances ; mais aussi de reconnaître, et donc de respecter, ce qu’il y a de convictions chez les autres.
La conviction se donne des raisons, qu’elles soient éthiques ou autres, ce qui la rend réfutable, comme une intuition qui essaie de chercher et comprendre, évitant de reposer sur une croyance au risque que ces convictions deviennent des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
D’une certaine manière, ne peut on dire qu’une des raisons du malaise actuel de la psychiatrie semble être une crise de légitimité des professionnels parce que tout est précisément fait pour les déloger de leurs convictions.
Les professionnels croient trouver une légitimité en se déclarant pour ou contre une psychiatrie dite scientifique ce qui crée une confusion terrible car on ne peut évidemment pas être pour ou contre les connaissances. Les connaissances sont ce qu’elles sont. Tout au plus peut-on entreprendre de les réfuter par d’autres connaissances.
Pour éclairer ce propos, je rappellerais la deuxième étude d’Henri Ey, intitulée «
Le rythme de la médecine
», dans laquelle il rappelle que, depuis ses origines, la médecine n’a progressé que par oscillations plus ou moins lentes, plus ou moins régulières, de deux courants qui l’ont toujours traversée depuis les temps des plus anciens : le dynamisme et le mécanicisme.
En psychiatrie le dynamisme correspondrait à une vision clinique, attachée certes à la singularité du patient mais surtout au fait de le prendre en compte dans sa globalité ; le mécanicisme est au contraire solidement représenter par la psychopharmacologie et toutes les approches évaluatives et quantitatives.
Mais ce qui me semble important dans ce texte d’Henri Ey est précisément la manière dont il montre bien que les progrès thérapeutiques sont liés au fait que ces deux courants coexistent puisque c’est de la tension qui se produit entre eux que naissent généralement les progrès. Soutenir cette tension me semble de la conviction, et donc de l’engagement. Vouloir détruire l’autre courant me paraît ressortir de la croyance et conduire à une impasse.
Nous traversons une époque particulière où tous les acquis que nous pensions irréversibles sur le plan sociologique et scientifiques, sont réversibles ou plutôt sont dans des mouvements de ruptures, de changements.
Il me semble pertinent d'observer ces différents mouvements à l'œuvre avec la réorganisation du champ du savoir qui en découle en prenant en compte différents approches et modèles.
Ces différents modèles, ces différentes conceptions de la pathologie doivent maintenir vivace un dialogue permettant des évolutions dans notre pratique et une prise en compte de sa complexité et de ses enjeux.
Il ne faut pas se laisser enfermer dans le paradoxe de la psychiatrie d’aujourd’hui : si les psychiatres critiquent le changement, la psychiatrie est archaïque ; si les psychiatres ne le critiquent pas ou pas assez, ils sont complices du nouvel ordre établi.
En effet des positions en totale opposition, sans lien ni échanges ou articulations risquent des pertes de repères, des fonctionnements de désengagement et de repli et une non prise en compte réelle des phénomènes de ruptures propre à chaque évolution.
L’histoire de la psychiatrie oscille périodiquement entre diverses idéologies, la multiplicité des attitudes trop souvent réduites et antinomiques n’est que le reflet de la quête des psychiatres pour un modèle global explicatif du fait psychologique et en même temps de l’inanité de cette quête.
Il est temps de reprendre une réflexion philosophique pour revisiter et préciser les principaux concepts en psychiatrie, tant pour les limites, la nécessité d’une réflexion critique salutaire, que pour une démarche heuristique favorisant de nouvelles voies de recherches.
La psychiatrie actuellement vit des changements, des ruptures à tous les niveaux et en peu de temps ce qui nécessite de réintégrer ses finalités et les limites de son champ.
Les nouveaux traitements, La prévention, les modèles explicatifs et les nouvelles pathologies décrites par le DSM 5 ont une résonnance sur le plan sociétal qui souvent dépasse leurs prérogatives.
Il existe en psychiatrie une propension à englober l’ensemble des savoirs et à les rapporter à elle-même avec une étonnante présomption et par ailleurs les références psychiatriques actuelles ont tendance à s’imposer comme valeurs et normes.
Les psychiatres ne sont pas seuls en cause dans les pouvoirs réels dont ils peuvent disposer, dans les pouvoirs imaginaires qui leur sont attribués et dans les demandes qui leur sont faites et cette réflexion ne peut et ne doit se faire qu’en ouverture avec différentes approches.
Les nouvelles pathologies, le mal être actuel dans ce champ particulier révèlent quelque chose de nos mœurs, de notre maniére de vivre ensemble qui pose la question de l’évolution sociétale, avec un abord sociologique mais aussi un questionnement éthique.
L’évolution de la médecine, le leurre d’une connaissance infinie, d’une jouissance sans limite impose une réflexion dans une approche bioéthique devant cette quête d’un idéal et les questions que soulèvent dans un contexte du « tout possible » un pragmatisme et un utilitarisme souvent sans butée….
Ouvrons et maintenons le débat sur ce devenir de la psychiatrie à partir de différents modèles et théories et dans ce « flou » nécessaire au maintien du soin, de la relation de soin et de la complexité qui fonde cette discipline.
La mission qui nous est dévolue aujourd’hui n’a pas la dimension héroïque des aventures conceptuelles de nos prédécesseurs et la perte de confort dans nos engagements professionnels reste bien relative. Le risque de disparition de certaines pratiques n’est cependant pas à écarter et il nous faut faire acte de résistance tout en évitant des positions d’arrière garde.
C'est la perception de nos limites, de l'incertitude de notre savoir qui soutient un questionnement permanent, nous permet une position souvent décalée par rapport "au bon sens" et qui constitue un antidote efficace, au risque qui nous guette tous; celui de tenir la réalité pour sûre.
Ce que nous avons à soutenir participe de nos convictions, celles-ci ne peuvent prétendre être qu’au prix de notre engagement.
Cet engagement qui est notre liberté et il n’y a d’engagement personnel que dans une tension à exister qui ne peut se faire sans l’autre.
Marc MAXIMIN