Montpellier le 30 novembre 2008
Monsieur Le Président de la République française,
il y a de cela quelques temps, vous étiez alors en charge du Ministère de l'Intérieur, je vous ai fait un courrier pour vous dire mon profond désaccord sur l'enferment des jeunes. Vous ne m'avez pas répondu, oubliant sans doute les devoirs d'un représentant du peuple vis à vis de ses concitoyens. Donc je réitère. D'autant plus que les dernières propositions concernant la justice des mineurs me semblent plus qu'alarmantes, puisqu'il s'agirait, entre autres, de jeter en geôle des enfants de 12 ans.
J’ai 60 ans. Je suis psychanalyste et formateur en travail social. Mais à 15 ans, pour un acte très grave : délit de vagabondage (sic), j’ai connu la prison, à Paris et en Belgique. Je crois que ça aurait pu mal tourner, si au-delà de buter sur des barreaux et des matons, je n’avais rencontré un homme, Procureur du Roi belge et retrouvé espoir dans le lien social. Aussi 45 ans plus tard je vous dis : ne jetez pas des enfants en prison. Ce qu’attendent les jeunes, tout jeune, c’est de rencontrer des adultes à qui parler. Certains commettent des actes répréhensibles, font peur aux braves gens ? Il ne s’agit pas d’excuser, mais au contraire de les rendre responsables : qu’ils puissent répondre de leurs actes. Qu’on les sanctionne, mais intelligemment. Qui aime bien, châtie bien : encore faut-il commencer par aimer ! L’appareil de la loi ne manque pas jusque là de ressources en matière de sanction et de réparation. Le raisonnement qui veut que d’abord on enferme et ensuite on éduque est aberrant et produit la plupart du temps une confirmation de la haine des jeunes pour la société. Ils se sentent humiliés et méprisés. Ils sont un peu plus poussés à passer à l'acte sur autrui ou sur eux-mêmes. Les tristes événements de l'EPM de Meyzieu qui ont conduit au suicide du jeune Julien, après moult tentatives d'appels désespérés aux adultes qui l'entouraient, ne font que nous confirmer dans l'impasse d'une voie qui ne laisserait pas toutes ses chances à la parole éducative. Combien de morts faudra-t-il, combien de suicides de jeunes enfermés, pour qu'on entende enfin ces jeunes qui frappent à nos portes, bien sûr d'une façon répréhensible, que je ne mets jamais en doute la nécessité de sanctionner. Mais au-delà de la sanction ils demandent qu'on les prenne en compte dans leur subjectivité, dans leur être en devenir, qu'on les écoute, pour les guider vers des voies d'expression socialement acceptables. Cela relève d'un savoir-faire que depuis des lustres les éducateurs, ces professionnels de l'ombre, ont exhaussé à la hauteur d'un art. Ecraser la grande avancée des Ordonnances de 1945 sur le répressif nous conduira au pire.
Je vous le dis : ne jetez pas des enfants en prison. Depuis tout temps toute société a eu peur de sa jeunesse. Allons nous continuer ainsi, versant dans la barbarie la plus rétrograde, là où les mœurs et la vie en société moderne exigent des inventions de civilisés ? Jugez-en plutôt : voici quelques citations parmi d’autres :
- Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais.
- Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays, si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible.
- Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin.
- Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture.
Propos d’actualité! Or la première citation est de Socrate (470-399 av. J.-C.) ; la seconde d’Hésiode (720 av. J.-C.) ; la troisième d’un prêtre égyptien (2000 ans avant J.-C.) ; la quatrième date de plus de 3000 ans, elle a été découverte sur une poterie d’argile dans les ruines de Babylone… Vous me direz : mais j’aime la jeunesse, je veux juste mettre à l’écart les fruits pourris. C’est ainsi sur un fond de haine, de stigmatisation et de ségrégation de la jeunesse que vous avancez. Faire des paquets entre les bons et les mauvais ne change rien à l’affaire. C'est notre regard qui doit changer. Car là où nous voyons des monstres, dans nos projections, là ils se reproduisent! Il est des mots qui tuent. Parler de «nettoyer au karcher les jeunes d'une cité » c'est les considérer comme des tâches, des bavures, des saletés à effacer. Allez vous étonner que certains ruent dans les brancards pour vous montrer qu'ils ne sont pas ce à quoi vous voulez les réduire.
Les mesures que vous prônez nous les connaissons tous dans le champ du travail social. Vous avez la mémoire courte. Ce mode de traitement des jeunes délinquants, considérés comme « tordus » et qu’il faut « redresser » a un nom : les bagnes d’enfants, édulcorés au fils des ans en « maisons de redressement » ou « de correction » etc. Ils ont fait des milliers de morts en France et garni les rangs de la pire truanderie, à partir de 1850. D’autre part ces mesures ont une fonction : rassurer les nantis, les petits maîtres du jeu politique. Bref poudre aux yeux et barbarie. Enfermer des enfants est un aveu d’impuissance sur les capacités de notre société à envisager de façon démocratique les questions d’éducation.
Vous voulez réhabiliter les représentations sociales des agents du maintien de l’ordre. Fort bien ! Il était temps. Mais allez jusqu’au bout, faites-en autant pour les milliers de juges d’enfants, d’enseignants, d’animateurs, d’éducateurs qui ont accumulé un savoir-faire dont vous ne tirez pas profit. Ce que cherchent les jeunes, tous les jeunes, parfois en le manifestant de façon dérangeante ou dans le passage à l’acte, ce sont des adultes à qui parler, je le redis. Les éducateurs, que ce soit de la Protection Judiciaire de la Jeunesse ou de l’éducation spécialisée, travaillent depuis des dizaines d’années à des alternatives viables et vivantes de prise en charge des jeunes difficiles. Ils le font dans l’ombre, à bas bruit. Là où vous vous entourez à juste titre d’experts en tous genres sur l’insécurité, pourquoi ne pas écouter un peu ceux qui ont développé depuis des décennies un savoir-faire qui, s’il ne profite pas à la communauté, nous renverra tout droit à marcher dans l’histoire à reculons. Les seuls experts en la matière sont ceux qui se coltinent à longueur de journées l'accompagnement de ces jeunes en souffrance. Si la réforme des textes de 1945 s'avère nécessaire, si elle est à actualiser au regard du contexte social qui a changé, faites-le avec ceux que cela concerne au premier chef. Car quoiqu'on en dise les travailleurs sociaux ne sauraient être considérés uniquement comme des exécutants des politiques sociales. Du lieu de leur savoir-faire – mais qu'ils ont bien du mal à faire savoir, c'est vrai - ils peuvent apporter des idées, des hypothèses, des propositions utiles à la Nation. Dans la crise qui se dessine devant nous à l'horizon des années qui viennent, l'aspect économique ne constitue que la pointe émergée de l'iceberg, car ce sont toutes le grandes économies qui sont touchées, non seulement financière, mais aussi politique, psychique... Dans un tel contexte difficile nous aurons besoin de tous, de nous tenir les coudes, nous aurons besoin des inventions et de l'imagination des plus jeunes. A nous adultes, de les éduquer dignement. Car les jeunes d'aujourd'hui seront les adultes de demain.
Monsieur Le Président, soyez moderne et efficace, n’envoyez pas des enfants en prison, sauf à vouloir faire leur malheur et le nôtre et produire une classe de jeunes un peu plus dangereuse, un peu plus violente, qui aura un peu plus la haine. Les jeunes, parce qu’ils sont l’avenir de la Nation, doivent être traités comme des partenaires responsables : c’est la seule voie d’accès à la citoyenneté. Que certains taxés de « sauvageons » par un de nos malheureux Ministres de l'Intérieur soient mis au ban de la société ne peut représenter une issue pensable dans notre société. Ce n’est pas d’enfermement qu’ont besoin nos jeunes les plus durs, ni d’excuses, ni de pitié, mais d’une certaine fermeté bienveillante en face d’eux. L’autoritarisme n’est pas l’autorité ; la rigidité n’est pas la rigueur ; l’enfermement n’est pas la fermeté. Car tous n’auront pas la chance, comme j’ai pu l’avoir tout jeune, de trouver un adulte à qui parler vraiment. J’ai côtoyé trop de jeunes, au cours de ma carrière d’éducateur et aujourd'hui de psychanalyste, habités par le désespoir et jetés dans les voies de la haine la plus sombre, pour savoir que l’éducation est le seul chemin pour permettre à un enfant de grandir. Et s’il ne veut pas ? Et s’il rue dans les brancards ? A nous aussi adultes de faire preuve d’imagination, sans nous réfugier dans de vielles recettes dont l’histoire nous enseigne qu’elles conduisent toujours au pire.
Joseph ROUZEL, psychanalyste, éducateur, formateur en travail social, écrivain, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social.
11, Grand rue Jean Moulin
34000 Montpellier
et pas de réponse ....?
phileas
mardi 07 décembre 2010