Le peintre Zao-Wou-Ki disait: peindre, c'est tout ce que je sais faire. Jean-Bernard Paturet pourrait peut-être reprendre cette maxime: philosopher, c'est tout ce que je sais faire. Et il le fait bien. Si Alain précisait qu'il y a des professeurs de philosophie d'une part et d'autre part des philosophes, Paturet, tout en exerçant son magistère d'enseignant à l'Université de Montpellier et de Directeur de l'équipe de recherche Esthétique et éducation en psychanalyse, est animé de la passion de la philosophie, - amour de la sagesse ou sagesse de l'amour -, qui le guide. C'est cette passion qui le conduit sur les chemins divers tels que la célébration de
L'Esprit du vin
(1993),
Le métier de directeur
(1991) ou encore qui le pousse à faire sonner
La psychanalyse à coups de marteau
(2004). Voilà une oeuvre qui se construit autour de la main courante de la psychanalyse, dans une approche non dogmatique, débarrassée de la langue de bois et de l'entre-soi que cultivent malheureusement trop d'écoles et d'associations psychanalytiques. Il s'agit de faire de la « psychanalyse amusante » comme le préconisait Lacan. Dès sa thèse de doctorat, prolongée d'un ouvrage qu'il en retira chez érès, (
Introduction philosophique à l'oeuvre de Freud
, 1990) Paturet avait dégagé chez Freud les linéaments philosophiques de sa pensée. Faire cheminer de concert psychanalyse et philosophie ne va pas de soi. Il s'agit pourtant d'une tentative de ne refermer sur lui-même aucun de ces champs. Paturet a l'esprit ouvert, ce qui lui donne une liberté de ton et de l'envergure dans la pensée. Il ose. En s'attaquant aujourd'hui, dans la foulée d'une démarche déjà bien éprouvée, à questionner le phénomène religieux, il franchit un pas de plus. On a souvent opposé ces deux approches. Freud en son temps fit un sort à la religion dans
L'avenir d'un illusion
, mais la confrontation n'est jamais achevée. En effet la religion et la psychanalyse ont ceci en commun qu'elles questionnent le sens. La religion y répond en invoquant le nom d'une divinité et établit un culte; la psychanalyse nous laisse plutôt en rade devant une énigme vivante, qu'un psychanalyste tel que le fut François Tosquelles énonçait radicalement ainsi: qu'est-ce que je fous-là ? Autrement dit face à la question de la philosophie classique de la transcendance, la religion produit une figure là où la psychanalyse laisse une place vacante. La religion « n'est que le soleil illusoire qui gravite autour de l'homme tant que l'homme ne gravite pas autour de lui-même » affirme Marx, dans une citation que l'auteur reprend. Le hic c'est que quand il gravite autour de lui-même il est confronté au vide et à la division: je est un autre. D'où la pente et le recours à l'opium du peuple. Plutôt l'anesthésie que la vérité nue. Dans cette perspective Jean-Bernard Paturet a beau jeu, en prenant appui sur ces « maîtres du soupçon » que furent Marx, déjà cité, mais aussi Nietzsche et Freud, d'interroger les semblants sur fond desquels se déploie la « fascination » du religieux. Et ce dans un moment socio-historique tel que nous le vivons, où le phénomène religieux perdure ou fait retour parfois sous ses jours les plus extrêmes, les plus sectaires, les plus déviants, en se combinant au discours scientiste, ce qui fait que l'auteur peut aller jusqu'à parler de « bioreligion », il s'agit là d'une entreprise de salut publique.
Paturet, de ce lieu non-lieu, atopique, qu'ouvre la pratique et la théorie analytiques, se fait interrogateur sur plusieurs points qui font le socle de la croyance religieuse: qu'en est-il de la fiction d'un Dieu le père? Que fait-elle fonctionner chez chaque sujet qui s'y prête? Comment un certain discours du maître en établit-il le relais dans la communauté des croyants? Pourquoi l'esprit de sacrifice anime t-il toutes les formes de croyances religieuses? Sacrifice de soi, mais aussi sacrifice d'autrui qui, à partir d'un communautarisme des semblables, vise à sacrifier le mécréant, l'étrange, l'étranger, le métèque. Pourquoi le religieux fait-il une telle consommation de production de sens tous azimuts, à s'y étourdir, au lieu de supporter l'énigme de sa présence au monde ? Cette énigme insoluble que la psychanalyse tente de garder vive. La religion viendrait alors en creux comme tentative, humaine trop humaine, de masquer, voire de gommer la perte et l'incomplétude originelles, point de jaillissement du symbolique car « le symbolique se manifeste d'abord comme meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l'éternisation de son désir » (Lacan,
Ecrits
, p. 319)
On ne peut pas en vouloir aux hommes de s'inventer des croyances pour se supporter face à l'incomplétude, on peut leur en vouloir de ne pas les interroger pour les relativiser. Ceci dit on peut admettre que la religion, débarrassée de ses formes extrémistes, représente pour certains un espace de consolation, un hâvre dans la tourmente de la vie en société. Malgré ses soubassements névrotiques, que Freud a pu dégager, car « l'acceptation d'une névrose générale dispense le croyant de la tâche de former une névrose personnelle ». Le père de la psychanalyse va même jusqu'à affirmer qu'une névrose obsessionnelle se constitue comme « la caricature d'une religion » (in
Totem et tabou
) . La croyance religieuse revêtirait ainsi des vertus sédatives, voire thérapeutiques face aux grandes questions de la naissance, la mort, la sexualité, devant lesquelles chacun est seul et démuni. Elle se situerait ce faisant dans la foulée de toutes les formes de croyances que s'inventent les hommes « par lesquelles notre vie s'éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins: la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux ». Il s'agit très précisément de la définition que Freud donne de la culture dans
Malaise dans la civilisation
. « C'est ainsi que nous humains voyons le monde: en l'interprétant, c'est-à-dire, en l'inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle - sans l'imagination qui confère au réel un Sens qu'il ne possède pas en lui-même - nous aurions disparu, comme ont disparu les dinosaures », écrit magnifiquement Nancy Huston dans
L'espèce fabulatrice
. Alors souvenons-nous ici que l'origine du mot religion nous offre une perspective très ouverte. Le verbe
religare
latin signifie bien: relier, faire lien social. Les religions, comme les mythes, comme les histoires que l'on se raconte à longueur de temps, forment bien ce fond « increvable » sans lesquels nous ne saurions vivre les uns avec les autres. Cet increvable fond de croyance, comme le dit Lacan à propos du père et de la fonction qu'il soutient, on peut apprendre à s'en passer, à condition de s'en servir.