Résumé :
Malgré l’insipide médiocrité de leur « nourriture » (chargée de graisses, sucre, sel et additifs chimiques en tous genres), les
fast-food
ne désemplissent pas et semblent toujours proliférer dans notre société. Les nombreuses mises en garde quant aux méfaits liés à la « malbouffe » et à la propagation d’une idéologie homogénéisante ne semblent pas suffire à limiter ce fléau. Au contraire, il n’est pas rare de nos jours de voir des personnes préférer cette pseudo-nourriture aseptisée à une alimentation autrement plus saine et savoureuse. Cessons de voir là un fatalisme sociétal et résistons à cette menace en ne mésestimant plus notre responsabilité individuelle dans la réussite de cette entreprise. Plutôt que de voir là une sombre fatalité à l’œuvre, osons supposer que la sensibilisation gustative des individus dès leur plus jeune âge pourrait les prémunir et ainsi leur permettre de juger par eux-même de la qualité de ce qu’ils consomment au lieu de se laisser imposer une alimentation fade et douteuse.
« L’individu qui pense contre la société qui dort, voilà l’histoire éternelle,
et le printemps aura toujours le même hiver à vaincre. »
(Alain,
Politique
, P.U.F.)
Heureux repenti de la
néfaste food
…
Je me suis rendu pour la première fois dans un
fast-food
au début des années 90, lorsque ma ville de résidence a vu s’implanter le premier établissement du genre et que ma sœur aînée, alors étudiante, a été recrutée pour la saison estivale au sein d’une de ces entreprise qui ouvrent grand les bras aux jeunes dénués d’expérience professionnelle. Dès lors, et une douzaine d’années durant, j’ai plus ou moins fréquenté ces lieux dits de « restauration ». J’ai même eu l’immense « privilège », le temps d’un été, d’endosser un uniforme d’ « équipier polyvalent » pour financer une partie de mes études.
J’ai résolument cessé de consommer de la
néfaste food
à l’aube de l’année 2004. Si cette décision a pu paraître à mes proches soudaine et excentrique (« Mais quelle mouche l’a donc piqué ? », s’interrogeaient-ils), elle faisait néanmoins suite à une longue période de prise de conscience et s’est imposée à moi,
in fine
, par un souci de cohérence entre mes idées (enfin éclairées à ce sujet) et mes actes. Le facteur inspirateur, quant à lui, a sans doute été mon désarroi lorsque, participant à l’encadrement d’un voyage scolaire en Italie, nous avons un jour proposé au groupe de lycéens d’aller se restaurer librement, où bon leur semblait. Alors que le quartier dans lequel nous nous trouvions (Panthéon, à Rome) grouillait de
tavole
calde
,
trattorie
, et autres lieux de restauration typiques, nos petits chérubins se sont, aussitôt lâchés, quasi-unanimement rués vers le
fast-food
qui trônait sur la grand place, sans une once d’hésitation et avec même une allégresse manifeste. Alors j’ai véritablement pris la mesure de l’inquiétante prégnance de ces faiseurs de
junk food
sur des individus qui appartiennent plus que jamais à la « Génération "bouffe-mou", celle des enfants de Mars et Cadbury, celle des adeptes de la
vagabond feeding
qui ne savourent ni ne croquent, mais aspirent, suçotent, tètent ou mâchouillent les mamelles siliconées de la société de consommation de masse »
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. Pour ma part, bien que me situant aussi dans cette génération et qu’ayant quelque peu participé à la croissance de cette industrie, de cette machination « alimentaire », je ne me suis jamais senti trop atteint par les effets gusticides et sclérosants de celle-ci. Je pense que la variété des saveurs auxquelles j’ai été confronté dès ma plus tendre enfance m’a suffisamment prémuni pour que ce « prêt à manger » uniforme et insignifiant ne parvienne à exercer la moindre emprise sur ma personne. J’ai toujours éprouvé trop de plaisir à déguster un bon plat de tripes, une blanquette de veau, et tant d’autres merveilles et explorations culinaires auxquelles m’a habitué ma mère, pour leur oser préférer l’agglomération, la superposition insipide d’aliments provenant d’élevages et de cultures aussi douteuses qu’immorales
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. Néanmoins, bien que tranquillisé par le caractère occasionnel de mes dérives alimentaires d’antan en ces tristes « restaurants », j’ai souhaité, en décidant de n’y plus confier mon appétit, cesser d’ignorer ma part de responsabilité (aussi mince soit-elle) dans cette vaste entreprise internationale d’homogénéisation qui vient menacer nos diversités, et par là même notre démocratie.
Si la fréquentation de tels établissements est souvent considérée de nos jours comme une preuve d’adaptabilité et d’ouverture au monde nouveau ; si des octogénaires se targuent parfois d’ « être dans le coup » au prétexte d’aller « manger rapide » avec leurs petits-enfants ; si c’est là ce que l’on nomme « être dans le vent », je n’ai alors aucun regret à abandonner cette vocation aux feuilles mortes …
Une « nourriture » et des « valeurs » pas si fastes que ça…
L’activité des
fast-food
est sous-tendue par une logique capitaliste, abandonnant aux maîtres-mots « efficacité », « productivité » et « rentabilité » son intention de profit maximum, au détriment de toute considération humaniste ou morale. Ainsi orientées, ces entreprises ne jurent que par la systématisation d’un ensemble de méthodes de production et de commercialisation, excluant toute qualité humaine (originalité, créativité, imagination, liberté, invention, …) susceptible de venir troubler cette rationalité mise à l’œuvre à des fins purement marchandes. Une telle taylorisation de l’activité alimentaire (nous sommes très loin des vertus de l’ « art culinaire ») aboutit à la production d’une pseudo-nourriture aseptisée, dépourvue de saveur. Pis encore, ces ersatz de repas ne sont que vil (et immodéré) assemblage de denrées nuisibles à l’équilibre alimentaire (gras, sucre, sel, additifs chimiques, etc. …). En d’autres termes, cette « nourriture » n’est ni utile à l’éducation du goût, ni souhaitable pour la santé.
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De plus, cette forme de rationalisation cultivée par les
fast-food
est appliquée à la gestion du personnel et de son activité ; l’emploi s’en trouve fortement précarisé et l’homme réduit à un simple objet (« employés kleenex » victimes du
turn over
). Se glorifiant d’embaucher du personnel sans qualifications, au sortir de l’école, et sans discrimination de sexe ni de race, les dirigeants de tels établissements n’ont d’autre dessein que celui de recruter une main d’œuvre bon marché et suffisamment malléable pour l’exploiter comme bon leur semble. Tout cela s’accompagne bien entendu d’une forte politique antisyndicale visant à enrayer toute intention contestataire
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.
Au regard de cet affligeant tableau de la « restauration rapide », nous pouvons subodorer des conséquences très dommageables à l’humanité. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la pluralisation de ces enseignes ne nous accorde pas plus de choix mais participe plutôt à la propagation d’un seul et unique « goût » redoutablement standardisé. Lors de ma « formation » à l’assemblage des
sandwiches
, le « Manager » m’annonçait avec jubilation que le « burger » vendu à Narbonne serait absolument identique à ceux de Paris, Londres, Madrid, New York ou Pékin. Ainsi l’on comprend mieux la réaction des lycéens qui, « lâchés » dans une ville étrangère se sont hâtés vers le seul « restaurant » qui leur garantissait un goût « familier », servi dans un lieu « familier », et dont le coût et l’appellation avaient eux aussi franchi les frontières. Quoi de plus rassurant et suffisant pour se priver d’une ouverture à la culture et aux spécialités locales ? Nous assistons là à un phénomène d’uniformisation qui tend à imposer la domination d’une culture, tandis que toutes les autres s’effacent peu à peu, et nous précipite vers l’indifférenciation la plus totale. Alors l’individu, noyé dans un troupeau apathique, se voit peu à peu déposséder de ses capacités réflexives (« penser par soi-même »), critiques, ainsi que de résistance. Accepter cette situation, c’est oublier que le mode de gouvernement démocratique a tout à redouter de l’homogénéisation.
Fatalité ou carence éducative ?
S’ils connaissent une forte fréquentation, les
fast-food
doivent en grande partie ce succès à ce que leurs opposants nomment le « pédophile marketing ». En d’autres termes, nous pouvons dire que ces établissements prennent pour principale cible les enfants qu’ils appâtent au moyen d’artifices tels les ballons, jouets à collectionner, clowns et autres façades colorées. Tout est pensé et mis en place de telle sorte que l’enfant se sent immédiatement à son aise, prend du plaisir (il n’est nullement question de « plaisir de la table ») et manifeste par la suite l’envie d’y retourner (toujours accompagné de ses parents, bien entendu). Ainsi les
fast-food
s’assurent la fidélité de toutes les générations futures, allant même jusqu’à cueillir les jeunes en autobus devant les lycées pour les emmener gracieusement dans leur antre. Aux Etats-Unis, ce racolage a désormais cours à l’intérieur des écoles depuis que le ministère de l’éducation cautionne un programme de lecture « sponsorisé » par une grande chaîne de
fast-food
. Avec le programme « book it », les élèves se voient offrir un repas aussitôt les « quotas mensuels de lecture » atteints. Je ne sais pas ce que penserait le célèbre gouverneur rousseauiste
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de ce nouvel avatar de la « ruse pédagogique », mais il semble que les enseignants américains ont choisi lorsqu’ils déclarent qu’ils préfèrent de loin voir leurs élèves lire et que « pour leur santé, on verra plus tard ».
Alors que nous pourrions craindre d’avoir affaire là à une inextricable fatalité, cette anecdote concernant Bernard Loiseau se veut rassurante : « A Saulieu (Yonne), au restaurant de « La Côte d’Or », l’art du célèbre
gastrosophe
Bernard Loiseau opère également sur ses propres enfants, dont le goût s’éduque, donc s’affine au contact du Colvert au chou rouge, des Jambonnettes de grenouilles à la purée d’ail et au jus de persil, du Sandre à la fondue d’échalotes ou du Soufflé de pommes vertes au gingembre accompagné de sorbet de pamplemousse. Ceux-ci, parfois indisciplinés comme tous les enfants blêmissent et rentrent dans le rang quand, à la suite d’une quelconque désobéissance, leur père menace de les emmener… au « fast-food » local… Que l’on n’aille pas s’imaginer à partir de cet exemple que seul le luxe de la « haute-cuisine » aurait la vertu de délivrer des tentations que fomente l’empire de la « junk food ». »
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Puis, Alain Bouillet cite Jacques Puisais, à qui l’on doit la création de l’Institut français du goût ainsi que d’une méthode d’éducation au goût : « Qu’importe le niveau de vie et les choix éducatifs ! Nous connaissons tous des familles aisées où la table se révèle d’une pauvreté sensorielle affligeante et, inversement, des familles modestes où l’on sait varier les saveurs… »
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.
Nous pouvons imaginer, supposer (ou du moins nous nous plaisons à penser) que l’acte de manger
fast-food
est bien plus souvent le fait d’un manque de sapience, de « savoir goûter », qu’une fatalité. Un goût qui n’est pas exercé, qui n’est pas confronté à une pluralité de saveurs, s’atrophie et se trouve limité ; et c’est ainsi qu’un « Petit-Louis » sera préféré à un bon reblochon ou un fromage de chèvre digne de ce nom
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. C’est souvent faute de connaître que les personnes disent ne pas aimer et se réfugient aussitôt vers l’insipide qui leur semble plus confortable. Plus que jamais l’éducation des sens, et au-delà de la sensibilité, se révèle primordiale pour que l’individu puisse, après avoir été « confronté avec toute la palette du registre sensoriel gustatif », être capable de juger par lui-même de la qualité de ce qu’il mange et boit.
Romain Jalabert
Doctorant en Sciences de l’éducation
Université Paul Valéry, Montpellier III
Bibliographie
BOUILLET Alain (coordonné par),
Des sens à la sensibilité : quelle éducation ?
, Cahiers pédagogiques n°374, mai 1999.
PUISAIS Jacques, PIERRE Catherine,
Le goût et l’enfant
, Paris, Flammarion, 1987.
SERRES Michel,
Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés
, Paris, Grasset, 1985.
Filmographie
CATUOGNO Pascal, DESMAZERY Patrice, « Animal industriel : Les prochains scandales alimentaires », Production « 90’ », Décembre 2002.
DESPRATX Michel, HERMANN Luc, « Fast-food : une fabrique à obèses », Production « 90’ », janvier 2003.
GUTHERZ Mariette, « Maxime, Mc Duff et Mc Do », 2003.
ZIDI Claude, « L’aile ou la cuisse », 1976.
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Bouillet A. (coordonné par),
Des sens à la sensibilité : quelle éducation ?
, Cahiers pédagogiques n°374, mai 1999, p. 10.
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Cf. l’enquête de Pascal Catuogno et Patrice Desmazery qui a donné lieu à un documentaire (Production « 90’ », décembre 2002) : « Animal industriel : les prochains scandales de l’alimentaire ».
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Cf. l’enquête de Luc Hermann et Michel Despratx qui a donné lieu à un documentaire (production « 90’ », janvier 2003) : « Fast-food : une fabrique à obèses ». 61% des adultes américains seraient atteints de surcharges pondérales et un enfant sur quatre obèse. L’obésité serait la cause de 300000 décès chaque année aux Etats-Unis.
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Cf. le documentaire réalisé par Mariette Gutherz (2003) : « Maxime, Mc Duff et Mc Do », qui relate le combat livré par deux employés d’un
fast-food
pour monter un syndicat dans l’entreprise réputée pour être la plus anti-syndicaliste au monde.
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Rousseau J.-J.,
Emile ou de l’éducation
, Paris, Gallimard, 1969 (1ère parution en 1762).
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Bouillet A. (sous la direction de),
Des sens à la sensibilité : quelle éducation ?
, cité précédemment, p. 11.
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Puisais J., Pierre C.,
Le goût et l’enfant
, Paris, Flammarion, 1987.
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Cf.
Des sens à la sensibilité : quelle éducation ?
, cité précédemment.