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Moniteur-éducateur en MAS : un métier

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Claude Demateïs

lundi 03 avril 2006

A l’époque à laquelle je travaillais encore avec des enfants, l’un d’eux me posa un jour cette question : « mais, qu’est-ce que tu fais comme métier quand tu n’es pas là » ? J’ai tenté d’expliquer que, justement, mon métier, c’était d’être avec lui et j’ai surtout mesuré l’ambiguïté de ma position. Un métier, moniteur éducateur ? J’en suis convaincu. Mais, aujourd’hui, c’est toujours aussi compliqué d’en parler…

Pourtant, je me souviens, au début de ma carrière, ça paraissait simple : on « menait » un groupe, on « conduisait une activité », on réfléchissait sur l’autorité, on « faisait » des synthèses, bref, on prenait l’autre par la main pour l’emmener vers plus loin…

Et longtemps, j’ai pensé que mon travail c’était ça : prendre l’autre par la main pour le conduire (le « ducere » latin qu’on retrouve dans « éducateur ») vers l’endroit où la société souhaitait le voir arriver un jour.

Aujourd’hui, cela fait trente ans que je chemine avec des adultes handicapés mentaux placés dans une MAS. (vous remarquerez au passage combien ce mot « placé » est sympathique et combien à lui seul il peut en dire long sur la mission…) Bref, une longue histoire commune, un vrai morceau de vraie vie partagé…

Mais, j’y pense, c’est de mon métier que vous m’avez demandé de parler, pas de ma vie !… c’est de ce que je fais, non de ce que je suis…

Et c’est là que les choses se compliquent car c’est avec ce que je suis que j’exerce mon métier… je suis mon propre outil… J’ai découvert ça au fil des années et on ne me l’avait jamais dit en formation : ma formation, une vieille formation d’avant la formation moderne, nous apprenait à devenir des « techniciens de la relation » sans nous dire à quel point le « technicien » en question serait à la fois artisan et matière…

Or, qu’en est-il aujourd’hui ? Que dit le chemin ? Eh bien, le chemin me trouve bien changé… Changé parce que frotté pendant trente ans à ces gens (psychotiques déficitaires, autistes) qui mettent toute leur énergie à mal vivre et à nous faire mal vivre… A mal vivre certes… mais à vivre… Et ça, c’est une autre découverte : ces gens-là vivent… Pas comme moi, certes, pas comme, peut-être, nous souhaiterions qu’ils vivent… Mais ils vivent et ils font partie de l’humanité, de la même que la mienne… Pas si éloignés, finalement, les chemins… Alors, moniteur ? - étymologiquement, celui qui montre - pour montrer quoi ? Qu’ai je donc à montrer, à démontrer ? Ce que je montre aujourd’hui et ce que montrent mes collègues qui sont du même voyage, ce sont les traces sur la route et surtout les cicatrices que m’ont laissées les certitudes tombées dans l’ornière.

A moniteur-éducateur, il y a longtemps que je préfère l’expression « personnel de proximité ». Parce que dans personnel il y a le mot personne qui résonne avec la notion de salarié… je suis donc celui qui est payé pour que sa personne serve à l’autre. Et proximité parce que c’est bien dans cette proximité que l’autre, celui que l’institution soigne ou dont l’institution prend soin, peut devenir un « prochain » (au sens du Petit Robert), c’est à dire un être humain considéré comme un semblable.

Et au fil du temps et de l’aventure se sont forgés des concepts qui m’ont aidé à dire et à comprendre comment, à quoi et à qui je sers…

Le « quotidien opérant » , d’abord. Quotidien parce que c’est le « tous les jours » banal de tout le monde, celui que l’autre vit, celui que je traverse aussi, celui qu’à certains moments, nous partageons. « Opérant », parce qu’il opère un changement. Parce que c’est le regard que j’ai posé et continue de poser sur ce quotidien qui nous convoie ensemble, qui m’a rendu perméable au chemin de celui que j’accompagne. Un regard sur l’autre, donc, un regard sur moi, et surtout un regard sur cet espace bizarre qui s’installe entre l’autre et moi.. Un regard attentif aussi porté sur les émotions que l’autre fait naître en moi ; à ces émotions qui me disent ce que cet autre me donne sans le savoir , ce qu’il met en moi de commune humanité…

Et voilà, ce matin comme tous les matins, je frappe à la porte de la chambre de Pierre. Il ne me répond pas. Il ne me répond jamais, si ce n’est par des cris ou des rires dont je ne suis pas sûr qu’ils me soient adressés. On dit de lui qu’il est autiste.

Il est pelotonné, nu sur son lit. La chambre sent mauvais. C’est l’été ; j’ouvre fenêtres et contrevents (il les ferme toujours le soir, qu’il fasse chaud ou froid). Je l’accompagne à la douche ; je le lave. Souvent, il pleure et crie. Parfois il rit et son corps s’assouplit. Je m’en aperçois en passant le gant de toilette sur ses cuisses : les muscles n’ont pas la même dureté, la même tension… Puis je lui lave les dents ; je le rase (toujours devant la glace qui lui renvoie nos deux reflets qu’il interroge du regard ou du sourire).

Il s’assied dans son fauteuil et je lui tends ses habits pour qu’il les enfile ; j’essaie, dans mes mouvements, d’endiguer sa précipitation : il est toujours pressé de se débarrasser du moment présent. Entre mes gestes et les siens, entre ses cris et les mots que je pose sur la journée qui commence, entre parfois nos rires dont je ne suis pas certain qu’ils soient partagés, nous sommes sur la corde raide du lien ; un faux pas et c’est la chute ; c’est la crise qui remet entre nous ses années-lumière de vide, d’incompréhension et de souffrance.

Puis je fais son lit et range sa chambre ; de son fauteuil, il m’observe, parfois m’accompagne du regard. Chaque matin que je partage avec lui, je pense à ce lit et aux gestes que je fais pour le remettre en état (il est toujours entièrement défait). Ces gestes pourraient devenir mécaniques et sans valeur à force d’être répétés à l’identique ; je pourrais aussi faire ce travail hors de sa présence, pendant qu’il déjeune, par exemple. Mais non, ce matin encore il est là à me regarder faire cette chose pour lui et je me dis que ce soir il y aura peut-être pour lui un moment de détente ; peut-être allongera-t-il son corps entre des draps bien propres et bien tendus ; peut-être y trouvera-t-il une manière de bonheur ? Cette pensée traverse mon esprit à chaque fois ; sans doute la trace d’une sensation de mon enfance : sentir avec les pieds le grain vierge du drap changé de frais et me laisser pénétrer par cette fraîcheur tout droit venue du pré où ma mère avait, le matin même étendu la lessive…

C’est aussi cela, faire le lit de Pierre ; c’est vivre ce moment, en me laissant modifier par mes propres émotions. Je ne pense pas que ces émotions puissent en quelque manière intéresser Pierre, mais il me semble qu’elles me mettent dans un état qui change ma façon de travailler, ma manière de servir. Ces émotions donnent du sens à des gestes que la pathologie ajoutée à la routine de l’institution pourraient rendre mécaniques. Sans émotion, ces gestes ne seraient plus destinés qu’à la maison, laissant l’habitant sur le pas de la porte.

Laisser le quotidien se faire et se vivre donc, mais le dire aussi, l’écrire, témoigner de la richesse du lien et du sens de la marche côte à côte… tiens, c’est ce que je fais encore aujourd’hui devant vous, et, soyez-en sûrs, je dirai à Pierre que j’ai parlé de lui, que j’ai parlé de nous ; parce que c’est au prix de ce partage, de cette implication de chacun , qu’un petit bout de chemin nouveau peut être trouvé. Place difficile et lourde de responsabilités, je fais partie de ceux par qui passe le discours sur la personne handicapée, je fais partie en quelque sorte des médiateurs entre la entre la personne et la société ; la même société qui, ne l’oublions pas l’a « placée » dans l’institution. Et il serait bien long d’évoquer les raisons officielles et officieuses de ce placement…Entre discours qui fait lien avec la société d’une part et accompagnement dans l’intime du quotidien d’autre part, entre « mission officielle » et « mission clinique », au chevet de la personne… Entre deux chaises!

« Commentaire » donc ; commentaire qui donne du sens (pour la personne, pour son entourage, pour le professionnel); commentaire en direct, dans la vie de tous les jours, dans l’institution, au-delà ou en deçà des mots, bien souvent dans les postures, les trajets… Et j’aimerais m’attarder un peu sur cette notion de commentaire. Il s’agit-là de rappeler à la personne qu’elle existe, pour les autres, et donc pour elle. C’est comme un discours de l’institution dans lequel le professionnel croise son propre discours à celui des autres, et qui donne ou redonne des contours à la personne ; c’est un « bain de sens » qui ne peut s’inventer que dans une volonté déterminée de l’équipe, et dans un travail de lien au collègue. Bref, quand ce que vit la personne fait l’objet d’un tel commentaire, elle y gagne du sujet…

Mais commenter ne serait rien sans un affût, sans un souci de l’autre et de ce qui se joue ou de ce qui se montre. Une veille. D’où la nécessité d’une « bien-veillance » , une veille appliquée, au-delà de la simple observation, une veille qui implique le veilleur en tant qu’homme semblable parmi ses semblables.

Et c’est l’histoire de Jean-Marie qui a 25 ans et qui est autiste. Il se déplace beaucoup dans l’établissement et à l’extérieur. Longtemps, pour lui, la communication fut un calvaire. Rencontrer l’autre ne se faisait que dans la souffrance, le déchirement ou l’explosion. Aujourd’hui, les choses vont un peu mieux, mais il faut toujours savamment doser la distance qui nous sépare ou nous rapproche de lui. Or, il s’avère qu’avec certains de ses camarades, je m’occupe du jardin potager situé devant le bâtiment. Et Jean-Marie aime bien s’asseoir à une vingtaine de mètres, séparé de nous par la haie. Lorsque je passe le motoculteur dans le jardin, je fais des allers-retours et il m’arrive, de plus en plus souvent de croiser son regard. Et ce regard me fait du bien : il contribue à me faire exister. Dans ce moment, je suis « celui que Jean-Marie regarde ». Son regard me change, puisque je lève régulièrement les yeux de mon travail pour le croiser. Et c’est ainsi que je peux dire qu’il me parle de sa place d’homme, parce que cet échange de regards nous fait nous retrouver tous deux dans notre humanité commune. En acceptant le regard de Jean-Marie, en lui répondant parfois même par un signe de la main, dans ce tout petit chemin des yeux, il y a, pour lui comme pour moi un chemin pour aller vers l’autre, un chemin qu’il emprunte aussi pour pouvoir donner : il me donne son regard par dessus la haie. Je crois qu’on attente à l’humanité de celui à qui on refuse la possibilité de donner. Et la personne accueillie en institution est condamnée à recevoir ; elle est définie par le manque et le vide que la société, par notre intermédiaire entre autre, s’entête à vouloir combler. Et je pense qu’il me revient de faire en sorte qu’elle aussi puisse donner. Et donner ce qu’elle a de plus original : l’expression de sa singularité, de ce qui fait qu’elle est mon semblable et mon prochain, justement dans ce en quoi elle ne me ressemble pas.

Ainsi m’a-t-il fallu appendre à recevoir, parce que celui dont je m’occupais apprenait à donner… Apprendre à me retrouver pantelant d’émotion quand il trouve des chemins inédits pour nous dire qui il est et nous montrer que, lui aussi possède des clefs pour comprendre la vie. C’est l’histoire de cet homme psychotique qui déclare à son éducatrice qui essaie de faire bonne figure alors quelle est triste jusqu’au fond de l’âme, : « mais pourquoi tu pleures derrière tes yeux ? ». Ces quelques mots, je les ai rapportés je ne sais combien de fois, parce que c’est aussi mon métier d’entendre et de donner droit de cité à cette parole qui ne s’embarrasse pas de protocoles, à cette parole plus proche de la poésie qui saisit, que du discours qui explique ou qui cherche à comprendre. J’ai donc appris à nourrir mon travail de cette poésie que m’ont offerte comme un passeport ceux que j’avais pour mission d’accompagner. Et ce que je sais de mon métier aujourd’hui, ce que je vous en livre, c’est d’eux que je le tiens.

Et je constate que celui que j’accompagne a mis en moi des petits bouts de lui. Combien de fois, le soir en rentrant dans ma maison ai-je encore dans la tête la petite chanson obstinée de Jacques, le psychotique, petite chanson a priori sans raison, mais qui pend sens pour moi par le plaisir qu’elle me procure. Encore un chemin qui dé-range, qui range autrement les idées que j’ai sur mon travail : ces gens ont mis tellement de choses en moi que bien des certitudes se sont effondrées comme celles, sacro-saintes, qui fleurissent par exemple autour de l’idée d’autonomie. Je pense à Jean qui a passé la soixantaine et à qui on a régulièrement cassé les pieds pour qu’il apprenne à se laver. Mal et sans plaisir. Aujourd’hui, à sa demande, je fais sa toilette tous les matins ; chaque matin, ce rendez-vous avec les gestes qui lavent, ce moment où la main suit les contours du corps, rassemblant peut-être ce que la nuit a éparpillé… Voilà ce que m’apprend Jean sur ce qu’il est, voilà comment il me guide sur son chemin d’homme singulier, plus sujet dans son corps rassemblé que dans ce combat avec des gestes qu’au bout de soixante ans, il n’a pas pu apprendre. Quelle ouverture pour d’autres choses à vivre ! Merci à Jean qui nous a fait retrouver le chemin de la rencontre ! Se laisser déranger, voilà encore un aspect surprenant de mon métier qui émerge aujourd’hui. Ces gens-là instillent en nous leur désordre salutaire, désordre qui nous permet de les laisser aller hors des représentations dans lesquelles nous les avions rangés comme dans des casiers.

Ma mère, institutrice, m’a appris que le sujet, dans une phrase, c’est celui qui fait l’action ; et l’objet (le complément d’objet), celui qui la subit. Et qu’est-ce qu’agir, pour un sujet ? c’est modifier son environnement. Et c’est bien là le sens de mon travail : permettre à l’autre de devenir, de redevenir ou de demeurer sujet en trouvant ou en gardant la possibilité de modifier son environnement.

C’est le pari de chaque jour… le pari parce que rien n’est jamais gagné d’avance…

Et je vous livre cette réflexion cent fois entendue de la part de gens extérieurs à la profession : « Il vous faut bien les occuper, ces gens qui ne font rien… » C’est vrai, pendant des années, j’ai essayé de les occuper… Mais aujourd’hui, je pense que je les ai occupés comme on occupe un pays vaincu… Combien de fois « les occuper » a-t-il relevé du combat, de la guerre ? Ou alors, les occuper comme on occupe un lieu vide, pour le remplir. J’ai appris, ils m’ont appris que faire mon métier c’était d’abord être attentif à ce qui les occupe, eux, à ce qui les remplit, eux, à ce qui les fait hommes. C’était ensuite aménager le chemin pour que cette humanité réhabilitée puisse nourrir la rencontre avec le semblable, et s’en nourrir…

A m’entendre parler ainsi, vous pensez peut être que je passe mon temps à philosopher, au lieu de faire des toilettes, d’accompagner des repas ou de veiller au bon déroulement des journées d’un groupe de personnes handicapées mentales… Rassurez-vous, c’est bien ce que je viens de vous décrire brièvement qui occupe mon temps de travail… je ne philosophe que quand l’occasion s’en présente… mais je le fais avec plaisir et conviction, revendiquant que ce temps de philosophie fait aussi partie de mon engagement professionnel… si, au fil du temps, j’ai trouvé un certain nombre de concepts, ce n’est pas pour le plaisir de théoriser ; c’est parce qu’ils sont des outils qui me permettent de dire, de partager et de mieux comprendre le sens de mon travail . Ainsi, le « quotidien opérant », le « commentaire, la « bien-veillance », au delà des mots et des idées, sont-ils surtout le témoignage d’un engagement professionnel ; toujours difficile et plein d’embûches parce que nous faisons un métier difficile (mais, y en a-t-il de faciles ?).

Ces concepts sont aussi pétris de mes doutes, sont entamés par les brèches que ces gens singuliers ont ouvertes en moi… Et ils balisent un cheminement où les réussites manifestes sont rares et les échecs cuisants… Mais ils accompagnent mon travail comme un phare éclaire la route, et je n’aurais pas pu continuer jusqu’à aujourd’hui s’ils ne m’avaient guidé, me conduisant au partage et à la rencontre.

Parallèlement, ce sont la rencontre et le partage avec les personnes handicapées mentales qui ont nourri cette réflexion. Et c’est pourquoi je leur dis merci de ce voyage en humanité qui m’a aujourd’hui conduit jusqu’à vous.

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