On parle un enfant
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« Non eram infans qui non farer »
(Je n’étais pas un enfant privé de parole), Saint Augustin, Confessions 1, 13.
« C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense. »,
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871.
« Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient »,
Jacques Lacan,
Séminaire XX
. Mystère :
muein
grec, fermer. Cf. L’onomatopée : « mmmm », bouche fermée, phonème, dans toutes les langues, du maternel.
I- Evidemment ce titre qui m’est venu par surprise, dérive de l’intitulé du colloque « de l’enfant pensé à… l’enfant pensant » à l’aune d’un autre cheminement aléatoire « de l’enfant parlé … à l’enfant parlant ». Il assone également avec deux autres titres. Le célèbre article de Freud de 1919 : « On bat un enfant », qui met en scène la matrice trinitaire du fantasme. Et d’autre part le beau petit ouvrage de Serge Leclaire,
On tue un enfant
, paru au Seuil en 1975. Serge Leclaire y déconstruit la figure magnifique, mais aussi terrifiante de «
His magesty the baby
», comme disait Freud, figure de l’enfant-roi et du tyran que chacun de nous porte en soi. Enfant de la jouissance qui déborde et qui exige un traitement permanent. La vie n’est possible, écrit en substance Leclaire, qu’au prix du meurtre permanent de l’enfant merveilleux (et j’ajouterai : terrible) qui habite chacun d’entre nous.
Intéressons-nous à cet Enfant si particulier.
Le terme d’
in-fans
est le participe présent d’un verbe latin
for, fari, fatus
lui-même dérivé du verbe grec
phemi.
Dans son dictionnaire, Antoine Bailly, page 2064, colonne 1, précise que
phémi
signifie d’abord : « manifester sa pensée par des paroles, donner son avis, dire oui ». D’où vient notre « for » intérieur : le lieu de ce qui parle en soi. De la même source découlent : a-phasie, pro-fession, fable… L’
in-fans
, c’est le non-parlant, ce qui résiste à la parole.
Mais la dérive est trompeuse, « parler, parole » émargent à une autre origine. Le
para-ballein (
et le substantif
para-bolos)
grec, qui signifie : lancer à côté. De la parole comme ratage ! Le non-parlant est ce qui, dans l’homme, n’est pas affecté du manque, chair vibrante et frémissante des affres de « la jouissance de la vie »
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non-castrée par l’opération de mortification du symbolique, comme « meurtre de la chose », qui lui donne corps dans l’incarnation de la substance parlante. En effet, « la jouissance est interdite à qui parle comme tel »
3
.
Dans sa préface à l’ouvrage de l’éducateur August Aichhorn paru en 1925
4
, Freud donne à voir ce qu’il en est de l’Enfant, ce qu’il développera plus tard sous le concept d’infantile. Tout d’abord Freud rappelle que, si la psychanalyse s’est d’abord intéressée aux adultes, notamment aux hystériques, grâce au travail et au questionnement de « ses amis éducateurs et pédagogues », elle en est venue à creuser en amont, l’enfant étant le père de l’homme. L’Enfant nous dit Freud dure tout au long de la vie. Et là il faut prendre appui sur le texte original pour y voir plus clair dans ce qui apparait d’emblée comme une étrangeté. Comment ça : l’enfant dure tout au long de la vie ? Freud emploie un neutre :
Das Kind
, et non
Ein Kind
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. L’Enfant et non pas un enfant. Et l’Enfant fait tout au long de la vie des apparitions dans le rêve, le symptôme et la sublimation, autrement dit dans certaines manifestations de l’inconscient. Cet Enfant-là, précise Freud, tout le travail d’éducation consiste à le sacrifier, à le d’« hommestiquer ». Car il déborde, c’est l’Enfant terrible et merveilleux, excessif, l’Enfant pulsionnel, l’Enfant sauvage. «
La culture
(dont l’éducation est le fer de lance), appuie Freud dans sa première conférence de 1915,
c’est le sacrifice de la pulsion
». Comment advient un enfant dans la déchirure de l’Enfant du fantasme, de la jouissance, de la pulsion ? Nos représentations de l’enfant et de l’enfance sont profondément marquées et altérées par cet Enfant-là. Oscillant tout au long de l’histoire entre deux extrêmes, l’enfant merveilleux et l’enfant terrifiant, ces deux types de représentations participent d’un surmoi féroce qui, chacun de nous, nous travaille.
II - J’aimerai remonter encore plus en amont pour suivre la genèse de l’Enfant.
Pour ce faire, je vais passer, pour tenter de faire sentir ce qu’avec beaucoup de mal j’essaie de cerner, par l’ouverture d’un recueil de poèmes inédit.
La peau, elle scie.
Depuis tout enfant je me pose une question : ces mots qui sortent en permanence de ma bouche, comment y sont-ils rentrés ? Question naïve ou question absurde?J'ai bien échafaudé quelques éléments de réponse. En fait ces mots qui sortent par mon corps - j'ouvre le domaine car la parole ne réside pas que dans le verbal – n'y étaient pas. Ils sont venus d'un Autre, des autres. Ils sont venus subrepticement, dans le silence de ma chair. Ils ont percé leur chemin, frayé passage. Certaines impressions (au sens typographique du terme) enfouies et ressurgies dans le travail analytique, me font pencher pour une image - mais peut-être n'est ce que fantasme que de donner sens et forme à ce qui à priori n'en a pas - : des lames de rasoir tournent à vitesse éblouissante, dégagent un bruit effrayant et perforent ma peau. La langue de l'Autre m'est rentrée dans le corps par le son, pas par le sens. Je dis bien : rentré dedans. Ça fait des trous dans la compacité de l'organisme. Le langage venu d'ailleurs qui perce et perfore les chairs produit d'abord une désorganisation. Au début, il y a la parole de l'Autre et la parole a pris corps. Par la voix de l'Autre, incarnée, mais différemment, par le maternel ou le paternel. Alors la peau, elle scie. C'est comme ça qu'elle est née, la poésie ; de ce sciage, de ce sillage. Car il a fallu sauver sa peau, résister à cette voix envahissante, transformer ce vacarme, puisqu'on ne pouvait pas s'y opposer. Il a fallu, ces sons perçants, les faire miens, leur imprimer la marque du silence, les apprivoiser. C'est le premier temps du poème, cette résistance. Puis lorsque les sons ont été apprivoisés, les mots ont pu céder à l'exigence des constructions syntaxiques et grammairiennes. Mais après, bien après la jubilation éprouvée d'une victoire à s'emparer des bastions sonores. Une, puis deux, puis trois phonèmes conquis de haute lutte. Combat d'avant garde autour d'une pluie de diphtongues, d'accents toniques. « Aboli bibelot d'inanité sonore », écrit Stéphane Mallarmé. La poésie se déplie alors dans un monde silencieux, dans un exil de la voix, c'est à dire un monde bruissant de paroles apprivoisées auxquelles j'ai livré mon sang et ma chair. Un silence dans lequel le poète malaxe, triture, racle, usine ces premiers sons. Le deuxième temps du poème vise à laisser trace sur un papier de cet usinage. Les poèmes sont les copeaux, les déchets de ce lent et pénible travail intérieur. Mais le poème exige un troisième temps : le retour de la voix. Il demande à retrouver sa matrice et son origine sonore. Le poème demande au poète de donner de la voix.
Si je reviens à l’étymologie, l’Enfant,
l’in-fans
, j’insiste, c’est ce qui dans l’humain ne parle pas, le non-parlant qui habite notre lieu d’origine. Mais ce qui ne parle pas a été parlé. Bien avant la naissance le petit d’homme est inscrit dans le langage par ses géniteurs et le cercle de famille. A la naissance, les voix - véritable « bouillon de culture » - dans un premier temps le pénètrent et dans un second enveloppent son corps de langes sonores apaisants. Les voix - et avant tout la voix de la mère - ont effracté le corps de l’Enfant, le non-parlant. Ça a produit une déchirure du tissu sensoriel, une décomplétude. Le non-parlant a résisté à cette irruption «
troumatique
» et cette résistance se nomme sujet, ce qui du non-parlant se trouve assujetti à l’ordre de la parole et du langage. Autour de ce trou laissé béant, un bord s’est dessiné. Logeons-y le symptôme, ce qui dans le sujet résiste, souffre et s’ouvre, tout en se soumettant. L’Enfant a donc d’abord été parlé et ensuite il passe sa vie à chercher son chemin de parole dans les paroles qui viennent de l’Autre. Premier traumatisme.
III- On parle un enfant ; on écrit un enfant.
«
Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons – car c’est nous qui le tressons comme tels - notre destin. Nous en faisons notre destin parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c’est ce qu’ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. Et en effet il y a une trame - nous appelons ça notre destin.
».
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Nous sommes parlés…
Ça aura été une naissance. A partir d’un point d’impact entre le vivant grouillant du biologique et la voix. La boucle prenant, en son sillage, le chaos. ça aura laissé le souffle d’un choc. Quelque chose comme le lointain d’une déflagration. Et dans le souvenir, parmi les écharpes de brume, une sensation lointaine d’indécidable. L’inscription d’un point de non-retour. Il n’y aura pas eu d’avant. Ceci est inconcevable. Mais à partir du choc, il y aura eu le possible du présent et de la présence. La présence, ce site que l’onde de choc a poussé au-devant d’elle. Le présent adossé au pied de la lettre aura déployé le possible dans l’orbe de la parole et du langage. Ça aura été une naissance et l’avènement d’un passé, d’un présent et d’un projet. Mais au-delà de ce point, la nuit elle-même s’évanouit. Le possible s’estompe. La lettre s’efface. Au-delà de ce point, le ticket d’être parlant n’est plus valable.
Terra incognita
. Ici commence le pays des dragons, notaient les anciens cartographes sur ces parcelles de territoires qui échappent au connu et au connaissable.
De cet instant qui aura fait vacarme, point de chute, mais aussi point d’ancrage, que reste-t-il ? La piste que je suis ici c’est l’origine de la lettre, là où la lettre prend corps avec quelque chose à quoi il faut bien donner un nom, à savoir un organisme animal pris dans la reproduction de l’espèce. Mais le corps d’où je parle est déjà bien habité, le corps est un corps de langage. Il est tombé en langage. Il est passé de chair à corps. «
Au principe, il y a la parole…
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Et la parole a pris corps
»
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. Issu de parlants, le non-parlant a été immergé dans le bruissement de paroles qui le précède. Voilà ce que j’entends dans le prologue de l’Evangile de Jean de Patmos, dans une traduction que je veux au plus près du sens du texte et de ce qu’il soulève pour moi. On le voit bien, quelque chose - mais quoi ? que Lacan tente d’apprivoiser sous l’épitaphe de réel, quelque chose, est venu faire irruption dans le langage, ou bien le langage lui-même a produit, avec la lettre, dans une opération littérale, un corps. La langue a rassemblé des éléments venus d’ailleurs. Elle leur a donné corps. La parole s’est incarnée. Pris dans la chaine des générations et des généalogies, pris dans l’enchaînement de l’ordre de la lettre, un corps surgit, au lieu du désir, façonné, pétri, par ce que le désir de l’Autre imprime en lui de sa propre marque. Comment alors se faire lecteur de ce que ce désir a inscrit en soi ? Comment lire le texte dont l’appareil à langage, le
Spracheapparat
de Freud, fait lui-même partie ? Nous sommes prisonniers. Nous ne pouvons-nous extraire du langage pour le penser. On ne peut remonter au-delà, cet au-delà (non-religieux !) que Freud désigne comme pulsion de mort. L’irruption du langage, dans les traçages les plus primitifs dont ils sillonnent la chair vivante du petit d’homme, l’a chassé de toute connaissance de ce point d’origine. Un petit apologue de ma façon nous le montre. Un jour un bonhomme de neige voulut connaître l’eau, son origine. Il se mit au soleil et commença à fondre. Petit à petit, alors que la neige fondait, il eut la sensation de s’approcher au plus près du point ultime de la connaissance. Mais alors qu’il allait atteindre ce point, il disparut. Ainsi en va-t-il de notre questionnement sur notre origine. «
Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas. L’homme est celui à qui une image manque.»,
nous confie Pascal Quignard.
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Voici donc formulée naïvement, et même de façon enfantine, l’énoncé de la question qui me tenaille. Par quelles voies se sont inscrits dans mon corps les mots qui en sortent ? Par quelles voies obscures s’est construit l’Enfant parlé à partir duquel il m’a fallu devenir un enfant parlant ? Un parmi d’autres. Alors que l’Enfant -
Das Kind
- est unique, absolu, totalitaire. Pour tenter de répondre, j’ai mobilisé un concept de Lacan : la lettre. Il faut entendre par lettre, au-delà de la lettre dite d’alphabet, tous les processus de traçages inconscients qui viennent faire à la fois perforation et bordure au réel du vivant. On la voit proliférer dans la clinique et la pédagogie, dans les dessins des enfants, pensons aux fameux
squiggles
de Winnicott, mais aussi dans les gestes, la parole, les intonations de la voix, les attitudes corporelles… mouvement d’expression informés par les structures archaïque de la lettre.
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IV- Corps écrit.
Dans un de mes ouvrages récemment paru,
La Lettre de l’inconscient
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, Jacques Cabassut, professeur de psychopathologie clinique à l’université de Nice-Antipolis, qui m’a fait l’amitié d’une belle préface, invente une métaphore pour faire comprendre ce qu’il en est de « la lettre dans l’inconscient ». En quoi l’invention de la cathédrale gothique a-t-elle consisté ? se demande l’auteur. «
Rien d’autre qu’à faire entrer la lumière dans la matérialité de la pierre.
» Ces traces, que je ramasse sous le terme de « lettre », qui s’impriment dans le corps du petit d’homme dès la naissance, traces de paroles venues de l’Autre maternel, d’abord, et qui le percutent, découpent de même, dans l’organisme vivant, des puits de lumière, ce qui produit un corps. Un corps troué par l’appareil-à-parler
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qui lui vient de l’Autre. Mais il s’agit aussi d’une trace de résistance à ce qui est d’emblée vécu comme perforation, intrusion, pénétration bref «
troumatisme
», pour embrayer sur un néologisme de Lacan, qui précise qu’il n’y a pas d’autre traumatisme que la langue. Un auteur comme Valère Novarina, dans son œuvre donne toute la mesure de ce que produit cette effraction par le langage venu de l’Autre
13
.
Freud dans sa fameuse lettre 52
14
adressée à Fliess fait l’hypothèse de ces traces primitives dont une série de transcriptions lui permettent de se détacher. Ce travail psychique « …
arrache par étapes l’enfant à la gangue du réel
», souligne Henri Rey-Flaud.
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A rapprocher selon cet auteur de ce qu’énonce Henri Maldiney : «
Le monde des objets familiers est fondé sur ce prémonde purement esthétique, fait de couleurs et de formes inobjectives.
»
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A rapprocher encore de «
ces premières sensations confuses que nous apportons en naissant
», que célèbre Paul Cézanne.
17
«
Bouillie originaire
», précise Freud.
18
«
Pullulement d’excitations sans contenu ni sens qui s’abattent sur l’intéressé en mitraille et sont enregistrées par un type d’inscription primitives.
», ajoute Rey-Flaud. Ces inscriptions primitives, Freud les a déjà cernées sous le terme d’«
empreintes
» dans la lettre 52. Réel des mouvements animés d’une énergie libre avant que le découpage du signifiant, qui fait «
troumatisme
», n’en extrait les modalités subjectives de ce que l’on nomme : réalité.
Ces embryons de traces primitives, à la fois articulées aux structures les plus élémentaires du langage, au pied de la lettre, et à la fois point d’irruption du sujet, constituent l’armature langagière qu’un humain déploie dès l’enfance et ensuite tout au long de sa vie, et pendant très longtemps sans le savoir. On entrevoit ces traces littérales, qui «
font littoral à la jouissance
», souligne Lacan, dans la parole, l’écriture, les lettres de l’alphabet, le dessin, mais aussi dans les rêves, les symboles, les créations artistiques… Bref dans toutes les productions de l’Enfant devenu un enfant, en se pliant aux exigences des lois du langage. Des figures géométriques primaires, tels le point, la ligne, le carré, le rond, le losange… très présents dans les premiers dessins des enfants ou plus élaborées, comme les nœuds, les tresses, les tissages, les arabesques, les entrelacements… en donnent un bon aperçu. Dès ses
Etudes sur l’hystérie
19
Freud, en dégageant la technique dite de l’association libre, met l’accent sur ce que la parole qui tombe de la bouche du patient (
Einfall
), est tressée de figures dont il détaille les aspects : ligne (
Linie
), fil, (
Faden
), enchaînements (
Verkettung
), trait (
Zug
)
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, etc Dans leur célèbre
Vocabulaire de psychanalyse
21
, Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis soulignent que «
ces lignes s’enchevêtrent en de véritables réseaux, comportant des points « nodaux
» (
Knotenpunkte
)
où se recoupent plusieurs d’entre elles.
» Ces points de nouages et d’assemblages
22
, voilà bien la matrice de ce que j’ai pu désigner comme l’essence même de la lettre, qui forme l’armature et l’architecture de tout développement de langage, dans la parole, mais aussi toute autre forme d’expression et de création. Comme les inventeurs de la cathédrale gothique percèrent la pierre pour faire entrer la lumière. Il faut alors entendre par lettre, au-delà de la lettre dite d’alphabet, tous les processus de traçages inconscients qui viennent faire à la fois perforation et bordure au réel du vivant.
23
.
Il y aurait donc à l’origine cette découpe dans la chair du petit d’homme opérée par la voix (d’abord de la mère). Ma grand-mère m’a expliqué un jour comment elle faisait une boutonnière. D’abord un coup de tranchant du ciseau et ensuite il s’agissait de faufiler les bords pour pas que ça s’esclaffe ! La voix de la mère perfore la chair du petit d’homme, qui résiste en faufilant la lettre sur les bords, ça prend corps, et un sujet nait de cette déchirure et d’une certaine forme de résistance que l’on peut nommer symptôme. Ainsi se dessinent les premiers… motifs d’un sujet appareillé à la lettre et au signifiant.
Donc non seulement on parle l’Enfant, mais on l’écrit ! Un groupe de jeunes instituteurs sont allés un jour trouver Maria Montessori et lui ont posé la question de ce qu’il fallait lire pour bien comprendre les enfants. Apprenez à lire les enfants ! leur répondit-elle ! Ce qui implique qu’ils sont…écrits !
Dans « Lituraterre », Lacan précise que «
que le signifiant appartient à l'ordre du langage, la lettre au registre de l’écrit. »
……
V - Là où j’en suis de cette élaboration, un doute : comment exposer cette complexité de la lettre, cette fiction pour parler de ce dont on ne peut parler. De ce qui fait bordure - bord dur – à l’origine. Je vais dériver vers quelques exemples cliniques pour éclairer le chemin. Surtout pour montrer quel usage on peut faire dans la clinque d’une telle approche.
J’ai évoqué Serge Leclaire. Or dans un autre ouvrage,
Psychanalyser
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, il donne à voir ce qu’il en est du travail, je dirai, au pied de la lettre, à partir du rêve d’un patient, Philippe, le rêve à la licorne. L’hypothèse poursuivie par Leclaire est la suivante : l’analyse du rêve est construite sur le principe qui veut qu'analyser un rêve consiste avant tout à «
repérer, dégager, une série de termes dont l’insistance manifeste qu’ils sont de l'inconscient »
. Ces termes hors sens qui insistent conduisent l’analyste à «…
épuiser le réseau des significations dans la formalité d'un réseau littéra
l
.»
Voici le récit du rêve: «
La place déserte d’une petite ville, c’est insolite. Je cherche quelque chose. Apparaît pieds nus Liliane, que je ne connais pas, qui me dit : il y a longtemps que j’ai vu un sable aussi fin. Nous sommes en forêt et les arbres paraissent curieusement colorés de teintes vives et simples. Je pense qu’il y a beaucoup d’animaux dans cette forêt, et, comme je m’apprête à le dire, une licorne croise notre chemin ; et nous marchons tous les trois dans une clairière que l’on devine en contrebas. »
Ce
rêve, le travail de la cure, va permettre de le serrer dans une formule : «
poor dje li
» où se condensent les lettres du désir inconscient de Philippe, ces lettres inscrites à l’origine à la fois comme impact de la jouissance de l’Autre maternel, mais aussi comme résistance à ce troumatisme. En effet, comme le souligne Lacan : «
la lettre n'est pas première par rapport au signifiant ».
La voix de la mère qui percute la chair du petit d’homme et lui donne corps y inscrit à la fois la marque du discours de l’Autre et à la fois la singularité du sujet, là où il se dé-marque. En suivant pas à pas la démonstration de Serge Leclaire, nous voyons que le «
poor
» est issu de la ritournelle que sa mère lui susurrait « pauvre Philippe » et «
li
», présent dans son prénom, renvoie à la rencontre chaleureuse d’une certaine Lili lors des vacances de Philippe enfant. A ce trognon littéral s’accrochent un certain nombre d’associations.
Quel est intérêt de cette approche par la lettre pour la clinique du quotidien ?
Dolto et l’enfant schizophrène.
Françoise Dolto raconte que lors de sa consultation à l’Hôpital Trousseau, un enfant d’une dizaine d’années ne desserrait pas les dents. Elle avait beau lui poser des questions, lui proposer de dessiner… Rien. On a beau être fin clinicien, avoir du savoir-faire, la rencontre demeure une énigme. C’est un peu comme au jeu d’échec : la pièce qui fait ouverture détermine la partie à venir. Puis une idée point : et si on allait voir le dossier ensemble ? L’enfant avait beaucoup de retard scolaire, il en était juste à déchiffrer laborieusement les lettres. Et il se met à ânonner : c’est marqué là que je suis : chi-zo-frène… ça veut dire quoi ?
- ça veut dire que tu n’as pas les yeux en face des trous, énonce la psychanalyste.
- Ah ! C’est vrai, je suis souvent dans la lune.
Et voilà comment ce jour-là se fit l’ouverture clinique. Ouverture au dire du sujet, là où le tient à l’œil le discours de l’Autre, comme reprise d’un marquage beaucoup plus ancien.
Qui c’est qui vous l’a dit ?
Je reçois il y plusieurs années un jeune toxicomane, qui en entrant dans le cabinet, se contente de relever ses manches en susurrant : je suis toxico ! Sans réfléchir m’est sorti de la bouche : qui c’est qui vous l’a dit ? Le patient a un moment d’effroi. Il revient la semaine suivante, visiblement interloqué. Et il me raconte que lorsqu’il avait treize ans, sa mère a découvert une barrette de shit sous son matelas et lui a fait un scandale : tu commences par le shit, puis ça sera l’escalade, la coke etc tu finiras toxico, mon fils ! ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Comme pour tout adolescent la question qui le taraude alors est : qui suis-je ? ça tombait bien, sa mère énonçait qu’il était toxico en devenir, ça résolvait la question. Mais la phrase qui a fait ouverture a relancé la question là où précisément le dire maternel l’avait forclose : si je ne suis pas toxico, que/qui suis-je ? Quatre ans de travail lui ont permis de renouer avec l’énigme qui l’habite.
Ces deux petites vignettes cliniques nous montrent bien comment le sujet est pris dans les rets du discours de l’Autre, comment il s’y aliène ou tente au contraire de s’en libérer. Ce discours martèle à la lettre les premières traces qui l’on aliéné et dont il a dû se séparer tout en y prenant appui. Le travail clinique reprend à nouveaux frais ces inscriptions qui trouvent leur point d’ancrage dans le plus primitif de la lettre. L’essence de la clinique consiste bien alors à soutenir le sujet à parler à partir de là où il est parlé, écrit, calculé…
VI- La lettre s’inscrit dans le corps.
La lettre en tant que support matériel du signifiant, trace la marque du meurtre de la Chose
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. La lettre, si elle fait bord à la Chose, si elle lui donne une certaine consistance, une certaine tenue, est aussi, dans son principe d’inscription, ce qui pointe, en négatif, ce qui ne peut s’inscrire. La lettre marque la ligne de partage entre la prolifération du sens et l’impossible à capter, du réel. Entre ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et ce qui ne cesse pas de s’écrire. La lettre dans son mode d’inscription sur le corps des hommes et la chair du monde, dans les sillons qu’elle creuse à même la jouissance proliférante du vivant, tranche et organise un monde, crée les substrats de l’espace et du temps, donc organise le monde, un monde, un uni-vers. Elle est à l’endroit de la jointure et en même temps de la disjonction, au lieu de « la coupure-lien », pour emprunter un concept forgé par Daniel Sibony, entre le réel et le symbolique
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. Elle œuvre à l’opération princeps opérée sur le corps de la mère, que Freud cerne dans L’
Entwurf
(L’Esquisse...), comme premier support de texte, de la séparation de «
Das Ding
» (la Chose, qui assone avec
Das Kind
, l’Enfant !) et du «
nebenmensh
» (le prochain). Non seulement elle en profère le signe, de cette coupure radicale, mais elle en est l’opérateur, qui de son tranchant, que dans d’autres circonstances, celles de l’interprétation dans la cure notamment, Freud compare au scalpel du chirurgien, inaugure un espace d’humanité pour un sujet. «
Humus humain
», précise Lacan. Il s’en trouve non seulement assujetti alors à l’imposition du symbolique, à partir de la combinatoire avec laquelle il ne cesse de reconstruire son monde, ce qu’on appelle abusivement « La réalité » ; mais encore il se présente corporellement comme sillonné, tracé, scarifié, littéralisé. C’est un point par exemple que les pratiques de tatouage ou plus près de nous ce qui en dérive, les tags, les graphes, manifestent. Le corps de l’homme se fait corps d’une œuvre dans cette opération qui le fait passer d’un organisme vivant à l’organisation symbolique et à la raison graphique.
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Le corps de l’homme se présente comme corps de langage, parce que ce corps est façonné, fabriqué, parasité, psychiquement et socialement parlant, par des opérations d’inscriptions et de marquage qui sont la condition du langage et de l’au-delà du langage, ce que Freud désigne comme « ce qui échappe » au langage justement, autre appellation de l’inconscient, mais que le langage accueille et borde. Or ce qui échappe au langage, ne cesse de fait d’habiter dans et par le langage, puisque le refoulement introduit par la combinatoire symbolique produit du même coup et dans la même opération, le signifiant et son refoulement. Refoulement et retour du refoulé sont de mèche ! Ainsi l’inconscient fait-il retour par la parole dans la structure de la langue qu’il griffe, tague, rature, déchire, effracte, scarifie, tatoue, pirate, sabote, grille, raye... en un mot subvertit. La lettre fait le littoral entre la terre du symbolique et la grand(e) mèr(e) déferlante de la jouissance. Barrage contre le pacifique auquel mieux vaut ne... pas se fier ! Elle en présente du même coup le lieu d’exclusion et le lieu d’inscription. La lettre, précise Lacan dans « Lituraterre », fait «
littoral entre jouissance et savoir
». Pensons à cette bande de terre que l’on dit littoral, souvent siège des marais et des putréfactions, espace de décomposition des limites, entre-deux où la terre vient à se défaire dans ses alluvions pour retourner à la mer, lieu lui-même marqué dans les sas de passage d’un fleuve à la mer, par la lettre grecque delta (Δ), lieu où le fleuve charriant ses dépouilles limoneuses s’abandonne dans un retour à la mer/mère, où la mer vient se faire capter en quelques réserves naturelles ou artificielles. Ce lieu de l’être et de lettre reste à penser comme les polders des pays du Nord, dont Freud rappelle dans la troisième des
Nouvelles conférences
, consacrée à « La personnalité psychique »
28
, qu’il y a là une tâche qui incombe à la civilisation, comme l’assèchement du Zuyderzee. C’est dans ce contexte qu’il écrit ce qui reste dans la culture analytique comme un adage, et qui donna lieu à tant de controverses quant à sa traduction en français «
Wo Es war, Soll Ich werden
». J’en donne à ma façon la traduction suivante : là où ça était, je doit advenir. Ainsi les lieux de la lettre se dévoilent-ils aussi comme espace de l’assomption du désir et de son inscription. Le littéral non seulement fait littoral et bordure à la jouissance, mais il inscrit un espace où un certain travail sur la castration s’avère possible.
VII - Comment ça se noue, la lettre ?
29
Dans le
Séminaire XX. Encore
30
, Lacan ira jusqu'à affirmer que «
Ce n'est pas étonnant qu'on n'ait pas su comment serrer, coincer, faire couiner la jouissance en se servant de ce qui paraît le mieux supporter l'inertie du langage, à savoir l'idée de la chaîne, des bouts de ficelle autrement dit, des bouts de ficelle qui font des ronds et qui, on ne sait trop comment, se prennent les uns avec les autres.
» (8 mai 1973). Lacan de préciser que le nœud est pour lui «
un fait logique
» et ce qui l'intéresse c'est la structure de coinçage que produit tout nouage et tout tressage. D'ailleurs il exploite également la structure du nœud à deux brins, notamment dans le fantasme. Coinçage de quoi? Si ce n'est de la jouissance, toujours en excès dans le corps de l'homme. Coinçage de l’Enfant, du non-parlant, dans les méandres du langage. Cette jouissance est l'objet d'un traitement autant dans le champ de la réalité sociale que celui de la réalité psychique. Mais cet Enfant terrible et merveilleux
31
, l’Enfant de la jouissance, exige un traitement permanent, car il déborde, excède, jouit. Ces traçages primitifs que forment le littéral/littoral, produisent des assemblages, des motifs, matrice et armature de tous les appareillages signifiants par la suite. Ces traces s’assemblent en éléments sonores prélevés sur la jouissance voix maternelle : la lalangue. Ce qui fait qu’en grandissant certains mots nous émeuvent, d’autres nous font peur etc Mais les assemblages creusent à même la chair certaines matrices graphiques, que des artistes savent restituer au vif du sujet. Motifs graphiques et sonores constituent le vivier à partir duquel l’ex-pression du sujet se met en rythme. La parole, mais aussi les créations artistiques, la poésie, la peinture, la danse etc portent au monde ces vibrations primitives. Le passage de la pulsion à la pulsation balise tout acte de création. C’est le chemin que poursuit tout enfant pour frayer sa place au monde, parmi les autres.
Lors d’une rétrospective de l’œuvre de François Rouan à Montpellier en janvier 2017, j’ai été attiré par une série d’études intitulées
Queequeg
. Dans le récit de Melville, Rouan s’est inspiré d’un passage de
Moby Dick
où le personnage de Queequeg, « un cannibale très convenable », tatoué de la tête aux pieds, se met à graver le bois d’un cercueil des mêmes tatouages. Il y est aussi question d’un tapis au tissage étrange. Rouan s’en inspira pour toute une série d’œuvres qui portent le même nom où il tresse plusieurs images indépendantes. Il dégage ainsi des motifs dans le tissage que le spectateur, devenant acteur et co-créateur de l’œuvre, se met à chercher assidument. « Dans la série de tapis colorés rouges et blancs
Queequeg
, il est difficile de percevoir la figure, si fractionnée qu’elle devient indéchiffrable et fait corps avec le fond. Cette peinture issue de la rencontre improbable d’une trame géométrique avec une figure évoque un épisode saisissant de
Moby Dick
qui a inspiré l’artiste : celui où le narrateur se retrouve sous la même courtepointe faite de chiffons assemblés que le personnage étrange nommé Queequeg, un pêcheur au harpon polynésien au bras tatoué. Cette histoire trouve un écho direct dans la peinture de Rouan, qui aime à inventer des mosaïques de toiles tressées, recoupées, recollées, tatouées d’empreintes et brodées de croix jusqu’au point où le motif semble absorbé par la trame et inversement. Une peinture qui ne se dévoile pas au premier regard mais nécessite une grande attention du spectateur. » (Parcours de l’exposition au Musée Fabre de Montpellier en 2017)
… le motif absorbé par la trame…
VIII - Les motifs
Les motifs et la théorie qui les sous-tendent en mathématiques, ce que Claire Voisin, professeure à Jussieu, membre de l’Académie des Sciences, qualifie de
«graal des mathématiques»,
furent la grande affaire de mon ami Alexandre Grothendieck.
32
«
Alexandre représente le cas extrême du mathématicien qui cherche une approche globale, une compréhension totale. Il ne veut pas s’enfermer dans des cas précis, des exemples qui vont limiter sa réflexion ou la portée de son travail
», résume un de ses premiers élèves,
Michel Demazure
. Ce qu’Alexandre désigne comme « le cœur du cœur » il en donne les linéaments : «
Dans ma vision des motifs, ceux-ci constituent une sorte de « cordon » très caché et très délicat, reliant les propriétés algébro-géométriques d’une variété algébrique, à des propriétés de nature « arithmétique » incarnées par son motif. Ce dernier peut être considéré comme un objet de nature « géométrique » dans son esprit même, mais où les propriétés « arithmétiques » subordonnées à la géométrie se trouvent, pour ainsi dire, « mises à nu ». Ainsi, le motif m’apparaît comme le plus profond « invariant de la forme » qu’on a su associer jusqu’à présent à une variété algébrique, mis à part son « groupe fondamental motivique ». L’un et l’autre invariant représentent pour moi comme les « ombres » d’un « type d’homotopie motivique » qui resterait à décrire. C’est ce dernier objet qui me semble devoir être l’incarnation la plus parfaite de l’élusive intuition de « forme arithmétique » (ou « motivique ») d’une variété algébrique quelconque. C’est là la quintessence d’une idée d’une simplicité enfantine encore, délicate et audacieuse à la fois. J’ai développé cette idée, en marge des tâches de fondements que je considérais plus urgentes, sous le nom de « théorie des motifs » ou de « philosophie » (ou « yoga ») des motifs », tout au long des années 1963-69. C’est une théorie d’une richesse structurale fascinante, dont une grande partie est restée encore conjecturale.
»
33
Et Pierre Cartier de préciser à propos des motifs qu’il s’agit d’un : « …
phare éclairant toutes les incarnations d’un même objet à travers divers habillages ponctuels.
»
34
Tresses, nœuds, arabesques, entrelacs, tatouages, scarifications… constitueraient autant de proliférations de ces motifs, «
primitifs
», comme l’écrit Melville à propos des tatouages du harponneur Queequeg. C’est ce que j’ai tenté de cerner sous l’aspect de la lettre
35
. Le terme de motifs ouvre sur plusieurs horizons. En art graphique et en peinture, en musique, en littérature, en informatique, en droit, en biologie, en politique et en mathématiques. Issu du
movere
et du
motio
latin, le motif indique le mouvement, le mobile. Mouvement psychique, la motivation qui s’étend au mouvement créatif, parfois jusqu’à la com-motion, la secousse qui peut plonger le sujet dans une disparition momentanée. Apparu au XIV ème siècle, au fil de la Renaissance, le mot lui-même de « motif » entraîne la mise en mouvement du désir, il … motive. Motif et motivation, propulsés par l’objet @ cause du désir, dit Lacan. Peut-être faut-il chercher à entendre et voir dans toute forme de création, l’apparition de ces motifs d’origine, comme signature d’un sujet. Qu’ils éclatent dans le symptôme, le rêve ou la sublimation, comme autant de manifestations de l’Enfant, les motifs, constitutifs du marquage singulier par la lettre de l’entrée au monde de la parole et du langage, mettent au jour la structure unique d’un sujet dans ses tressages, dans les mailles de l’appareil-à-parler, dans les liens aux autres, au monde et à soi-même. Telle la pythie de Delphes délivrant l’oracle et dont Héraclite reprend à son compte l’énoncé :
oude legei
,
oude kruptei
,
alla semainei
(il ne dit pas, il ne cache pas, mais il fait signe), les motifs qui mettent en mouvement motions et émotions, font signe d’un sujet et de son énigme vivante, au sens où aucun signifiant, mais non plus aucune forme de création, ne saurait en rendre totalement compte. Nous débouchons ainsi sur l’essence de l’humain : cet animal étrange apparu sur terre il y a deux millions d’années, emmanché dans l’appareil-à-parler, reste et demeure, telle la rose d’Angélus Silesius, sans pourquoi.
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On peut aussi le dire à la façon du moine Citrouille-Amère, autrement dit le peintre Shitao :
« L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, et cachée en l’homme, mais le vulgaire l’ignore… Le fondement de la règle de l’Unique Trait de Pinceau réside dans l’absence de règles qui engendre la Règle ; et la Règle ainsi obtenue embrasse la multiplicité des règles… Par le moyen de l’Unique Trait de Pinceau, l’homme peut restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre : du moment que l’esprit s’en forme d’abord une vision claire, le pinceau ira jusqu’à la racine des choses »
37
L’Enfant est parlé, écrit, tracé…
IX - Les fractales.
Nous n’en finirons pas de tenter de donner forme à ce qui nous échappe. On pourrait aussi penser la structure du sujet dès sa naissance sur le modèle des fractales. Les fractales sont définies de manière paradoxale, à l'image des
poupées russes
qui renferment une figurine identique à l'échelle près : «
Les objets fractals peuvent être envisagés comme des structures gigognes en tout point – et pas seulement en un certain nombre de points, les attracteurs de la structure gigogne classique. Cette conception hologigogne (gigogne en tout point) des fractales implique cette définition tautologique : un objet fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal (similaire)
38
.
» Un motif de base primaire serait reproduit dans les différentes sphères psychiques et sociales. Il me semble que Lacan en a l’intuition lorsqu’il s’intéresse, dans le Séminaire III consacré aux psychoses, à ce que son maître Gaétan de Clérambault lui a appris à nommer «
phénomènes élémentaires : ils ne sont pas plus élémentaires que ce qui est sous-jacent à l’ensemble de la construction du délire
». Filant la métaphore de la plante où la feuille contient les nervures que l’on retrouve dans la totalité de la plante, il retrouve des structures analogues « …
au niveau de la composition, de la motivation, de la thermalisation du délire, et au niveau du phénomène élémentaire. Autrement dit : c’est toujours la même force structurante, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui est à l’œuvre dans le délire, qu’on le considère dans une de ses parties ou dans sa totalité.»
Il me semble que l’on pourrait ouvrir largement, selon le déploiement des fractales, cette intuition lacanienne pour tout sujet. L’effet-lettre, la signature du symptôme, les points singuliers de l’«
effaçon
», irriguent et poinçonnent ce qu’il faut bien désigner, comme le fait Lacan à la fin de sa vie, comme «
corps
parlant », là où le sujet vient border le réel et broder dans le chiffre l’énigme et le mystère de son être au monde.
Repartons de la lettre 52 du 6 décembre 1896
39
de Freud à Fliess qui présente l’appareil psychique comme «
un processus de stratification : les matériaux présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de temps en temps remaniés suivant les circonstances nouvelles.
» Tout jaillit d’un point inaugural : «
Percep. Ce sont les neurones où apparaissent les perceptions et auxquels s’attache le conscient, mais qui ne conservent en eux-mêmes aucune trace de ce qui est arrivé, car le conscient et la mémoire s’excluent mutuellement. » Freud parle d’enregistrements et de processus de traduction.
» Mais parfois, ajoute-t-il, «
la traduction de certains matériaux ne s’est pas réalisée.
» Une perception primaire qui ne laisse pas de trace mais engendre le mouvement d’un motif qui va se répercuter en fractale tout au long de la structure, telle pourrait être la traduction actuelle de la découverte freudienne, via la lettre lacanienne. Enfant-fractal.
Ainsi peut-on penser le chemin qui mène de l’Enfant de la jouissance à l’enfant de la culture. Chemin de ronde ou de traverse, frayé dans les traces primitives que l’irruption de la voix d’un autre, porteur de mots, est venue sillonner à même la chair du petit d’homme. Cette mise en lien simultanée, acceptation et refus, consentement et résistance dans une dialectique des contraires,
bejahung
(qui dit oui) et
ausstossung
(qui dit non) selon la terminologie freudienne, fournit à l’homme la matrice de ce que parler veut dire.
Joseph Rouzel, Montpellier, 17 juillet 2017
1
Intervention au 25 ème Congrès de l’AFPEN (Association Française des Psychologues de l’Education Nationale), réuni à Montpellier les 21, 22 et 23 septembre 2017, sous le titre de « De l’enfant pensé… à l’enfant pensant… un chemine aléatoire ». Ce texte est une reprise d’une thèse de doctorat au Département de Psychanalyse de Montpellier, il y a une bonne vingtaine d’années, non-soutenue, que j’ai revue et corrigée pour en tirer un ouvrage :
La lettre de l’inconscient. Freud Lacan et quelques autres au pied de la lettre
, L’Harmattan, 2017.
2
Jacques Lacan, La Troisième,
Lettre de l’Ecole freudienne
, n°16, 1975.
3
Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir »,
Ecrits
, Seuil, 1966.
4
August Aichhorn,
Jeunes en souffrance
, Champ Social 2000. Préface de Sigmund Freud.
5
Comme dans
Ein Kind wird geschlagen,
Un enfant est battu…
6
Conférence de Jacques Lacan donnée à la Sorbonne le 16 juin 1975 pour l’ouverture du 5ème symposium international James Joyce, organisée par le traducteur de Joyce en français, Jacques Aubert.
7
Le terme d’
arkè
(
en arkè en logos
) qu’utilise Saint Jean, souvent traduit par « au commencement… » implique, comme le souligne Hannah Arendt : là où ça commence et là où ça commande. Question de principe !
8
Prologue de l’Evangile de Saint Jean, 1 et 14.
9
Pascal Quignard,
Le sexe et l’effroi
, Gallimard, 1994.
10
J’associerai cette matrice littérale qui opère dans l’ombre du sujet, aux tentatives de certains écrivains. Par exemple
La Route des Flandres
(Minuit, 1982), de Claude Simon est construit sur les mouvements éliptiques … d’un trèfle à quatre feuilles.
11
Joseph Rouzel,
La lettre de l’inconscient. Freud, Lacan et quelques autres au pied de la lettre
, L’Harmattan, 2017. Préface de Jacques Cabassut.
12
Traduction du
Spracheapparat
, terme que Freud invente dans son ouvrage
Contribution à la conception des aphasies,
PUF, 2009.
13
Par exemple : Valère Novarina,
Le discours aux animaux
, P.O.L., 1987. «
Paroles d’un muet chantées dans sa tête : quand tu entends, demande au trou qui parle s’il est autrement qu’en nous, et dis-lui qu’il nous perce par sa cavité.»
14
Sigmund Freud,
La naissance de la psychanalyse
, PUF, 2009.
15
Henri Rey-Flaud,
L’autiste et son miroir. Alice parmi nous
, Campagne Première, 2017
16
Cité par Geneviève Haag, « Autisme infnatile précoce et phénomènes autistiques. Réflexions psychanalytiques »,
Psychiatrie de l’enfant
, t. XXVII, n°2, 1984.
17
Paul Cézanne, Lettre à Henri Gasquet du 3 juin 1899, cité par P.M. Doran,
Conversation avec Paul Cézanne
, Macula, 1978.
18
Dans une lettre à Lou Andréas-Salomé, du 30 juillet 1815, Correspondance 1873-1939, Gallimard, 1967. Cette bouille originaire désigne le chaos primitif dans lequel le petit d’homme st plongé avant que la pénétration en lui de l’appareil-à-parler qui lui vient de l’Autre opère les premières transcriptions.
19
Sigmund Freud et Josef Breuer,
Etudes sur l’hystérie
, PUF, 1981.
20
Dont s’inspira Lacan pour penser le trait unaire (
Einziger Zug
), support de la différence. Le trait unaire est une inscription, mais pas une écriture au sens de l’écriture alphabétique, qui constitue le point d’attache du sujet à l’appareil langagier. Jacques Lacan,
Séminaire IX. L’identification
, inédit.
21
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis,
Vocabulaire de la psychanalyse
, PUF, 1978.
22
« Ils (les mathématiciens) prennent bien soin de dire que les lettres désignent des assemblages, c’est là leur timidité et leur erreur. Les lettres font des assemblages, les lettres sont, et non pas désignent, les assemblages ; elles sont prises comme fonctionnant comme des assemblages mêmes. », Jacques Lacan,
Séminaire XX, Encore,
Seuil, 1975.
23
Ibidem.
24
Serge Leclaire,
Psychanalyser
, Points-Seuil, 1975.
25
Jacques Lacan : «
Le symbole est le meurtre de la Chose et cette mort constitue pour le sujet l’éternisation de son désir.»,
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse.»,
Ecrits
, Seuil, 1966.
26
Daniel Sibony,
Entre-deux. L’origine en partage
, Seuil, 1991.
27
Jack Goody,
La raison graphique
, Minuit, 1979.
28
Sigmund Freud, « Les diverses instances de la personnalité psychique »,
Nouvelle conférences
, Idées-Gallimard, 1971.
29
Ce qui suit est repris d’un de mes ouvrages à paraitre en 2018 aux éditions érès,
La folie douce
. Psychose et création.
30
Jacques Lacan,
Séminaire XX. Encore
, Seuil, 1975.
31
Serge Leclaire,
On tue un enfant
, Points-Seuil, 1981.
32
J’en ai longuement parlé dans mon ouvrage
La folie créatrice. Alexandre Grothendieck et quelques autres
, érès, 2016.
33
Alexandre Grothendieck,
Récoltes et Semailles
(Texte inédit que l’on trouve sur Internet)
34
Pierre Cartier, « Un pays dont on ne connait que le nom, Grothendieck et les motifs », IHES, 2000.
35
Ibidem,
La lettre de l’inconscient
; voir également Alain Cochet,
Le scriptal. Lacan et l’instance de la lettre
, L’Harmattan, 2011.
36
Angelus Silesius,
Le voyageur chérubinique
, Payot&Rivages, 2004. « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, n'a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : suis-je regardée ? »
37
Pierre Ryckmans,
Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère
, Plon, 2007 ; François Cheng,
Shitao. La saveur du monde
, Phébus, 1998.
38
Philippe Boulanger et Alain Cohen,
Le Trésor des paradoxes
, Belin, 2007.
39
Sigmund Freud, « Lettre 52 »,
La naissance de la psychanalyse
, PUF, 1996.