Note de lecture :
Jean-François Gomez,
L’éducation spécialisée, un chemin de vie,
L’Harmattan 2007
Tout commence dans une petite ville, où Grégoire, directeur d’un établissement qui accueille des personnes handicapées, va se retrouver confronté à la fatalité, un accident. Un de ceux qui vous mettent une grande claque, qui vous ramènent sur terre, un de ceux qui vous rappellent à cette réalité, celle dont on tente de s’arracher quotidiennement.
Un accident qui va tout changer. Alors, on attend, comme une évidence, un handicap, des séquelles graves, et le basculement de l’autre côté de la barrière. Mais cette attente est vite déçue, et grand bien nous en fait. Le personnage principal va utiliser cet incident comme un détonateur, pour faire exploser sa vie d’avant et ce qu’elle comportait de certitudes. A partir de là, chaque ligne, chaque phrase nous conduit vers l’inattendu, vers les pérégrinations d’un homme à la recherche de sa propre vie. Il serait impossible de dévoiler au-delà, la journée de Grégoire, sans dévoyer l’intérêt majeur de l’ouvrage.
En fin de chaque chapitre, on trouve des notes. Des extraits de journal, le journal personnel de l’auteur. Etonnantes, ces quelques pages qui viennent là, mettre en suspens l’histoire et lui donner une autre dimension. Des idées jetées à même le papier, traces de vie, traces d’un passage toujours en cours. Ce récit, mâtiné de ces témoignages de l’auteur, prend alors toute son ampleur. L’histoire suspend son vol pour mieux donner à réfléchir, le temps de faire quelque lien. Sentiment étrange de prendre du recul par rapport à la narration et tout à la fois d’en réclamer la suite. Sentiment si proche de celui de Grégoire mettant en attente sa propre vie, tout au long de cette route dont nul ne connaît la destination.
Le lecteur reconstruit une histoire, et se retrouve embarqué, amené à mettre du sien, à mêler sa propre histoire à celle de Grégoire. Au fil des pages, on l’accompagne, de question en question, de souvenir en regret, dans ce voyage augurant une reconstruction, comme des points de suspension avant d’écrire une nouvelle histoire. Et de nous préparer, de souhaiter la re-naissance d’un homme.
Au fur et à mesure des paysages, et des lieux décrits avec beaucoup de poésie, sont convoqués nos souvenirs d’enfance, ces odeurs, ces couleurs d’un passé révolu, mais tellement présent. Et dans ces décors de rêve, la « zone grise », la part d’ombre d’un travail social qui se manifeste à nous. Sous un soleil que l’on sentirait presque sur notre visage, avec l’ombre de l’olivier qui viendrait nous effleurer gracieusement, c’est tout cet indicible qui nous accompagne, qui nous entoure. Tout ce quotidien, drames et tragédies d’une vie que l’on vient soutenir, qui devient impensable, empreinte de douleur et de souffrance. Et l’éducateur, directeur, en ce sein pernicieux… Alors quelques mots où viennent se loger cet impensable, le handicap, en filigrane, en miroir avec une société normative et obsédée d’efficacité. Dans ce contexte, ce directeur tente de se faire son chemin, naviguant parfois en eaux troubles, et souvent à contre-courant.
D’histoire d’une vie, en réflexion philosophique sans s’en réclamer, ce livre est un témoignage précieux. Un ouvrage, a priori sans prétention, mais qui se révèle très vite, après quelques pages être un intense moment de formation, de transmission, de partage. Magnifiquement servi par le style et le talent de l’auteur, ce texte est un trésor qui mêle allure du verbe et souci d’une parole vraie.
D’émotions en réflexions, ce livre questionne l’éducation spécialisée dans ce qu’elle a de non-évaluable, dans ce qui nous y engage, humains face à d’autres humains. On y perçoit les critiques d’un monde éducatif et social en dérive vers les sirènes du management, et de l’efficience objective. La question de l’homme, et de la personne habitant en institution, mais qui n’en serait ni un client, ni un usager, peut-être simplement un habitant. Mais avant tout la question de nos propres limites, de notre propre existence passée auprès d’autres, toutes ces questions que l’ont ne se pose jamais, ou que l’on n’ose pas toujours mettre en forme.
Derrière des airs de ne pas y toucher, voici peut-être le livre le plus intéressant qu’il m‘ait été donné de lire cette année, et même depuis quelques temps. Un de ces classiques que l’on relit avec plaisir et délectation, un de ces ouvrages qui viendra attraper la poussière sur le chevet tant il est pénible de le ranger dans une bibliothèque.
A lire, à gamberger, à vivre…
Andrien Loïc, éducateur spécialisé, rédacteur en chef de la revue ZEO