« C’est toujours l’intérieur qui est à l’affût.
Vers toi ou vers un Dieu…
Ces grands brûlés de l’être. Même si plus
Grand-chose ne s’établit entre eux,
Même si plus rien ne les retient.
Eux, au moins, jusqu’à n’être plus rien, marchent.
Vers l’intérieur.
On attend quelque chose. »
Thierry METZ, Lettres à la Bien-aimée
L’arpenteur, Gallimard, 1995
Nous sommes en 1975 et je travaille avec des malades dits mentaux que le Directeur a fait sortir de l’Hôpital psychiatrique pour les prendre en charge.
Qui sont-ils pour m’amener au bout de ma nuit, au fond de l’ennuie…
Car toutes les nuits je «m’insomnise » et je pense à la journée passée, vécue, qui m’a vaincu, je suis pré-stagiaire, apprenti-éducateur, apprenti-sage ?
En tout cas, j’y perds mon sommeil, mes mots et mon latin. La nuit se «désétoile », il n’en reste qu’une celle du berger, celle qui nous guide, celle de l’éducateur dont l’étymologie vient de guide… J’ai peur de ces malades dits mentaux, cela vient me heurter, me blesser dans ma chair, dans mon corps. Un corps à corps ou les mots se font la malle, ou il chante un autre chant. Surgit-il une question ? Et moi suis-je fou ?
Je revois toutes les nuits, les scènes vécues, les gestes, les cris, les «crire », l’envers des mots qui traversent une journée. Pourquoi C. a-t-il planté un couteau dans l’oreille de mon collègue, pourquoi nous a-t-il fallu quitter la pièce avant qu’il ne là détruise. Pourquoi en cette nuit, me suis-je levé, pour accompagner M. qui se fend la tête sur les murs ? Pourquoi ai-je remplaçé le mur par ma tête ? Vide de sueur et vide d’espoir, je me souviens avoir pleuré…
J’ai dix neuf ans, alors j’écris des lettres pour raconter à mes parents, à ma fiancée de l’époque…
J’ai dix neuf ans, je me sens vieux, persuadé dès lors ne rien savoir.
Est-ce que cela aurait à voir avec B. qui se trimbale ses objets psychotiques, le bois en hiver, la ferraille en été, je l’aime bien ce type, il a dix neuf ans, comme moi, c’est le plus jeune, mais lui a moins de verni, moins de chance aussi.
Il y a aussi D. qui ne parle pas, ne réagit pas, juste au moment du repas, il a eu son palet défoncé par la fourchette et la bouffe, de son seul objet de plaisir, est devenue un instrument de torture.
Je repense à tout cela, je ne dors pas…
La nuit divague ses messages, ses images et ses visages ?
Pourquoi depuis hier, ai-je eu l’idée de lui malaxer la nourriture et de lui mettre ensuite à l’intérieur de la joue ? Grande victoire, il m’a fait un sourire, lui aussi est au fin fond de la réalité psychique.
Je ne dors plus et je retrouverais ces insomnies toute ma vie, l’écriture, ça me prend le plus souvent entre cinq et sept heures du matin.
Ma grand-mère me disait : « jeune qui veille et vieux qui dort sont proches de la mort », justement j’y pense à la mort, à cette mort réelle et symbolique. Que tracent ces personnes adultes qui ne peuvent dire l’horreur à être au monde et à baigner dans le langage ?
Le matin je les hais, infectés par les horreurs et les odeurs de leurs déjections, je vais vomir avant de faire le lever. Il me faut alors reprendre le travail, je pressens que dans la façon dont je leur donne une douche où un bain, cela fait sens où rejet pour des êtres hors langage.
« Les éducateurs si on veut les dévaloriser, on en fait des moules à gestes » disait Deligny.
Gérer ça vient de geste : c’est trouver le geste qui apaise la tourmente.
« Le flux hébreu, relayé par Freud et la psychanalyse, ne vise pas la bonne gestion, où plutôt celle-ci en serait le degrés zéro, l’attitude juste désigne le pouvoir de saisir, d’attraper ce qui arrive : comment prendre ce qui arrive, ce qui donc nous dépasse, qui vient de loin, d’ailleurs… comment entendre un appel d’être qui nous ouvre et nous dessaisit, voilà qui relève de la sagesse »
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Un peu plus tard, 1977 – 1978, me voici dans un centre fermé, un des derniers…
Une violence inouïe, les centres fermés, un progrès ?
Ici ce n’est pas la loi au sens de l’interdit, celle qui fonde le langage, la violence règne.
Je vois un éducateur casser deux côtes à un gamin de dix sept ans parce qu’il avait été insolent et mon intervention a été trop lente pour espérer arrêter les choses. Un autre oblige un môme à s’asseoir à table, le nez en sang, pour marquer son autorité ! De qu’elle loi s’agit-il dans ce lieu dit d’accueil ?
De la loi du langage où de la loi du milieu ?
Au milieu, il y a ceux (les adolescents) qui faute de ne pouvoir extérioriser leur violence, la retournent contre eux. Ceux comme G. qui sont sur une fin d’adolescence avec ce qu’elle suppose de douloureux, qui rencontrent le vide préalable à toute rencontre.
Soleil noir et glacé, lui, il se bricolait les veines à l’aiguille à tricoter.
La nuit, tentative de suicide, je pensais à lui et aux autres.
Les autres, ils étaient quarante quatre et seul éduc pour faire la nuit, le soir, il valait mieux dédramatiser les conflits, tout en disant : « quand même ! ».
Souvenir de l’armée, quand je refusais de tirer à l’arme du moment où de marcher au pas.
En ce lieu, j’ai fini par donner ma démission. Je repensais à tout cela avec un ami éduc devenu psychologue, qui avait eu le même parcours et la même démission.
La nuit : l’ennuie, parfois de ne pouvoir infléchir sur son destin !
A cette époque, j’écoutais et je baratinais, je n’étais pas encore dans l’écoute pour les mots, dans les mots pour leur silence.
« Et depuis dans les plis ou je veille, là-bas, très loin, entre naître et finir, le souvenir de son passage luit à ton doigt telle une alliance. »
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23 février 2004
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Daniel Sibony, Article Sagesse, éthique, psychanalyse, p 77, Revue Autrement, Thème la sagesse
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Marc Alyn, Infini au delà, Flammarion, 1973
On trouvera un texte très différent, « Faire la nuit » dans Jacques Loubet, Le savoir faire éducatif, érès 2000