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Lettre ouverte à monsieur Dominique de Villepin

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Centre CRAPEL

jeudi 17 mars 2005

Ministre de l’Intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales.

Le 09 février 2005

Monsieur le Ministre,

Nous nous permettons de vous écrire au sujet du Rapport préliminaire de la commission prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure, intitulé "Sur la Prévention de la délinquance " qui vous a été remis par Jacques-Alain Bénisti et les membres de la commission en Octobre 2004.

Sachez, Monsieur le Ministre, que lors de notre première lecture du rapport, nous étions plusieurs à trouver que sa qualité intellectuelle était tellement réduite et son expression tellement caricaturale qu’il ne pouvait s’agir que d’un canular, le fruit peut-être d’un groupe d’étudiants en sociologie voulant discréditer votre ministère à la fin d’une soirée bien arrosée. Hélas, la vérité est beaucoup moins amusante. En effet, ce rapport contient un nombre d’affirmations à propos du bilinguisme et du rôle de la langue maternelle qui relèvent du mythe et des préjugés populaires plutôt que d’une connaissance des faits et des études scientifiques. En tant que spécialistes de l’apprentissage et l’enseignement des langues étrangères et du Français langue étrangère, nous tenons à vous exprimer notre étonnement et notre inquiétude que de telles imbécillités puissent trouver une place dans une publication officielle qui risque d’avoir des répercussions sur la vie quotidienne, la scolarité et les droits civiques d’une partie importante de la population française.

Soyons clairs : il n’y a aucun fondement scientifique pour prétendre qu’il existe un lien causal entre le bilinguisme précoce et la délinquance. Et il n’y a aucun fondement scientifique pour les notions que le bilinguisme précoce débouche sur une mauvaise maîtrise de la langue française, et qu’un enfant ayant une mauvaise maîtrise de la langue française deviendra jeune délinquant. En effet, si on fonde son jugement sur la qualité de rédaction de ce rapport, on est inéluctablement amené à la conclusion que quelqu’un ayant une mauvaise maîtrise de la langue française risque de devenir Député du Val-de-Marne.

Le bilinguisme n’est pas une pathologie linguistique nécessitant une thérapie orthophonique. (Probablement 60% de la population mondiale est au moins bilingue) On ne « guérit » pas un enfant son « patois », on le bâillonne. Interdire aux parents de parler leur propre langue à leurs enfants n’est pas simplement une ingérence totalitaire et une atteinte à leurs droits humains, mais aussi une recette efficace pour réduire la qualité et la quantité de la communication intergénérationnelle (un vrai facteur dans la délinquance ?). D’autre part, le fait que les familles populaires sont visées est particulièrement choquant. En effet, le bilinguisme serait néfaste pour les familles « en difficultés », à qui on refuserait un droit que l’on accorderait aux autres. Il s’agit là d’une forme de discrimination sociale inacceptable. Si on consulte la vaste littérature sur le bilinguisme on constate qu’en fait, toutes les recherches menées dans ce domaine depuis presque une cinquantaine d’années démontrent clairement que le bilinguisme et l’apprentissage précoces de langues ne sont aucunement nocifs, ni pour l’individu, ni pour la société, et même que dans certaines conditions (nous insistons sur ce point, parce qu’il s’agit d’un phénomène qui est très complexe) dans certaines conditions (conditions politiques, sociales, pédagogiques et linguistiques) le bilinguisme précoce peut être source d’un épanouissement culturel, intellectuel et identitaire et de l’enfant et de la société. Nous nous contenterons de mentionner deux exemples de recherches récentes qui confirment de façon empirique et spécifique les avantages du bilinguisme.

Le premier est un rapport publié au mois d’octobre 2003 par un groupe de chercheurs représentant plusieurs universités britanniques regroupées sous l’égide de l’Institut d’Education de l’Université de Londres. Ils ont mené une enquête sur des centaines d’enfants issus de l’immigration ayant comme langue première l’urdu, le gujerati, le putonghua et le cantonais chinois, le bosnien, le portugais, le turc etc. (nous nous permettons de dire ’etc’, parce qu’on a recensé plus de trois cents langues simplement dans les écoles londoniennes, sans parler du reste du pays ; la situation est sensiblement la même en région parisienne). Leur conclusion principale est la suivante : « que les enfants bi- ou trilingues qui bénéficient d’un soutien institutionnel pour leur langue première à partir de l’age de six ans, ont un niveau scolaire, toutes matières confondues, à l’age de 11 ­ 12 ans qui est supérieur à celui des enfants monolingues ou qui n’ont pas bénéficié de soutien. La valorisation de leur image de soi et de confiance en soi, qui résulte de la reconnaissance et de la prise en compte de leur langue première, produit de meilleurs efforts dans toutes les matières ».

Dans un deuxième projet - beaucoup plus restreint, il ne concerne que 36 élèves de la même école - les chercheurs ont voulu examiner les répercussions du bilinguisme des enfants sur leur niveau en anglais. Leur conclusion est formelle : « loin d’être embrouillés par les différentes langues qui les entourent, les enfants s’expriment (à l’oral) dans un anglais sophistiqué et leurs résultats dans un test de compréhension écrite étaient d’un niveau supérieur aux enfants ne parlant que l’anglais. » Leur analyse de cette situation est, de nouveau, qu’elle découle de la transposition des compétences nécessaires à l’acquisition d’autres langues, ainsi que des connaissances culturelles véhiculées par ces langues vers l’anglais et de ce fait aux autres matières.

Les deux exemples que nous venons de citer ne sont que les confirmations les plus récentes des résultats obtenus à maintes reprises un peu partout dans le monde, à commencer par les études menées en Scandinavie par Sknuttknab-Kangas et Toukomaaa pendant les années 70 pour l’UNESCO et au Canada pendant plus d’une trentaine d’années par Cummins et Swain et toutes les équipes de l’OISE. En résumé, ces recherches nous autorisent l’affirmation suivante : Dans certaines conditions, le bilinguisme et l’apprentissage des langues précoces peuvent représenter des avantages, et pour la société, et pour l’enfant. Mais quelles sont les conditions, et quels sont les avantages ?

La condition sine qua non est que le bilinguisme doit être encouragé et valorisé, en famille et à l’école. C’est une question d’attitudes, et de pratiques sociales et éducatives. Et dans les cas où la langue première, familiale de l’enfant n’est pas la langue de l’école, il est essentiel que sa langue première soit respectée et que son bilinguisme soit reconnu et prise en compte par l’école. Les avantages du bilinguisme précoce sont de trois ordres - Social : la capacité de communiquer avec autrui, évidemment, mais aussi le fait souvent constaté que les enfants bilingues ont une sensibilité et une empathie communicatives accrues.
Pratiques, utilitaires : pour les affaires, les études, les loisirs la maîtrise de langues multiplie les occasions et donne accès à des ressources variées.
Développemental et cognitif : en grande partie parce qu’il sait très tôt dissocier le mot et son référent, l’enfant bilingue acquiert une capacité d’abstraction supérieure qui étaye et enrichit sa pensée et ses apprentissages.

Un dernier point : nous sommes tous d’accord, on apprend une langue étrangère « pour s’exprimer ». On s’exprime. Mais qu’est-ce que c’est, ce « s apostrophe » ? C’est le soi, l’individu essentiel, l’identité personnelle, celui qui a ­ là aussi nous sommes tous d’accord - « le droit à la parole ». L’enfant à deux langues ­ de naissance ou par l’école - peut s’exprimer dans un éventail de situations et de styles, sur une gamme de thèmes et de registres plus large. Il jouit d’un potentiel identitaire et expérientiel qui mérite une éducation appropriée plutôt qu’une politique linguistique fondée sur une parfaite ignorance et élaborée dans le cadre d’une loi répressive.

Vous remerciant de nous avoir lus attentivement, Monsieur le Ministre, nous restons à votre disposition pour toutes informations supplémentaires sur ces questions dont vous auriez éventuellement besoin.

Les membres du C.R.A.P.E.L. (Centre de Recherches et d’Applications Pédagogiques en Langues), Université Nancy 2.

Professeur Philip Riley, Directeur du CRAPEL (Spécialiste du bilinguisme précoce) Herve Adami (Maître de Conférences, spécialiste de l’enseignement du français aux migrants) Virginie Andre (Doctorante) Sophie Bailly (Maître de Conférences en Sociolinguistique Française) Alex Boulton (Maître de Conférences, CTU) Francis.Carton (Directeur de l’U.F.R. Sciences du Langage) Emmanuelle.Carette (Directrice du Département de Français Langue Etrangère) Elena Castillo (Doctorante) Maud Ciekanski (Doctorante) Jeanne-Marie.Debaisieux (Maître de Conférences, Linguistique Romane) Professeur Richard Duda (Responsable du programme de Maîtrise de Français Langue Etrangère) Florence Poncet (Responsable de la formation des enseignants de langues vivantes, I.U.F.M. Lorraine)

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