«
L’Un n’est pas. Le multiple « sans Un » (…) est la loi de l’être
. »
(A. BADIOU.)
«
Un monde tout neuf, terrible et rebutant, s’approche.
»
(H. MILLER.)
« «
Un homme fait de tous les hommes », dit Sartre. Non.
Celui-là, celle-là
. Il ne faut pas introduire de la valeur pour ce qui est de l’essence humaine, car la valeur, l’évaluation, confine toujours sourdement, hypocritement, à l’assassinat radical
. »
(P. SOLLERS.)
1. Des orientations plurielles des travailleurs sociaux...
La présence même des travailleurs sociaux dénote l’existence et la persistance de
sujets divisés
et
transis
par des «
ça ne va pas
». Simplifions en disant que ces «
ça ne va pas
» sont de deux ordres : l’un,
psychique
et l’autre,
matériel
. En tant qu’il constitue une des principales destinations à laquelle ces
sujets
adressent leur «
ça ne va pas
»,
tout
travailleur social est donc présumé - par leur accueil, écoute, soutient, accompagnement, orientation… -, se constituer en
partenaire
de ces
sujets
1
. On nous accordera que cette définition, très succincte, est certainement
universelle
, applicable à l’ensemble des travailleurs sociaux.
Cependant,
tout
travailleur social, à l’instar de l’institution qui le recrute, est orienté, dans son appréhension et traitement du «
ça ne va pas
»
2
institutionnel, par un acte, un désir, un discours, une formation, une expérience, une morale et/ou une éthique qui lui sont propres. Dans cette orientation, liberté lui est également offerte - intra ou extra muros institutionnels -, de s’appuyer sur des maîtres et/ou des écoles de pensées. Sous ce versant, l’ensemble
des
travailleurs sociaux implose, nécessairement, au profit de l’émergence d’une
variété
, inconsistante et incommensurable,
de
travailleurs sociaux
.
Qui peut effectivement nier que l’écoute et la réponse des travailleurs sociaux aux
sujets
s’avèrent fondamentalement plurielles et donc gouvernées par l’orientation, singulière et irréductible, de chaque travailleur social qui en a la charge ? Qui peut nier, en clair, que face à une
même
sollicitation sociale, deux travailleurs sociaux ne répondront jamais de manière semblable ? N’insistons pas plus.
Si notre définition
universelle
relit, agrège, identifie et homogénéise donc les travailleurs sociaux, notre définition
particulière
, elle, par contre, focalisée sur l’orientation
singulière
de chaque
travailleur social, les sépare, les désunit, les dés-identifie, mais aussi, voire surtout, tient
chaque
travailleur social, vis-à-vis de chacun des
sujets
, comme et
seul
face à son acte et
seul
responsable des
conséquences
de cet acte.
Notre définition particulière, suturée à la définition universelle, ne veut absolument pas dire, par ailleurs, que la pluralité des travailleurs sociaux collabore à un
discours
ou à un
lien social
unique, soit, par exemple, au renforcement du
lien social Capitaliste
3
. En tant effectivement qu’il y a, selon nous, dans leur appréhension et traitement des souffrances et difficultés des
sujets
, l’utilisation indéniable d’autres discours que le Capitaliste (ou, comme nous le verrons,
Scientifique
4
ou
Universitaire
5
), alors, nécessairement, il y a
des
travailleurs sociaux qui concourent à l’établissement d’autres liens sociaux que ceux souhaités et exigés par le discours Capitaliste (Scientifique et/ou Universitaire).
2. …au désastre de leur nivellement.
Or, aujourd’hui, pour cette multitude de travailleurs sociaux et ses possibilités
ou libertés
de se référer à d’autres discours que Capitaliste (Scientifique et/ou Universitaire), il y a péril en la demeure ! En effet, nous assistons à une entreprise politique qui, sous le diktat, consensuel et conservateur, de miser sur l’établissement d’une «
cohésion sociale »,
stable et définitive, tente précisément de saper ces orientations plurielles et libertés des travailleurs sociaux. Puisque, selon cette entreprise, toute personne réellement sensée, i.e. soucieuse de préserver et de reconduire le cadre «
socio-libéral
»
6
existant, ne peut que souhaiter que les tensions sociales atteignent une
homéostasie
sociale bénéfique
pour tous
, elle s’évertue à vouloir ainsi niveler les travailleurs sociaux, à les standardiser, à les programmer et à les cloner afin qu’ils atteignent cet objectif bien précis :
la production, visible et évaluable, de résultats sociaux « positifs »
ou, pour reprendre le terme même qu’utilisent certains Evaluateurs
7
ou Experts sociaux, la production de
« Valeurs sociales Ajoutées »
(VSA)
.
Il s’agit, pour cette entreprise, par exemple, que certains comportements – politiquement, socialement et/ou médiatiquement - incriminés ou stigmatisés puissent se transmuer, par la grâce des travailleurs sociaux, en comportements «
responsables
», «
citoyens
»
8
et
socialement « utiles »
- entendez : des comportements qui tendent vers «
la paix
sociale
»
9
.
Faire porter, réellement, à la multitude des travailleurs sociaux la fonction et l’uniforme
d’agents
idéologiques
et
répressifs
d’Etat, pour reprendre L. ALTHUSSER, tel est donc le désastre qui, bel et bien, s’annonce.
Idéologique
, d’abord, en tant que le diktat princeps, qui sous-tend ce désastre, exige précisément des travailleurs sociaux qu’ils procèdent à la mise au rancart ou à la forclusion de la
vérité
singulière
, présumée «
irrationnelle
», de chacun de leurs
sujets
au seul profit de l’application du
savoir technico-scientiste
, supposé, lui, «
rationnel
», des Evaluateurs ou Experts sociaux. Les travailleurs sociaux doivent (devront) donc interposer entre
eux
et leurs
sujets
ce savoir – niveleur des disparités subjectives
et
des travailleurs sociaux
et
des
sujets
-, dont la visée n’est autre que «
la cohésion sociale
». Et même si cette dernière doit s’établir sur l'humiliation et la dégradation de l’intérêt du
particulier
, l’expropriation de ses capacités, imprescriptibles, de
penser,
d’
agir
…
et sur sa réduction, comme nous le verrons, à un «
rat de laboratoire
», ce n’est qu’en fonction de cette hypothétique ou imaginaire «
cohésion sociale
» que les travailleurs sociaux sont (seront) sommés d’entendre et de répondre à « leurs »
sujets
. Nous y reviendrons.
Répressif
, ensuite, en tant précisément que les travailleurs sociaux ont (auront), au regard de cette entreprise «
sociomane
» (P. SOLLERS), cette mission princeps de
police
: celle de veiller et de collaborer à l’établissement de la «
cohésion sociale
».
Pour atteindre l’objectif d’utilité sociale, prompte, des
sujets
des travailleurs sociaux,
évaluer
son degré d’emprise sur
l’être
même de ces travailleurs,
dé
-
politiser
ou dégager ces derniers de toute orientation/responsabilité dans leur pratique sociale et procéder, ainsi, à leur nivellement, cette entreprise politique dispose, outre les méthodes classiques (rapport d’activités, questionnaires aux cases à cocher…), de deux autres méthodes : l’une récente et l’autre ancienne. La première méthode,
importée
du monde des entreprises commerciales, n’est autre que
l’évaluation
, par des ouailles zélées de l’objectif étatique du
Social-Propreté
,
des travailleurs sociaux. L’autre méthode est, elle, plus insidieuse. En tant que les travailleurs sociaux dépendent, pour la majorité, de fonds publics, cette seconde méthode consiste en un odieux chantage : « La Bourse
et
la Vie »
ou
« La Vie
sans
la Bourse ».
Abordons donc la première méthode.
2.1.
L’évaluation des travailleurs sociaux
Désormais
, disent, déjà et sournoisement, certains représentants des pouvoirs subventionnant à l’adresse de la multitude des travailleurs sociaux,
vos différents « rapports d’activités » ne suffisent plus ! Désormais, nous mettrons de l’ordre dans vos orientations plurielles qui n’ont, selon nous, ni queux ni têtes ! Désormais, à l’ère du discours de la Science, seuls des Evaluateurs ou Experts sociaux, extérieurs et « neutres », pourront évaluer vos capacités et vous orienter dans le bon sens !
Bon sens ?
Oui, le bon sens qui, pour nous, est « unique » : l’établissement d’une « cohésion sociale » harmonieuse !
Mais, outre le pléonasme, la cohésion ou l’harmonie « sociale » et « individuelle » ne sont point de ce monde !
Eh bien, vous ferez un effort !
Et nos libertés de penser, d’agir… ?
En tant que travailleurs sociaux rémunérés par nous, vous n’avez qu’une « liberté » : celle de vous « prostituer »
11
, corps et âmes, à notre entreprise de reprisage des déchirures sociales !
Diable !
Qui peut effectivement nier que les travailleurs sociaux et leurs différentes facultés ou libertés de penser et d’agir sont, aujourd’hui, en voie d’être mis sous la tutelle des pouvoirs subventionnant et de leurs sbires : les Experts ou les évaluateurs sociaux ? À ces évaluateurs, certains travailleurs sociaux sont ainsi (conventionnellement) et déjà sommés, aujourd’hui, par les pouvoirs publics qui les subventionnent, de livrer les données de leur travail social. À ces évaluateurs et à leurs «
critères de rentabilité
»
et «
de réussite
»
reviennent ainsi les charges, pour le compte du pouvoir subventionnant, de
mettre en forme
ces données et de prélever les quiétudes et inquiétudes sociales qu’elles révèlent selon eux. À ces évaluateurs reviennent les charges
et
de juger de la pertinence du travail social accompli par ces travailleurs sociaux et d’imposer à ces derniers les pistes, fidèles à la production des «
Valeurs Sociales Ajoutées
» (VSA), qu’il convient, impérativement, qu’ils empruntent. À ces évaluateurs revient enfin le pouvoir de promulguer
l’accréditation
ou
la
sanction
de ces travailleurs sociaux (et, donc, de leur association). (Les pouvoirs subventionnant délèguent ainsi
une partie
de leur puissance de
faire mourir
(sanction)
ou de laisser vivre
(d’accréditation) des travailleurs sociaux à des évaluateurs ! Nous y reviendrons.)
Les évaluateurs sociaux, au regard des pouvoirs subventionnant, sont (seront) donc les
sujets supposés savoir
comment, afin qu’ils puissent regagner les rangs de leur utilité sociale,
éduquer
,
orienter
et
responsabiliser
les
sujets
des travailleurs sociaux. Les travailleurs sociaux, au regard de ces mêmes pouvoirs, sont (seront), quant à eux,
dé-supposés
de tout savoir, exemptés de toute orientation/responsabilité. Ils n’ont (n’auront), en réalité, que cette unique capacité :
exécuter
les commandements technico-scientistes des Evaluateurs sociaux. Dit autrement, les travailleurs sociaux sont en voie de devenir de réelles
machines
que des évaluateurs, des scientifiques supposés
12
, seront chargés de
machiner,
programmer
et de
transformer
en des
Robocops
de la «
cohésion sociale
» ou en des «
papas-pédago
» (J-A. MILLER). Et le plus grave, il convient de l’avouer, c’est cette réelle menace : l’indécrottable
servitude volontaire.
En effet, des travailleurs sociaux s’éprennent
déjà
de leurs programmateurs, exécutent, de manière très serviable, les missions sociales dont ils les chargent et couvrent, publiquement, sans honte ni pudeur, de leurs crachats les visages de ceux et celles qui
résistent
à leur règne !
13
2.1.1. L’évaluation comme valet des
« entreprises »
2.1.2. Excursus
: l’épidémie Evaluatrice
Un excursus. L’Evaluation est, en fait, une réelle épidémie sociale.
18
Mais le pouvoir de la glu ou tentacule Evaluatrice ne se manifeste pas, comme ici, qu’à ciel ouvert. L’emprise de l’évaluation sociale ou, plus précisément, de l’idéologie
Comportementalo-évaluationniste
est parfois à lire entre les lignes mêmes de certaines mesures politiques adoptées, aujourd’hui, à l’encontre des «
exclus
». Si on nous accorde effectivement que les principales tendances de cette idéologie sont : l’éducation, la responsabilisation, la remise sur pieds des exclus, leur transformation en être utiles et rentables, la diminution de leurs coûts étatiques…, alors, force est de constater que le plan VANDENBROUCKE, par exemple, ce plan néo-conservateur «
d’activation des chômeurs »
, en tant qu’il comporte toutes ces tendances,
est
le fruit indéniable de l’idéologie Comportementalo-évaluationniste. Les évaluateurs comme nouveaux conseillers des Maîtres ? C’est certain !
Arrêtons-nous donc, un instant, sur ce plan. En effet, en prescrivant aux
fonctionnaires
un
régime comportemental
unique d’appréhension et de contrôle des chômeurs, ce plan a quelques résonances incontestables avec l’Evaluation des travailleurs sociaux. À l’instar de cette dernière, il tente effectivement d’une part, de limiter, réduire, voire de résorber, au maximum, les différentes libertés d’agir et de penser des
travailleurs
(de les dépolitiser) et d’autre part, de noyer la singularité de
chaque sujet
(chômeurs…) dans des mesures politico-sociales présumées
valables pour tous.
Ces tentatives trahissent, par ailleurs, cette présente volonté socio-libérale : l’
individualisation
de l’exclusion sociale (chômage, crise locative…)
19
. Les attentes politiques, vis-à-vis des
opérateurs de terrain
de ce plan, ne peuvent dès lors que nous intéresser.
Qu’on nous permette, au préalable et brièvement, de rappeler que le chômage ne trahit nullement un
dysfonctionnement
du discours Capitaliste, mais plutôt un de ses modes de
fonctionnement.
En effet, et de grands économistes libéraux ne cessent de nous le rappeler, le chômage constitue un moyen pour le discours Capitaliste d’influer, vers le bas, sur la fixation des salaires. En ce sens, le taux de chômage ainsi requis pour son
équilibre
est, ajoutent ces économistes, de 8 %. Pour reprendre BALIBAR, le chômage est une «
violence structurelle
» ou «
ultra objective
»
propre aux conditions sociales du capitalisme. Le chômage est donc
nécessaire
ou un symptôme social
intrinsèque
au capitalisme. Qu’on se le dise !
Mais l’actuelle publicité, néo-conservatrice et envoûtante, des appareils politico-médiatiques pose, a contrario, que le chômage représente un
dysfonctionnement
du capitalisme et un dysfonctionnement, continue-t-elle, qui est à imputer à «
la mauvaise volonté
» des chômeurs
eux-mêmes. Au regard de ce chant des sirènes, les chômeurs seraient, en fait, gouvernés par une «
absence de volonté de sortir de leur situation
» et l’assurance pérenne d’une allocation chômage, outre qu’elle coûte à l’Etat, ne peut dès lors qu’entretenir cette
absence de volonté
et les
fâcheux vices
(alcoolisme, oisiveté…) qui, selon ce chant, nécessairement l’accompagnent. «
C’est désormais l’engagement, la « motivation », non pas seulement des travailleurs, mais aussi des chômeurs, qui mobilise une nouvelle multitude de petites mains étatiques. Celles qui, aujourd’hui, affirmeront avec fierté qu’il n’est plus question – c’est le progrès qui veut ça – d’apprendre comme un automate discipliné ou d’obéir aux ordres. Il faut « apprendre à apprendre », se mobiliser soi-même, savoir se recycler afin de mériter son insertion dans un marché du travail qui a soif non plus seulement d’une force abstraite, mais d’un engagement corps et âmes. Celles aussi qui méditent de nouvelles doctrines consensuelles selon lesquelles il n’est pas de droits sans devoirs : il faut « responsabiliser », apprendre que désormais un droit – même si, à l’origine, il avait été conquis pour tous, et inconditionnellement -, « cela se mérite ».
»
20
Des antidotes sociaux draconiens susceptibles de pourvoir à l’
engagement
, au cas par cas,
des chômeurs – ou de ces inoubliables «
Gaston
»
21
-, s’imposent donc. L’entreprise politique du plan VANDENBROUCKE est donc claire :
individualiser la question, d’ordre collectif, du chômage.
Ce qui se dit aussi :
la dépolitiser.
Par quels biais ?
Par l’adoption d’un plan politique (Gauche et Droite confondues), empreint de l’idéologie Comportementalo-évaluationniste et qui assigne à des
fonctionnaires
ces présentes missions bureaucratiques et éducatives : le
fichage
de chaque chômeur afin, par exemple, de
calculer
ou
quantifier
le nombre de ses consultations des offres d’emplois de l’ONEM et d’
évaluer
, ainsi, par ce
chiffrage
, son degré de
bonne ou mauvaise volonté
; la
contractualisation
de ses engagements; l’indication de la (sous)formation qu’il est capable de suivre ; l’invitation/sommation, pour un supplément financier modique, à sortir de sa
passivité
en allant, par exemple, «
tondre le gazon
» des particuliers (via les A.L.E.); la menace de ce
baston
, en cas d’absence d’implication, de non respect de ses engagements contractuels et de chômage de longue durée, qu’est l’exclusion de l’allocation de chômage… . Ajoutons aussi, en dehors de ce plan, la fixation politique d’une allocation de chômage incompatible avec le coût de la vie
22
, à la lisière (le mot est gentil !) de la déchéance morale et physique du « bénéficiaire »… .
Notons que ce plan repose, indéniablement, sur une vision
pavlovienne
des chômeurs : si l’allocation représente effectivement la
nourriture
, il est exigé, au son de
clochette
du
fonctionnaire
, que le chômeur sache
automatiquement
,
que la délivrance de cette nourriture est non seulement fortement limitée dans le temps, mais aussi subordonnée à ses réelles capacités de sortir de cette
dépendance.
Pour réussir cet endoctrinement, il suffit que le son de clochette s’accompagne d’un
mal
, d’une souffrance infligée
.
C’est le fameux principe du «
stimulus-réponse
» : si, par exemple, vous pincez un chien lorsqu’il saisit,
par une voie bien précise
, son pâté, le goût de cet aliment, aux yeux de ce pauvre chien, sera chargé d’une souffrance qu’il préférera, par la suite, esquiver. Il empruntera donc nécessairement d’autres voies (laborantines), plus congratulatoires, pour recouvrer les «
profondeurs du goût
» de son pâté. Et tel est, bel et bien, le but du plan : le bénéfice, publique, de l’allocation chômage doit être un chemin de croix
(surveillance, fichage, harcèlements, dégradation morale, sanction…) qu’il convient, mordicus, que les chômeurs et futurs chômeurs évitent afin qu’ils suivent d’
autres
voies financières (que publiques). L’idéologie Comportementalo-évaluationniste qui guide de tels
dressages
est donc «
celle d’ennemis du genre humains, qui s’ignorent comme tels, bien entendu, car ce sont aussi d’excellentes personnes. La notion de la science qu’ils véhiculent est une caricature ; leurs recherches quantifiées sont imbéciles ; leurs thèses sont utopiques ; leur utopie est infâme
. »
23
Nous y reviendrons.
Par ailleurs, ce processus d
’individualisation
de ce phénomène
collectif
qu’est le chômage, de dressage des personnes, prises une par une, qui ploient sous son faix, a deux avantages certains : occulter les impasses du discours Capitaliste et forclore, ainsi, toute
possibilité
de
sortir
de ce dernier. Grâce donc à ce processus et à la clique qui le soutient, ce discours peut, en toute sérénité et sûreté, assurément continuer à coloniser/ruiner notre monde. Et c’est précisément ce que l’évaluation attend également des travailleurs sociaux :
qu’ils collaborent à la consistance du discours Capitaliste et oublient, impérativement, voire « oublient qu’ils ont oublié » les
autres
discours
qui sont susceptibles de les avoir régis ou mordus.
2.2.
Les effets du consentement à l’évaluation
Concluons. Si les travailleurs sociaux consentent à l’Evaluation et à l’idéologie Comportementalo-évaluationniste qui la sous-tend, il leur faudra donc assumer ces trois conséquences néfastes sur leur éthique sociale : 1.
R
avaler
la dimension subjective des hommes, femmes et enfants qui utilisent leur(s) service(s) au statut de simples
objets
qu’il convient de
sculpter, manipuler
selon les
formes
mêmes que l’Evaluation recommande et impose; 2.
A
ccepter
l’hétéronomie ou l’abdication de leur orientation/responsabilité subjective, soit leur nivellement et 3.
A
dhérer
à l’instrumentalisation/machination
politique
et
de leur être
et
des
sujets
qui les consultent. Désirent-ils donc toutes ces conséquences ?
Abordons, à présent, la seconde méthode de nivellement de la pluralité d’orientations des travailleurs sociaux.
3.
L’odieux chantage.
Nous disions, plus haut, que les pouvoirs subventionnant délèguent
une partie
de leur pouvoir de
faire vivre
(d’accréditer) ou de
faire mourir
(de sanctionner) des travailleurs sociaux aux Evaluateurs.
L’autre partie
de cette puissance,
des
pouvoirs, en fait, et depuis fort longtemps, se la réservent. Comment ? Par un odieux chantage. Ce chantage peut aisément s’écrire : «
Outre les conditions conventionnelles où votre Evaluation est, par exemple, exigée, vos subsides,
diraient certainement les représentants de ces pouvoirs,
sont aussi subordonnés à d’autres conditions, elles, « non écrites » :
1/ L’absence de toute « pensée » qui contredirait la nôtre ;
2/L’absence de toute « action » ou « manifestation », non politiquement correcte, qui révélerait ou revivifierait quelques « vérités », « ça ne va pas » ou le(s) « trou(s) » même(s) du discours « socio-libéral » dans lequel nous baignons ;
3/L’absence « d’attachement affectif » avec vos « usagers » ;
4/L’absence de toute « critique » politique à l’endroit de vos « bienfaiteurs »;
5/L’absence de tout esprit d’initiative, d’invention ou de rébellion à l’égard de nos conditions, écrites et non écrites ;
6/La considération que le « public cible » avec lequel vous travaillez est « dangereux » et que c’est dès lors à un «dressage des populations dangereuses » que vous collaborez;
7/Bref, l’application d’un travail social selon nos seules conditions, écrites et non écrites. »
L’alternative est donc infernale
27
: c’est
ou
« la Bourse
et
la Vie »
ou
« la Vie
sans
la Bourse ». Si les travailleurs sociaux choisissent « la Bourse
et
la Vie », la Bourse qui
conditionne
leur Vie, ils devront nécessairement écorner leur « Vie », de travailleurs sociaux, de ses libertés de penser et d’agir, les plier aux sordides conditions, écrites et non écrites, de la « Bourse » de leurs « bienfaiteurs ». Si, par contre, ils choisissent « la Vie
sans
la Bourse», une Vie
sans les conditions
que la Bourse impose, ils préserveront, certes, leurs libertés de travailleurs sociaux, mais ils
mouront
, perdront leur emploi.
3. La dialectique «
problèmes sociaux/solutions sociales
».
(A suivre).
2
. Ou l
’objet
de la demande des
sujets
pour lequel l’institution commande au travailleur social de répondre.
3
. Précisons que «
le discours Capitaliste
» est, pour nous, un mode de «
lien social
» (soit un « discours ») qui gravite fondamentalement autour, outre le rapt de la « plus-value » et l’exploitation de la « force de travail », de la
marchandise
et de l’annexion de cette dernière au
consommateur
et à «
l’individualisme rapace
» (C. LASCH). Il ne s’agit pas, par ailleurs, comme le font précipitamment certains, d’imputer à ce discours l’ensemble des misères « privées » et « sociales ». Il y a effectivement des misères intrinsèques à notre condition
d’humains
ou d’
êtres
parlants
.
5
. «
Le discours Universitaire
» est un mode de
lien social
pour qui «
tout
», l’immensité du réel, est «
savoir
».
6
. Cf. le chapitre 3.
7
. Pour la distinguer de l’évaluation
en intériorité
entreprise par les travailleurs sociaux, nous affublerons d’un « é » majuscule, l’évaluation
en extériorité
commanditée par les pouvoirs politiques.
8
. Ici, le sens de ces concepts, «
Citoyenneté
» et «
responsabilité
», est bien entendu édulcoré ! Il s’agit d’un « sens » conforme à la reconduction et pérennité du système, «
socio-libéral
» (cf. infra), existant. Par exemple, pourvoir à la responsabilité des laissés-pour-compte, oui, mais à la condition que le déploiement de cette responsabilité ne puisse
nullement remettre en question le cadre socio-libéral où elle se donne.
Nous avons bel et bien à faire à une exigence paradoxale, à un
pousse à une
responsabilité
irresponsable
ou
irresponsabilité responsable
! Bref, la Novlangue, chère à Big Brother, est à nos trousses !
9
. Qu’on nous comprenne bien ! Nous ne sommes pas « contres » la paix sociale, mais « contres » cette entreprise politique qui s’évertue à nier, à évacuer les
réels
« conflits », « ratages », « déchirures » ou « divisions » (d’ordre « intimes » et collectifs) pour n’avoir d’yeux que pour les «
simulacres
» (A.BADIOU)
chargés de les repriser.
10
. Nous opposons donc «
problèmes
sociaux
» et «
exclusion
sociale
». Si, à nos yeux, l’exclusion sociale est « structurelle », occasionnée par notre « mode de production » qui se caractérise, pour rappel, par l’exploitation de la force de travail, le chômage de masse…, les problèmes sociaux, par contre, réels ou imaginaires (envisagés), sont ces effets ou possibles effets de l’exclusion sociale qui inquiètent foncièrement les « représentants » et « défenseurs » de notre mode de production actuel : émeute, révolte, radicalisme politique, insécurité… .
11
. Terme
réellement
entendu par certains travailleurs sociaux confrontés à l’Evaluation.
12
. Nous renvoyons les lecteurs au numéro 2 de la revue
HIATUS
, De
l’Evaluation à l’asservissement du travail social
.
Cf.
www.hiatus.be
.
13
. On peut, à juste titre, nous rétorquer que ces travailleurs sociaux ne font finalement que témoigner de l’existence d
’une
orientation qui appartient à la multitude d’orientations que nous envisageons et entendons préserver. C’est certain ! Mais lorsque
une
orientation (majoritaire) tente de piétiner d’autres orientations (minoritaires) et les force, manu militari, à s’aligner sur ses propres sillons, alors, cette orientation ne peut être que «
totalitaire
» et «
fasciste
». Une telle orientation, peut-elle mériter notre
respect
?
14
. Même si cette image « gagnante » doit, bien entendu se payer, a minima, d’une diminution des salaires ou, a maxima, de licenciements !
15
. PIGNARRE, Philippe et STENGERS, Isabelle,
La sorcellerie Capitaliste
, La Découverte, 2005.
16
. Forçage qui, comme nous l’avons vu plus haut, peut-être béni et loué par des travailleurs sociaux.
17
. Ou, pour d’autres, employés du service public, les petites mains de la Bureaucratie.
18
. D’autres secteurs : réinsertion des ex-détenus, santé mentale… sont évidemment touchés.
20
. P. PIGNARRE et I. STENGERS, op.cit., pp. 82-83.
21
. Pour rappel, il y a quelques années, une affiche publicitaire, soustraite très rapidement à cause du tollé général qu’elle avait provoqué, vantait, auprès des particuliers las de besognes privées éreintantes, les mérites des Agences Locales d’Emploi (A.L.E.) par ce slogan (approximatif) : « Un
Gaston pour tondre votre gazon !
».
22
. Par exemple, un chômeur isolé perçoit plus ou moins 650 Euros. Or, à Bruxelles, un appartement d’une chambre à coucher avoisine déjà les 500 Euros !
23
. Jacques-Alain MILLER,
Le secret des Dieux
, Navarin Editeur, 2005, p. 133.
24
. Les exemples sont, malheureusement, déjà là !
25
. Ou le «
ça ne va pas
» singulier à chaque
sujet
, NDR..
26
Geert HOORNAERT,
Les « bonnes pratiques » et la nôtre
, Mental’idées, numéro 6, 04/2005, p.31.
27
. P. PIGNARRE et I. STENGERS, op.cit..