C’est au cours d’une rencontre avec des parents d’un jeune trisomique de 25 ans que j’ai constaté de réelles difficultés, pour les personnes présentant une déficience intellectuelle, à se sentir adulte, ainsi qu’à être reconnues dans leur statut.
A la fin de cet entretien, le père tient cette phrase qui introduira mon sujet : « Fais des efforts mon fils, afin de devenir autonome… Fais-le pour faire plaisir à Papa ! »
Ces quelques mots, par lesquels un père demande à son fils de devenir un être individuel en restant sous l’emprise affective de ses parents évoquent le paradoxe auquel sont confrontées ces personnes.
C’est pourquoi, j’ai choisi d’orienter ces quelques lignes autour du thème « devenir adulte avec une déficience mentale», afin de me questionner : Comment en tant qu’éducateur spécialisé, pouvons-nous aider les adultes présentant une déficience intellectuelle à se sentir adulte et à être reconnu en tant que sujet ?
Afin de savoir de quoi nous parlons et vers quoi nous souhaitons tendre, il me semble essentiel de détailler, de s’attarder sur l’adulte « ordinaire » et les attentes que nous avons de celui-ci.
Adulte, « se dit d’un être vivant qui est parvenu au terme de sa croissance, ayant normalement la capacité de se reproduire. Au demeurant, la plupart des êtres humains parvenus à l’âge adulte sont des enfants qui ont trop grandi. »
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Cette définition me semble pertinente : elle implique l’enfant devenu adulte. Effectivement, nous ne pouvons pas ignorer la période qui précède l’état de maturité qui nous intéresse. Nous ne devenons pas adulte en nous réveillant un beau matin. C’est un état progressif que nous abordons par un travail sur nous-même, palier par palier, marche à marche, nous ritualisons cette ascension mentale et corporelle vers un idéal protecteur de l’autre, à même de donner la vie à ses suivants. L’état d’adulte n’est pas une finalité, c’est une réflexion permanente sur ses propres résidus infantiles. La maturité est un idéal vers laquelle nous tentons tous de tendre. Mais « Un masque de grande personne n’aura jamais un visage d’adulte.»
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En grandissant et vieillissant, je m’aperçois qu’il est très difficile de se passer de protecteur, de son état de dépendance. Je pense que nous ne sommes jamais débarrassés de notre passé, douillet hier, dramatique aujourd’hui... Pour acquérir une certaine indépendance, il nous faudrait accepter l’enfant qui continue à vivre au plus profond de nous et se révèle de temps à autre. L’adulte ordinaire est bien un enfant qui a trop grandi. Il cherche désespérément à devenir quelqu’un d’autre…
La déficience mentale est le premier « rempart » pour l’accession à un statut d’adulte : Réalité sur laquelle je viens buter constamment et qui me met en échec lorsque plus ou moins consciemment je cherche à réparer les personnes que j’accompagne. Le fait d’assumer cette réalité, en la situant, permet de passer outre et de ne plus répéter des tentatives de « réparation impossible ».
La personne présentant une déficience mentale a des difficultés à :
- mémoriser les informations,
- fixer son attention,
- évaluer l'écoulement du temps,
- se repérer dans l'espace,
- apprécier la valeur de l'argent,
- connaître l'environnement immédiat ou élargi ;
- apprendre les modes d'utilisations des appareillages,
-s’approprier les règles de communication.
Ces difficultés sont des obstacles à l’autonomie de la personne au quotidien. Des outils et un apprentissage par expérience répétée sont nécessaires pour adapter les fragilités de la personne à notre monde commun. La déficience peut être innée ou acquise. Nul n’en est à l’abri.
La réalité de la déficience mentale n’est pas le seul obstacle pour ces personnes à être reconnues adulte et à se sentir adulte. En effet, nous allons voir que l’environnement et la place que nous leur accordons parmi les « ordinaires » contribuent beaucoup à leur épanouissement.
Une situation, un constat :
L’équipe éducative du foyer d’hébergement, dans laquelle je travaillais à l’époque, avait organisé une rencontre suite aux comportements de Steven. Le jeune adulte refusait de manière catégorique de collaborer avec les accompagnateurs sociaux. Il refusait de nous ouvrir la porte de son studio, se proclamant « normal et autonome. » Il s’identifiait très fermement à une norme idéalisée et tentait de gommer son handicap en le refusant. Ce qui posait un vrai problème, car Steven ne maîtrise pas bons nombres d’actes de la vie quotidienne et se mettait ainsi en danger.
Pourtant je me sentais responsable du poids de ses mots : Effectivement, nous (l’institution) demandions indirectement aux personnes que nous accompagnons de s’identifier à une norme, et de tendre vers celle-ci par le biais de ce que nous nommions « l’intégration. » Je n’avais pas mesuré jusqu’alors l’impact que cela pouvait provoqué. « Comment le jeune [adulte] peut-il penser son handicap alors que tout le pousse à rentrer dans une normalité dictée par les exigences parentales, sociétales ? »
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Au cours de cette réunion, Steven verbalise très clairement sa difficulté à accepter sa trisomie : « je voudrais vivre une autre vie, dans un autre monde… » Ainsi que son désir d’une vie de couple prolongée par le désir d’avoir un enfant : « Je veux vivre avec une femme normale pour avoir des enfants… »
Il est clair que Steven venait de soulever son droit légitime d’adulte : S’épanouir au travers un travail, un logement individuel, mais aussi une vie affective et sexuelle. Ce qui lui était en partie refusé jusqu’à présent parce qu’il est trisomique, et il l’avait bien compris. C’est pourquoi, il refusait son handicap afin de pouvoir accéder à ses désirs.
Le discours de Steven mis ses parents dans l’embarras : « Tu ne peux pas nous faire ça ! Papa et maman ne se sentent pas capables d’élever ton enfant ! On ne veut pas en avoir un deuxième (trisomique) ! » Le père de Steven se retrouvait face à ses responsabilités administratives : Il est le tuteur légal de son fils. Pour les deux parents, cette situation réactive ce que Simone Sausse appel « le miroir brisé» : L’enfant existe dans l’imaginaire des parents, bien avant sa naissance. A chaque étape de leur vie, les personnes présentant une déficience font l’objet d’un désir inconscient irréalisable. Tout ce que les parents avaient projeté pour leur progéniture, aux différents stades de sa vie, vient se confronter à la réalité du handicap.
Il est bien réel que Steven est dans l’incapacité d’élever un enfant actuellement, il est aussi probable, qu’il ne le pourra jamais. Afin de ne pas le leurrer, je lui ai alors démontré toute la difficulté d’avoir la responsabilité d’un enfant et que ses propres fragilités ne lui permettent pas de répondre aux besoins d’un nourrisson qui grandira : « Tu n’arrives pas à te lever le matin pour aller au travail. Penses-tu pouvoir te lever plusieurs fois dans la nuit pour donner le biberon à un bébé ? Si tu as un enfant, il est probable que sa garde te soit enlevée. Tu en seras encore plus malheureux ainsi que ta femme et ton enfant… »
Steven a des frères qui vivent en couple et auront peut-être des enfants… J’ai évoqué alors la possibilité qu’il s’épanouisse en tant que tonton, auprès de ses neveux qui lui ressembleront sûrement un peu : « Ils seront en quelque sorte tes descendants… » Ce qui ne vient pas retirer le fait qu’il puisse s’épanouir dans une relation affective avec une jeune femme qu’il aura choisi.
Steven sembla très satisfait de mon intervention, c’est un compromis qui lui semble acceptable. A la suite de cette réunion, il s’engagea à accepter l’intervention de l’équipe éducative. Ce qu’il fit progressivement…
Tout le long de cette rencontre, à chaque intervention du père, le jeune trisomique répéta : « Moi, je suis d’accord avec papa ! » avec un sourire plein de satisfaction. A ce moment là, je trouve pertinent de préciser : « Tu sais Steven. Tu as le droit de ne pas être d’accord avec ton père… Nous sommes réunis aujourd’hui pour t‘aider à situer ton projet. Le tien… » Le père m’envoie alors un regard suivi d’un soupir qui en disait long… La mère, elle m’approuvait d’un léger sourire…
Steven aurait bien voulu devenir adulte, mais en continuant de faire plaisir à papa qui l’avait toujours protégé. Ainsi, il était pris dans un terrible conflit : Entre le devenir adulte avec tous ses bénéfices et conserver son statut protégé d’enfant.
En partant, le père tient cette phrase (que je site notamment en introduction, car elle la source du sujet…) en serrant l’avant bras de son fils : « Fais des efforts mon fils afin de devenir autonome… Fais-le pour faire plaisir à Papa ! »
Ces quelques mots, à travers lesquels, un père demande à son fils de devenir un être individuel en restant sous l’emprise affective de ses parents, font ressortir un paradoxe.
Quel paradoxe ?
Le paradoxe trouve son origine dans les représentations que nous nous faisons de la personne handicapée mentale, de manière implicite lorsque son comportement est en décalage avec nos attentes d’un adulte. Ces comportements « décalés » nous laissent penser qu’ils sont de grands enfants. Nous leur fixons des objectifs d’adulte ordinaire, mais notre perception vient contraindre notre démarche. Les règles que nous leur accordons ne découlent pas toujours du droit commun. Nos moyens d’atteindre les objectifs éducatifs sont parfois infantilisants.
En effet, nous leur demandons d’accéder à un logement et d’y être « autonome ». Par contre, les institutions, les familles, les éducateurs se permettent de poser des interdits parfois injustifiés et en contradiction avec la commande sociale :
« Tu n’as pas le droit d’avoir de relations sexuelles dans le foyer ! » Pourtant, le droit reconnaît la majorité sexuelle à 15 ans.
« C’est préférable que tu n’ailles pas au cimetière. C’est triste les enterrements. Je pense qu’il vaut mieux te protéger de cela… » Protéger, comme l’on croit protéger les enfants, qui ont pourtant eux aussi besoin de faire le deuil de leurs parents qui décèdent au moment le plus imprévu.
« Tu ne t’achèteras pas cette paire de chaussures, tu en as déjà deux ! » Il lui a été demandé d’apprendre à gérer son budget, son compte bancaire est pourtant loin d’être déficitaire. Cette interposition entre la personne et son désir réalisable, mais injustifié, vient glisser à l’oreille de l’intéressé : « Tu es dépendant et le resteras. On décide à ta place. »
« Tu dois te trouver une autre petite amie… Celle-ci est trop âgée… » Pourtant, c’est pour cette personne qu’il a de l’affection. De plus, il lui a été demandé de savoir se protéger des relations dites de mauvaises influences, pas de ses relations amoureuses…
« Tu ne voteras pas, tu comprends rien à la politique… Si tu veux voter, votes au moins comme ton père ! » Pourtant, le droit de vote est un droit universelle.
Je pourrai énoncer de nombreux exemples qui viennent contredire la commande d’origine, mais je m’attarderai uniquement sur l’accompagnement à la vie affective et l’accompagnement au deuil. Je pense, en effet, que celui qui accepte d’aborder la sexualité et la mort des personnes qu’il accompagne est capable de se resituer dans toutes autres formes de paradoxe. Parce ces deux derniers sont les plus dérangeants.
Afin d’aborder le premier thème, je vais vous raconter l’histoire de Jeannine : Jeannine a quarante ans environ. Elle est en carence affective et traverse des périodes dépressives graves. Les différents membres de sa famille ne lui donnent pas satisfaction, leurs problèmes sociaux les rendent indisponibles. Pourtant la demoiselle est prête à tout pour recevoir de l’amour. Un jour, je suis allé la chercher dans un restaurant où elle s’était faite entraîner par deux ivrognes qui comptaient bien abuser d’elle par la suite…
L’été dernier, pendant un séjour adapté, elle a rencontré l’amour. Il s’appelle Denis et vis dans un foyer d’hébergement qui se situe à 400 kilomètres du lieu de résidence de la demoiselle. En décembre, ils se sont retrouvés de nouveau sur le même lieu de séjour, à leur demande. Depuis, Jeannine n’a pas eu de période de déprime profonde. Elle est souriante, téléphone régulièrement à son ami. Ils projetaient tous deux de partir de nouveau en séjour d’été. Malheureusement, Denis a ses vacances en Juillet et Jeannine au mois d’Août. Leur atelier respectif ferme sur ces périodes.
Afin de favoriser leur rencontre, lors d’une réunion hebdomadaire, l’équipe éducative a proposé que Jeannine change d’atelier sur une courte période et puisse bénéficier du mois de juillet en vacances. La responsable de service a répondu que « Jeannine n’était pas productive en dehors de la sous-traitance et que cette relation de toute façon ne pouvait pas être durable… Il est donc hors de question qu’il y ait une quelconque modification. » Ce jour là, j’étais rédacteur du compte-rendu de réunion. Je me suis permis d’évoquer la situation de Jeannine avec les mots de notre supérieur hiérarchique ainsi que l’article 9 de la chartre des droits et libertés de la personne accueillie : « Les conséquences affectives et sociales qui peuvent résulter de la prise en charge ou de l’accompagnement doivent être prises en considération. Il doit en être tenu compte dans les objectifs individuels de prise en charge et d’accompagnement. » Ces quelques mots ont eu leur impact, le directeur qui est rarement présent aux réunions d’équipe éducative, lit les comptes-rendus. L’évocation de la loi ne l’a pas laissé indifférent, comme par magie, tout devenait réalisable : Jeannine a obtenu une semaine de vacances commune avec Denis. Elle en est ravie, même si ce temps sera très court.
La transition entre le thème de la vie affective et l’accompagnement au deuil peut paraître étrange. Pourtant quand j’écoute les personnes autour de moi : J’y vois un lien évident. Effectivement, la sexualité a pour but primitif : la sauvegarde de l’espèce… C’est donc quelque part un « médicament » contre la mort. La mort est le dernier passage. Nous nous projetons à travers nos suivants, au-delà de l’au-delà.
Les rites de passages sont des actes symboliques qui permettent à la personne d’intégrer une nouvelle situation ou un nouveau statut. Arnold Van Gennep parle de rites marge : « Espace temps qui permet à la pensée d’intégrer la perte de l’objet ou du sujet.»
Cathy est une jeune trisomique de 32 ans. Depuis quelques temps, quand elle rentre de chez sa famille, le dimanche soir, elle pleure et évoque « sa voisine.» « Elle est morte. Ma voisine… » Afin d’en savoir un peu plus, je téléphone aux parents de Cathy, leur expliquant la douleur de leur fille et ses mots. La mère m’explique qu’il ne s’agit pas de sa voisine, mais de sa cousine, qui est décédée il y a déjà cinq ans. Je demande alors s’il avait été expliqué à Cathy, cette disparition et si elle avait été à l’enterrement… La dame très embêtée m’explique avoir longtemps caché à Cathy, le décès de sa cousine qui fût un drame dans la famille : La jeune fille a disparu subitement dans un accident de voiture.
Afin de « protéger » Cathy, il lui en a été parlé que très tardivement, quand elle avait compris toute seule en écoutant ceux qui savent… Elle n’a jamais été accompagnée au cimetière. Je pense que Cathy a découvert que nous n’étions pas éternelle à cette époque : La mort ne lui avait jamais été parlé.
Nous pouvons alors comprendre qu’à chaque retour en famille, la rencontre avec ses oncles et tantes soulève l’absence mystérieuse de sa cousine. Cathy est de structure psychotique, elle discerne mal la réalité de son imaginaire. Les films où sont représentés des guerres, des meurtres, des chagrins d’amour lui réactivent de vraies douleurs. Nous devons à chaque fois lui faire sentir que ses films sont de la fiction. J’ai fait mine de mourir une fois, pour lui montrer que je pouvais ensuite me relever (cela l’a fait beaucoup rire…)
La mort inexpliquée est devenue omniprésente dans la vie de Cathy, d’ailleurs sa cousine est devenue sa voisine… Elle est tombée dans une dépression aggravée. Cathy ne sortait plus de sa chambre, elle passait son temps à regarder des séries B sur son petit écran. Elle ressortait que pour pleurer « la mort de Jonathan, la séparation de J.R et Sue Hélène… »
Après avoir été stabilisée par un traitement nous lui avons proposé de l’accompagner vers le deuil : nous l’avons emmené au cimetière pour déposer des fleurs. Puis nous lui avons expliqué le cycle de la vie, que personne n’était éternel, ni elle, ni ses parents, ni ses éducateurs, ni personnes… « Ah Bon ! Mince alors ! » Suivi de quelques éclats de rire. Finalement, ce n’est pas si grave…
« Tous ces rites empêchaient la mort de mourir à nouveau chaque jour. »
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Aujourd’hui, Cathy va beaucoup mieux, elle travaille à mi-temps, ce qui lui permet de s’épanouir dans des activités ludiques l’après-midi et de garder un contact social.
Ces différentes situations d’accompagnement me rappellent que le quotidien est le support de travail de l’éducateur et la relation son outil. Le professionnel est l’intermédiaire, le passeur, le médiateur entre l’usager, le résidant, le patient et sa fragilité, sa famille et la société... Cette rencontre doit rester à mon sens sur des bases égalitaires : « Ils sont nos égaux… » Pas de dominant et de dominé. Une rencontre tout simplement. C’est en se rapprochant le plus possible de cette pensée que j’espère devenir un suffisamment bon accompagnateur social.
Gomez Jean-François
, Déficience mentale : le devenir adulte
, Erès, Toulouse, 2001.
Arnold Van Gennep,
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, Editions A. et J. Picard, Paris, 1981.
Zribi Gérard,
Construction de soi et handicap mental
, ENSP, Rennes, 2000.
Kelley Kathleen,
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, Les cahiers du CTNERHI, n°43 Juillet-septembre 1988, PP. 10-25.
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Le devenir de jeunes trisomiques : Approche psychodynamique
, Université René Descartes, Paris, 2002.
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L’adulte, mythe ou réalité
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Olivier Reboul,
Revue Critère
, n°9, juin 1973.
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J.S Morvan, N. Auguin, V. Torossian,
Le devenir de jeunes trisomiques : Approche psychodynamique
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Arnold Van Gennep,
Les rites de passage
, Editions A. et J. Picard, 1981, Paris, p.228.