« Lunedi notte Gaetano è mancato »
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Ce matin-là, à Bâle,
alors que le givre gainait les branches des arbres jusqu’à s’épanouir en corolles de glace, je crus un instant qu’un printemps fantasque, sicilien peut-être, avait recouvert les arbres de fleurs, transformant ainsi d’austères avenues en autant d’allées mariales. Mais, le rêve dissipé sous la morsure du froid et les bruits de la ville, je compris très vite que cette candeur n’était, en fait, que la blancheur reflétée d’un immense linceul que la nature avait trouvé bon de tisser et de tendre, par-delà les rues et les passants ; si bien qu’en enterrant Gaetano Benedetti, nous nous retrouvâmes, tous, enveloppés dans un même voile.
Visitant le musée Beyeler, à Bâle, nous nous sommes croisés, Gaetano Benedetti et moi-même, devant l’immense sculpture de Giacometti :
L’homme qui marche
. Cette sculpture représente un personnage filiforme, à la haute stature, la jambe droite en avant, le buste légèrement incliné, les bras le long du corps, d’une rugueuse matière qui semble tout entière composée d’une « floculation de grumeaux d’existence », comme l’écrit Sartre. Ce personnage élancé, quasi diaphane est pourtant lesté de bronze. Il paraît fragile, incertain, en risque de disparaître alors que son corps, lourd, on ne sait de quelle charge, de quelle fatalité, devrait s’enfoncer dans le sol. Fuit-il ? mais alors que fuit-il ? Ou bien vers quel avenir, ou non-avenir, se dirige-t-il ? Est-il le rare survivant d’une catastrophe, soudainement exposé à la contingence injustifiable de l’exister ? Ou bien la catastrophe est-elle l’inéluctable horizon vers lequel ses pas inexorablement le mènent ? Pourtant malgré tout, malgré la charge ou le caractère aléatoire de son existence, malgré l’incertitude des rives entre lesquelles il se déplace, plus ou moins accordé, plus ou moins désaccordé au monde, l’homme marche, malgré tout.
Dans le miroir des grandes baies vitrées, ternies ce jour-là par un ciel d’hiver trop accompli, la frêle silhouette de Gaetano Benedetti semblait reproduire, en abyme, la statue dressée au centre de la salle, si bien que l’on put croire d’abord qu’il en était le pur reflet avant d’apercevoir une foisonnante humanité de personnages gigognes se tenant en retrait.
« La schizophrénie nous ouvre plus grandement les yeux sur notre propre existence » a maintes fois répété Gaetano Benedetti, soulignant encore et toujours l’étrange parenté qui nous lie à des êtres souvent maintenus, par une clinique surtout soucieuse de sa propre cohérence et de ses propres intérêts, en totale déshérence. Jeune médecin, assistant à la clinique neurologique de Catane en Sicile, Benedetti, alors qu’il observe, du surplomb d’un balcon, le peuple misérable des malades mentaux, peuple désœuvré et errant, sans autre identité que les rares observations cliniques rapidement notées dans les dossiers, décide de descendre et de se porter à sa rencontre. Prendre la décision de descendre, c’est décider de ne plus rester spectateur d’un monde, aussi lointain et désolé qu’il paraisse, et de se tenir aux côtés de ces êtres que la maladie a défaits, non seulement pour les protéger du mépris et de la violence auxquels ils sont constamment et depuis toujours exposés, serait-ce sous le couvert de bonnes intentions, non seulement pour les soigner, même lorsque cela signifie se mettre soi-même rudement à l’épreuve et affronter dédain et ironie, mais parce qu’il avait reconnu que, sous les oripeaux dont on habille la folie, se trouvait un bord sur lequel bute et se détermine l’humanité de l’homme.
C’est d’abord l’indigence dans laquelle baignaient les études de psychiatrie en Italie, gangrenées par le positivisme, qui lui fit quitter sa Sicile natale pour se rendre à la clinique universitaire psychiatrique de Zurich, demeurée célèbre dans l’histoire de la psychiatrie sous le nom de clinique du Burghölzli, où bruissaient encore les noms et les propos de psychiatres qui, à des titres divers, y avaient exercé ou y exerçaient encore leur talent. Outre l’influence toujours marquée de celui qui en fut le directeur, Eugen Bleuler - l’inventeur du terme de schizophrénie -, digne successeur de von Gudden, d’August Forel et de Wilhelm Griesinger, et dont le fils, Manfred Bleuler, assura à son tour la direction de la clinique, se laissaient encore entendre les échos et les éclats des débats qu’entretenaient, au début d’un siècle déjà bien engagé, les plus grandes figures de la psychiatrie. S'y côtoyaient, en effet, des dignes représentants de la psychiatrie phénoménologique de langue allemande, tels que Ludwig Binswanger ou Medard Boss, des psychanalystes de renom tels que Carl Gustav Jung (« bon clinicien mais piètre théoricien » selon GB) ou Karl Abraham, ainsi que des neurophysiologistes qui, dans le droit-fil des recherches d’Eduard Hitzig, poursuivaient l’étude des localisations cérébrales avec des moyens électriques.
Attendant donc une chaire qui se faisait attendre et après une année passée aux États-Unis auprès du psychanalyste Rosen, Gaetano Benedetti fut nommé professeur de psychiatrie et de santé mentale à l’université de Bâle, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de son enseignement universitaire. Il serait erroné de penser que ce fut pour des raisons de carrière que G. Benedetti quitta Zurich. Bien qu’admiratif de ces luxuriantes descriptions du monde du schizophrène que les psychiatres phénoménologues d’alors concevaient et qui, néanmoins, réhabilitaient pour une large part le monde schizophrénique, jusque-là disqualifié voire bafoué, en l’élevant à une modalité d’être et en soulignant la complexité et quelquefois l’ingéniosité de sa construction, G. Benedetti restait toutefois insatisfait de leur relative inefficacité thérapeutique qui semblait se situer bien en deçà de la compréhension de ces existences en échec. Il ne lui suffisait pas de les comprendre, il s’agissait, pour Gaetano Benedetti, de les soigner, voire de les guérir. La compréhension, fut-elle empathique ou sympathique, au sens propre des termes, tout en s’intéressant avec attention et compassion à l’être souffrant, peut être le rempart le plus sophistiqué, la résistance la plus élaborée contre un engagement véritable tel que la clinique le nécessite et qui ne peut se concevoir sans la prise en compte de cette dimension essentielle de la relation clinique qu’est le transfert.
Résolument freudien mais quelquefois infidèle, à bon escient toutefois, Gaetano Benedetti, peut-être influencé par son voyage aux États-Unis et ses lectures de Harry Stack Sullivan et de Frieda Fromm Reichmann entre autres, ne va pas adhérer à la thèse freudienne selon laquelle il n’y aurait pas de relation d’objet dans la psychose mais, au contraire, il va partager l’idée de ces auteurs selon laquelle l’investissement du monde, dans la psychose, est tellement massif, fragmenté, dissocié, bizarre, symbiotique que le transfert en devient, s’il n’est pas méconnu ou rejeté, difficilement maniable selon les pratiques et les critères habituels. Mais comment, avec un sujet qui se protège du risque d’une absorption par le monde, de la peur d’un engloutissement et d’une perte radicale de ce qui peut tenir lieu de limites du moi, par un retrait autistique, d’autant plus solipsiste que le danger de disparaître est grand, comment pouvoir entrer en relation avec, sans qu’il se sente menacé, agressé, sans qu’il craigne d’en être détruit ? Comment, autrement qu’en s’intéressant aux phénomènes tels qu’ils se manifestent dans les jeux transférentiels et contre-transférentiels, aux mécanismes défensifs et créatifs, introjectifs et projectifs, plutôt qu’à la biographie, pouvoir être accepté, sans effraction ni artifices, dans ce monde dont la clôture reste encore et toujours, pour le sujet en souffrance, une trop faible protection ? Et l’on peut ainsi comprendre combien le « maniement » du transfert est primordial dans la clinique d’un sujet dont la problématique oscille, sur un mode adialectique, entre dispersion, confusion avec tous les objets du monde et repli autistique, combien ce maniement du transfert est primordial lorsque l’élection d’une adresse peut servir de point de rassemblement, serait-il délirant, pour un sujet dissocié. Il va donc s’agir pour le psychothérapeute, une fois encore, de descendre dans l’univers de la psychose car seule « la capacité à s’identifier à cette souffrance tragique et terrible pourra devenir le principe moteur de cette psychothérapie… se laissant aller, au sens le plus primitif, vers le patient, se laissant happer par sa souffrance pour lier avec lui un premier « transfert psychopathologique » avant même qu’il ne puisse devenir psychothérapique… »
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L’œuvre de Gaetano Benedetti, majeure en ce qui concerne la clinique des psychoses et mondialement reconnue
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reste, dans notre contrée hexagonale où souffle un vent mauvais, encore à découvrir.
Gaetano Benedetti naît en 1920 à Catane en Sicile dans une famille de médecins. Le père est chirurgien et professeur de pathologie chirurgicale à l’université de Catane.
En 1945, il devient docteur en médecine spécialisé en psychiatrie.
En 1947, il se rend à Zurich auprès de Manfred Bleuler où il travaille en tant qu’assistant jusqu’en 1956 .
De 1951 à 1952, il séjourne à New York.
En 1953, il est nommé professeur à l’université de Zurich.
En 1955, il crée avec Christian Müller, le Symposium International sur la Psychothérapie des Schizophrénies (ISP).
En 1956, il est nommé
Libera Docenza
à l’université de Rome et professeur de psychiatrie et d’hygiène mentale à l’université de Bâle.
En 1963 , il fonde à Milan, avec le professeur Cremerius, l’Institut d’Études Psychanalytiques.
À partir de 1980, il est
Visiting Professor
à l’université de Pérouse.
Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix : les prix Fromm-Reichmann (1971), Burckhardt (1981), Prinhhorn (1985), Mychkine (2012).
« Gaetano è mancato il lunedi 2 Dicembre 2013. »
Patrick Faugeras
« Dans la nuit de lundi Gaetano s’est éteint »
Pierre Delion ; Le Carnet Psy 2003/3 n. 80 Cazaubon ed.
G. Benedetti a publié près de 600 articles, une trentaine d’ouvrages traduits en de nombreuses langues (du finlandais au japonais). Plusieurs de ces ouvrages ont été traduits et publiés aux éditions érès.