« MA BRANCHE
»
Histoire d’un tissage.
« Tisser c’est vraiment débrouiller un « grand embrouillamini d’affaires », ça c’est une citation grecque, afin de « ranger chaque affaire dans son lieu propre ». C’est entrelacer ce qui est différent, contraire voire hostile afin de produire une toile harmonieuse et unie
.
»
Charles Melman
3 Leçons Lacan et les anciens
.
Et plus loin dans le même ouvrage,
« …on trouve chez Lawrence, dans le
Serpent à plumes,
cette notation que les femmes Navajo, lorsqu’ elles tissent une couverture, elles ménagent toujours sur le bord de la couverture un petit trou : pour que leur âme, en tant qu’elle a pu être coincée à l’occasion de ce tissage, puisse s’échapper, qu’elle ne soit pas captive de ce tissage. Autrement dit, ce petit trou dans la couverture n’est rien d’autre que la place de l’âme de celles ainsi qui l’ont tissée. »
« L’inconscient c’est la somme de ce qui n’est pas né » Gérard Hadad. (émission France culture février 2010)
« C’est pas ma branche ».
« C’est pas ma branche », bougonne Brigitte, tête baissée sur son assiette.
Je devine sur son visage, caché par ses cheveux blond platine, une moue de dépit. Des bagues à chacun de ses doigts rongés à vif, brillent ; ses mains nerveuses aux bracelets rutilants triturent fébrilement des boulettes de pain.
Nous sommes face à face dans un coin tranquille de la cafétéria du CAT où elle travaille et nous nous rencontrons pour la première fois.
Je suis éducatrice au service d’accompagnement à la vie sociale qui a été sollicité pour Brigitte ; Par Brigitte ?
C’est ce que je cherche à savoir lors de cette entrevue qu’elle a acceptée, sans bien en comprendre l’enjeu, non sans une certaine méfiance. L’assistante sociale nous a présentées rapidement l’une à l’autre et nous nous retrouvons devant un repas, chacune prenant la mesure de l’autre, s’interrogeant sur la raison de cette rencontre.
Je me situe, elle me connait car j’interviens déjà pour d’autres personnes dans ce petit CAT de campagne qui accueille également un IME. Une quarantaine d’ouvriers, une vingtaine d’enfants et adolescents handicapés mentaux dans un cadre agréable à dimension humaine mais retiré, à la sortie d’un petit village isolé.
C’est là qu’elles vivent, elle et sa mère, dans la maison de toujours. Elle a trente cinq ans, ne sait plus très bien, cela ne semble pas représenter grand-chose pour elle. Sur son environnement familial, ses quelques mots et surtout ses mimiques suffisent à me faire comprendre que les relations y sont compliquées surtout depuis le décès de son père , et qu’elle n’a plus d’appui. Elle a travaillé au CAT dés sa sortie de l’IME qu’elle a intégré après quelques années à l’école du village. Aujourd’hui, ici, « c’est pas sa branche », elle aimerait travailler ailleurs. La conversation est difficile, l’élaboration autant que la compréhension sont défectueuses, Brigitte est intimidée, mes efforts pour la mettre à l’aise sont inopérants elle se bloque, elle se défend. Elle ne dit pas « je ».
Nous avons devant nous les trois mois de la « période d’essai » pour faire plus ample connaissance … si elle le souhaite.
Ces trois mois nous permettrons de décider ensemble de l’opportunité de son entrée au service d’accompagnement.
Elle accepte de me revoir mais ici, au CAT. Une curiosité se serait elle éveillée ?ou tout simplement n’est elle pas en capacité de m’opposer un refus ?
Nos rendez vous suivants, selon son souhait, ont lieu à la cafétéria.
C’est une plainte lancinante statique et stéréotypée qui s’expose lors de nos rencontres sous forme de tête à tête, scandée par deux expressions « c’est pas ma branche » et « ça me tresse ». Les conflits avec les collègues de travail et ceux avec ses frères et sœurs sont abordés sur un registre persécutoire ; elle est « tressée » par eux, le vit dans son corps et pour mieux le montrer, le mime en serrant son poing sur son estomac. Son dos aussi la fait souffrir lorsqu’ elle est « tressée ».
La parole semble verrouillée, bloquée à un niveau où le « je » n’a pas sa place pour porter un désir d’autre chose. Il n’y a pas d’adresse.
D’une façon finalement assez cohérente, notre « relation » ne peut s’ « externaliser ». Brigitte ne veut ou ne peut pas me voir en dehors de son cadre de travail. Je lui ai proposé d’autres lieux plus discrets, confidentiels, dans la ville, avec d’autres personnes accompagnées, moments propices à une ouverture sociale…mais son refus est catégorique.
Je comprends enfin clairement qu’il est impossible pour Brigitte que sa mère sache qu’elle rencontre une éducatrice de l’ « extérieur » qui pourrait révéler, réveiller un désir d’indépendance non dit, enfoui, inconscient…Je comprends cette urgence à se taire, on pourrait dire à se terrer, le jour où la croisant en compagnie de sa mère dans une rue du village, Brigitte fait mine de ne pas me connaître, change de trottoir . Rivées l’une à l’autre en un seul bloc, elles passent leur chemin sans me voir.
Je décide alors que je ne poursuivrai pas cet accompagnement qui représente pour Brigitte une véritable menace de perte d’équilibre. Sous l’emprise d’une mère qui s’accroche à elle pour survivre, elle existe comme une femme enfant ni femme plus enfant. Tout dans son apparence y fait penser, sa tenue de petite fille associée à un maquillage outrancier, sa voix, son comportement.
La relation amoureuse avec Jean, un collègue de travail, ne peut se vivre, s’épanouir à l’extérieur, s’émanciper .Connue de tous au CAT, elle est cachée aux parents de l’un et de l’autre et ne peut dépasser le stade infantile. Ils ne se voient qu’au travail. Aucune indépendance n’est encore accessible à Brigitte, sauf à ébranler ce par quoi elle se tient aujourd’hui et qui la tient : sa relation à sa mère. Et elle n’est en mesure de désirer aucune indépendance. De ce fait mon intervention ne peut être qu’intrusive ou annulée.
Quelques jours après notre rencontre « évitée » au village je lui annonce que son entrée au Service d’accompagnement est
prématurée, nous ne poursuivrons pas, elle semble soulagée.
Je reste à sa disposition et l’invite prendre l’initiative de me rencontrer plus tard ; nous nous connaissons mieux maintenant et je sais que le jour où elle sera prête, elle pourra faire cette démarche.
De mon côté, je compte sur les effets bénéfiques des échanges entre les personnes que j’accompagne dans ce CAT. Ils peuvent se communiquer un désir d’ouverture, une manière de voir différente, l’expérience d’être écouté autrement, de voir des projets se réaliser… Je crois à cet élan que seuls les pairs parfois peuvent transmettre.
J’indique également à l’assistante sociale et à l’équipe de l’établissement qu’il y a certainement un travail à entreprendre du côté de la mère de Brigitte en amont d’un quelconque accompagnement.
Cinq ans passent …
Sans nous perdre de vue tout à fait, de loin, lorsque nous nous croisons, nous nous saluons, je respecte la distance que Brigitte indique.
Puis un appel téléphonique de l’assistante sociale qui m’informe que Brigitte souhaite me rencontrer et me donne quelques explications : sa vie a basculé, elle a quitté sa mère pour rejoindre Jean nouvellement installé dans son propre logement. Il a été victime de mauvais traitements et d’abus de confiance par le frère chez qui il vivait jusque là. Après quelque temps en hébergement collectif et avec l’aide d’un éducateur il a trouvé un logement où peu de temps après Brigitte l’a rejoint.
Tout se passe alors très vite, Brigitte formule elle-même une demande d’accompagnement après qu’une mesure de protection juridique d’urgence ait été mise en place pour elle également.
Je la rencontre dans les locaux de notre service où elle peut se rendre seule aujourd’hui, leur lieu d’habitation se trouvant dans la ville. Elle se souvient de nos rendez vous, elle me dit « vous êtes dans ma branche », ça veut dire qu’on se comprend, vous et moi, m’explique-t-elle. Je suis tout de suite frappée par une sensible
amélioration sur le plan
du
langage
.
Elle semble parler en son nom ce qui peut indiquer que quelque chose de l’ordre du désir se serait réveillé qui permet au sujet de se révéler de s’extraire, de s’ «
ex taire »
…elle me dit être moins « tressée ».
Elle me raconte de manière assez ordonnée les événements qui la conduisent aujourd’hui jusqu’ici. Elle est arrivée à quitter sa mère. Elle veut vivre avec Jean, elle en a parlé à un de ses frères qui ne l’a pas dissuadée alors elle est partie, comme autorisée. Je pense à l’expression s’ « arracher » qu’emploient souvent les jeunes, c’est ce qu’elle a fait, à quarante ans, elle s’est arrachée.
Les conséquences de cette séparation sur la mère de Brigitte illustrent la nature de leur relation et renforcent l’image de l’arrachement : après le départ de sa fille elle quitte la maison de famille et prend une location dans la même ville que Brigitte, elle tombe gravement malade dans le mois qui suit. Hospitalisée en soins intensifs, elle est alors entre la vie et la mort. Après un rétablissement inespéré, elle intègrera un an plus tard une maison de retraite.
Du tressage au tissage.
Mon travail consistera à accompagner dans le temps Brigitte dans le maintien et la transformation du lien à sa mère.
Durant les cinq années qui suivent nous accompagnons le couple dans la mise en place de repères, de codes. Ni l’un ni l’autre ne sait lire et écrire et pour l’un comme pour l’autre, la notion de temps est aléatoire voire absente. Nous soutenons l’organisation de la vie quotidienne, des loisirs, des projets, nous les aidons à penser les événements plutôt que les subir, à être acteur. Nous faisons intervenir d’autres professionnels en cas de nécessité. Ainsi avec mon collègue référent de Jean, nous structurons un environnement acceptable où Brigitte et Jean peuvent évoluer dans un minimum de sécurité malgré leurs carences, vulnérabilité et une autonomie psychique relative pour l’un comme pour l’autre.
J’instaure un cadre régulier et fixe à nos rencontres hebdomadaires dans un premier temps. Brigitte est présente. Les conflits qui la « tressent » et son mal de dos demeurent au cœur de son discours réitératif mais elle parvient à s’en dégager parfois pour se consacrer à la construction de sa vie avec Jean, organiser des vacances, leur mariage…Je pense être arrivée au bout de quelque chose dans mon accompagnement et qu’il ne s’agit plus que de maintenir l’équilibre.
Dé nouages et autres nouages…
Je perçois chez Brigitte un fort bouleversement suite au décès brutal du psychiatre du CAT. Elle m’apprend qu’elle le voyait parfois pour parler, dans son bureau, qu’elle l’aimait bien, qu’il était dans sa branche, qu’elle est triste et qu’il va lui manquer. Je suis frappée par l’adaptation de sa réaction face à la situation, je ressens quelque chose de nouveau, de juste qui m’avait échappé jusque là chez elle. Je pense aussi que ce coin spécifique de parole va lui manquer. Je perçois sa détresse.
Après quelque temps je lui propose une autre adresse. Une psychiatre d’une localité plus éloignée chez qui je l’accompagne. Un protocole s’installe selon lequel, après l’entretien individuel, la psychiatre me reçoit pour faire le point avec Brigitte, refaire le pont avec la réalité et prendre la date du prochain rendez vous.
C’est au cours de cette instance qu’intervient la scène qui suit.
Brigitte et Jean ont accueilli un jeune couple qui rapidement les envahit, les met en grande difficulté avec l’entourage familial, le voisinage, au travail…Les conflits se multiplient, débordent, une vanne semble s’être ouverte avec la rencontre du couple et d’une jeune femme intelligente et très manipulatrice. Après un temps de fascination et d’emprise Brigitte mesure la difficulté où elle se trouve, fâchée avec sa famille, ses collègues de travail, ses moniteurs d’atelier… elle en souffre mais elle ne parvient pas à se déprendre. Lorsque la psychiatre me reçoit alors, force est de constater que Brigitte et Jean sont dans une situation bien embarrassante.
Je me tourne alors vers Brigitte et lui dis : « oui, mais toi tu as ta branche ! » elle me regarde, étonnée. Sans préméditation, je me lance alors dans une improvisation sur le thème de la branche de Brigitte, celle qu’elle invoque si souvent parce que les autres n’y sont pas, mais qui signifie malgré tout que cette branche est bel et bien sienne. Que c’est une force, une chance. Qu’il ne faut pas y mettre n’importe qui, ou trop de monde qu’il ne faut pas qu’elle casse et que c’est à elle Brigitte de faire attention à cela …Brigitte est stupéfaite elle m’interrompt pour me dire que tout à l’heure en rentrant elle va me dire quelque chose d’important, pensant à une tentative de diversion je termine mon improvisation. Je ne souhaite pas que Brigitte sorte en victime de cet entretien. Je pense qu’elle est en mesure d’agir dans cette situation difficile, de prendre sa place de sujet, je tiens à le lui dire dans ce cadre propice, symbolique.
J’ai attrapé la branche qu’elle me tend depuis si longtemps, pour la lui rendre comme une métaphore d’elle-même, un nouage possible où le sujet peut s’inscrire, une image qui fait lien. Dans cette création qui fait sens, il y a de l’entre nous, de l’union et de la séparation à la fois.
Dans la voiture à peine démarrée Brigitte me confie : « Je voudrais
travailler sur ce mot
, ma branche, c’est ça que je voulais te dire tout à l’heure ».
C’est à mon tour d’être stupéfaite. Puis elle m’explique que lorsqu’elle emploie l’expression « c’est pas ma branche » c’est pour dire que ça ne va pas, qu’elle n’est pas contente .Tandis que moi je l’ai transformé en quelque chose de bien, elle voudrait comprendre.
Je déroule pour elle à nouveau ma pensée, elle écoute, acquiesce, je sens que Brigitte est sur le point de prendre possession de quelque chose. Puis nous revenons sur son désir de travailler sur le mot, nous parlons d’écrire des poèmes. Brigitte n’écrit pas, ne lit pas, elle garde de l’école de sinistres souvenirs. Nous inventerons quelque chose mais nous travaillerons sur le mot si elle le souhaite. Ce soir là je quitte Brigitte forte de sa branche.
Lors du rendez vous suivant, c’est elle-même qui relance le sujet, elle veut écrire sur sa branche, elle y a pensé et me dit elle ça fera travailler sa mémoire. Je lui tends une feuille de papier et l’invite à dessiner sa branche. Elle choisit un stylo vert et trace une tige d’un seul trait avec de part et d’autre des feuilles.
Elle s’applique.
Je lui propose de la nommer, de la décrire, je note ce qu’elle me dit et nous essayons de faire des phrases pour un poème. Très vite elle comprend l’harmonie des sons, des rimes, elle cherche des correspondances. J’ouvre un dossier pour ses textes qu’elle me demande de conserver au bureau. Elle ne le sort qu’à l’occasion de ses rendez vous chez sa psychiatre à qui elle souhaite faire lire ses poèmes.
Un véritable travail pour lequel elle se concentre se met en place, parfois elle arrive avec des mots auxquels elle a pensé dans les journées précédentes et dont elle se souvient. Un jour, alors que nous nous quittons elle énonce : « la clé du bonheur » . Je note hâtivement cette image au bas d’une page. Quinze jours plus tard, elle me demande si je me souviens de sa dernière trouvaille, le titre d’un poème. J’avoue un moment de flottement mais elle me regarde fière et me lance : « la clé du bonheur ! ».
Parallèlement à ce travail s’opère chez Brigitte une transformation physique visible de l’extérieur, remarquée sur son lieu de travail, elle abandonne sa teinture platine, son maquillage appuyé, opte pour des vêtements plus féminins, plus discrets.
Au cours d’une altercation avec sa tutrice en ma présence, au milieu de sa colère, elle s’interrompt, pose ses mains sur son ventre et dit « maintenant j’ai ma branche, je suis solide ». Elle se calme. Nos regards se croisent.
Nous organisons chaque année avec les adultes que nous accompagnons une exposition des œuvres de ceux qui parmi eux créent. Brigitte souhaite que ses poèmes soient exposés. Je lui propose de les écrire sur des panneaux de couleur qu’elle signera décorera elle-même. C’est Brigitte qui me fait remarquer que la plupart de ses collègues ne pourront pas les lire…il faut les dire à haute voix. C’est mon amie Marie Hélène Leschiera, comédienne et tisserande à son tour, qui nous fait la joie de cette lecture lors de l’inauguration devant une soixantaine de personnes réunies.
Brigitte droite sur l’estrade à ses côté, fière, rayonne et comme pour démentir ceux qui disaient qu’elle n’en était pas le véritable auteur, elle dit ses textes et parfois précède la lectrice.
Je terminerai cette histoire par cette citation de Lacan lue dans
3 Leçons Lacan et les anciens
de Charles Melman. *
« Je voudrais vous faire remarquer que ce qu’on appelle le « raisonnable » est un fantasme ; c’est tout à fait manifeste dans le début de la science. La géométrie euclidienne a tous les caractères d’un fantasme. Un fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration. L’idée de la ligne droite par exemple, c’est manifestement un fantasme. Par bonheur, on en est sorti. Je veux dire que la topologie a restitué ce qu’on doit appeler le tissage », LACAN, le
moment de conclure
, leçon du 15nov.1977
Je remercie Brigitte qui m’a autorisée à raconter cette histoire.
Catherine Rouxel Tain l’Hermitage le 28 février 2010
* MELMAN Charles
3 Leçons. Lacan et les anciens
Logos Publication de l’Association lacanienne internationale Mai 2008.