PRECOCE APPRENTISSAGE DE LA CRUAUTE
Bernard MONTACLAIR
J'examinais récemment pour l'Association “Ger Généalogie et Histoire” des documents sur la guerre de 14-18 pour l'exposition organisée cette année, au musée de la poterie de Ger (50850 Manche), sur « les poilus ». J'avais entre les mains des cartes postales, des livres scolaires, des coupures de journaux, des textes de chansons patriotiques, des cantiques, montrant comment la jeunesse française, avant la « grande guerre », était mise en condition pour se préparer à affronter l' « ennemi héréditaire » allemand.
Dans le même temps, lors d'une visite en Allemagne, Jürgen Wende, un ami rescapé de l'apocalypse de Dresde, m'avait montré des photos de son père, de son grand père (coiffé d'un casque à pointe), et un livre illustré pour les enfants prussiens datant de 1915. La fraternité des armes, « enfants soldats » et vétérans marchant côte à côte la fleur au fusil au milieu des applaudissements des femmes et des enfants, des scènes de charge glorieuse sur les fantassins français, des fières chevauchées autour de l'empereur Guillaume II, toute cette imagerie répondait en miroir à celle recueillie dans les greniers familiaux français du village de Ger et dans mes cartons de famille. J’y retrouvais des photos de poilus, la fleur au fusil, montant dans les trains en direction du front sous les acclamations de tout le village.
Mon ami Jürgen et moi avions souri tristement en regardant ces archives. Nous nous disions que nos pères, tous deux mobilisés dans l'artillerie, avaient dû s'envoyer mutuellement des obus. Revenus vivants, par chance, de cette boucherie, ils avaient pu faire à leurs femmes respectives des enfants qui, 90 ans plus tard, pouvaient boire une bière à leur mémoire.
Nous nous disions surtout que nos deux ancêtres n'avaient pas connaissance du pourquoi ils avaient à en découdre avec ceux qui leur étaient désignés comme ennemis. Qui, chefs d’états, dirigeants politiques et économiques, les avait placés dans cette situation?
C'est alors que mon ami est allé chercher soudain un livre d'un peintre et graveur du XVIII siècle, William Hogarth. Ce dernier, ami et contemporain de Swift, est connu pour avoir dépeint d’un œil critique la société anglaise. On songe aussi aux gravures réalisées plus tard par Goya sur « Les malheurs de la guerre ».
Une planche avait attiré l’attention de mon ami Jürgen Wende. Elle est intitulée “First stage of cruelty”, que j'ai traduit un peu librement par “Apprentissage “, ou Initiation, à la cruauté”.
Une bande de garnements s’amusent à supplicier des animaux.
Chien empalé, torture d'un pigeon, combat de coqs etc... Nous avons été particulièrement impressionnés par le supplice de deux chats. Attachés par la queue, ils sont suspendus la tête en bas à une potence. Ils s’entre-déchirent sans pouvoir se dégager.
Hogarth explique son propos en trois strophes au bas de la gravure, que je traduis approximativement :
Dans ces différentes scènes de délectation du malheur,
avec ces victimes torturées,
la «race enfantine » nous montre le tyran dans l'enfant.
On voit une jeunesse au grand cœur partager la souffrance des créatures.
“Oh! prends mes larmes, prends sur toi mon amertume!”
Mais vaines sont les larmes et les malheurs.
Apprends de ce fol exemple
de quels sauvages divertissements tu te délectes.
“En fait, me dit mon ami Jürgen, nous avons connu ce même jeu cruel avec les deux guerres mondiales. Hitler, la persécution des juifs, les déportations, les massacres. Et le mur, la guerre froide, tous ces épisodes tragiques, ces déchaînements de violence, ces atrocités, auxquelles se livraient des ennemis maintenant réconciliés, étaient comme ces sauvages éventrations auxquelles se livrent les chats de la gravure, affolés, sans aucune possibilité de se délivrer, sans comprendre d'où vient cette situation génératrice d'une angoisse sans nom ».
On peut aussitôt penser à la situation des Israéliens et des Palestiniens. Deux peuples placés sur une seule terre, selon le bon vouloir des occidentaux, et n'ayant pas d'autre solution que de cohabiter, et de s'entredéchirer. A moins, comme aussi en Irlande ou à Chypre, de dresser un mur entre les deux populations.
Cette gravure éclaire un aspect trop négligé du phénomène de la violence.
Au niveau géopolitique, en Afrique, en Israël/Palestine, en Irak ou en Afghanistan.
Dans les quartiers où des bandes rivales s'affrontent bêtement pour de pseudos problèmes identitaires. Mais aussi entre des jeunes et des policiers, angoissés moins par la chute sur leurs casques des bouteilles de bière et autres projectiles que par le regard haineux que leur portent ces jeunes qui pourraient être leurs fils. Regards haineux en miroir de celui que leur portent les policiers, qui pourraient être leurs pères.
Echanges de menaces. Mais surtout échanges de peurs. Echanges de peurs et de regards haineux entre des adultes et des enfants.
Cette situation est celle de prisonniers entassés dans une cellule exiguë et inconfortable.
Elle est aussi celle de nombreux jeunes placés en institution sans trop savoir pourquoi et par qui?
Le face à face professeur-élève, dans lequel une violence s’instaure est aussi à analyser dans un contexte. Le professeur, pour respecter son programme et gagner la note de l’inspecteur, doit faire acte d’autorité , et les élèves que l’imparfait du subjonctif n’intéresse nullement, se trouvent contraints d’écouter sans broncher.
Ces violences en miroir ne sont-elles pas, dans une moindre mesure, celles, verbales et physiques, qui sont échangées entre des groupes affinitaires, des institutions rivales, des associations. Ne les trouve-t-on pas dans certaines familles et jusque dans la chambre conjugale de beaucoup de couples?
J’ai le souvenir de brimades, de « bizutages » dans le collège de ma jeunesse. Les « grands » harcelaient les « nouveaux » en début d’année. Certaines pratiques, chatouilles, courses à l’échalote, déculottages, avaient un caractère évident de harcèlement ou de maltraitance, parfois sexuelle, que les surveillants faisaient semblant de ne pas voir. Passons sur les invectives humiliantes. Les châtiments corporels, de la part de certains professeurs étaient courants. Les coups de règle n’étaient pas seulement donnés par un maître excédé. Ils entraient dans le dispositif de l’heure de cours, étaient organisés, ritualisés froidement, selon un tarif établi selon les fautes commises pendant la restitution de la leçon.
Or cette période était celle de l’occupation 40-44. Une garnison allemande occupait la moitié de la cour de récréation. Certains des élèves, portant l’étoile juive, disparaissaient du collège du jour au lendemain, des alertes et bombardements venaient de temps à autre interrompre les cours.
Dans les périodes d’instruction des recrues des nouvelles « classe », (classe, instruction, ces termes sont aussi utilisés dans le domaine scolaire !), « les bleus » étaient, à la caserne, l’objet de comportements vexatoires, ou de maltraitance. Ces traditions sont encore en usage actuellement, comme le sont les cérémonies de bizutage à l’entrée de certaines grandes écoles.
Les comportements violents sont, plus que dans les chromosomes ou dans la « personnalité » de chacun, bien sûr dépendants pour partie de phénomènes transférentiels, d’identification à l’agresseur, de projections, de compensations. Certes, les psychosociologues nous ont aussi montré la relativité des comportements interindividuels et de groupe, ont développé la notion de système, dans la ligne du structuralisme saussurien et du relativisme. Les travaux de Lippit et White sur les groupes à tâche ont amplement démontré l’influence du climat, et de l’attitude des leaders, sur la productivité comme sur le climat. La violence des bandes organisées, les passages à l’acte qui surgissent de façon inattendue de la part d’un individu jusqu’alors « bien sous tous rapports », s’inscrivent donc dans un contexte.
Stanislas Tomkievicz a bien souligné la dimension institutionnelle de la maltraitance dans les établissements pour enfants
1
.
Des confidences de militaires, lors de la guerre d’Algérie
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, décrivent chez certaines recrues du continent chargés de questionner les prisonniers le glissement progressif d’une indifférence bienveillante à des interrogatoires de plus en plus « musclés » qui tournaient ensuite à la jouissance sadique.
On peut bien sûr déplorer dans notre monde post-moderne l’absence de référence transcendante, Loi, Religion, Morale, et un déficit de pensée (il n'est de pensée que dans un rapport de parole à l'Autre). A notre époque, on évoque l’émoussement du sens du collectif auquel s'est substitué le “Dieu Marché”
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instance préconisant la jouissance immédiate, la consommation d'images, de sensations fortes, d'émotions plus ou moins agressives. L'anglais “Sport” rend bien compte dans sa polysémie de ce plaisir gratuit de l'activité. Que les sportifs me pardonnent mais, sublimée ou ritualisée, la violence est toujours un peu présente dans les stades. où la saine agressivité tourne parfois à la violence sauvage. Et la tauromachie, les combats de coqs, la chasse à courre sont des « stages of cruelty » qui ont encore des adeptes.
Freud a disserté sur la pulsion de mort, inséparable de la pulsion de vie. Il a décrit l'enfant « pervers polymorphe » et n’aurait pas été étonné des jeux sadiques montrés par Hogarth. Peut-être a-t-il lui-même, comme certains de nous, arraché parfois des ailes aux mouches ou des pattes aux sauterelles. Il a aussi rappelé que l’inhumanité des pulsions archaïques subsiste au plus profond de l’humain. Le caractère infantile de certaines conduites n'est pas propre à « la race enfantine », pour reprendre l’expression d’Hogarth. Dany-Robert Dufour rappelle à juste titre la
néoténie
de l'espèce humaine qui explique des comportements puérils, au niveau psychologique, mais aussi sociologique, institutionnel et politique. On se souvient de la maladroite et perverse stratégie secrète entre l'Angleterre, la France et Israël qui a préludé à l'opération (ratée) du canal de Suez. On sait que pendant la seconde guerre mondiale, la liquidation systématique des habitants des villages d’Ukraine conquis par la Wermacht avait été diligentée… par certains ukrainiens. Et les auteurs du massacre d’Oradour n’étaient pas tous SS: certains étaient même des Alsaciens enrôlés de force dans l’armée allemande.
Einstein
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demandait à Freud en 1920 “...
Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l'homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ?...”.
A cette question, Freud répond en avouant son incompétence. Il considère que cette affaire relève « du politique ». Rappelant ses travaux sur l'instinct de vie et l'instinct de mort, et sa réflexion sur les rapport entre la violence et le droit, il estime même que
“l'on ferait oeuvre inutile à prétendre supprimer les penchants destructeurs des hommes “
en raison de la complémentarité Eros et Thanatos. Tout en se déclarant pacifiste comme Einstein, Freud reste prudent sur l'évolution de l'humanité et demeure vague et circonspect.
“Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.”
estime-t-il.
Certes. Mais sans vouloir être iconoclaste,
je trouve la réponse de Freud bien insuffisante. Il ne répond pas à la question explicite qui était posée par Einstein,
celle de l'éducation
. Freud aurait-il oublié son intérêt pour l’œuvre d'Aichorn?. Il est vrai qu'avec la guérison et la politique, il rangeait l’œuvre pédagogique dans les entreprises impossibles.
Il apparaît donc à l’examen du dessin d’Hogarth une troisième dimension qui dépasse la seule interprétation par la présence en chacun des chats d'une prédisposition
interne
à la violence.
Dans cette affaire, les deux animaux ne savent pas qu'ils font le jeu de forces
extérieures
perverses, et qu'ils sont prisonniers d'une situation qui les dépasse et les rend fous. C’est en raison de cette situation commune intolérable que la pulsion archaïque est déclenchée.
La connaissance approfondie de l’appareil psychique et de l’histoire
individuelle
du sujet est certes nécessaire.
La question de
la relation
entre les êtres est importante, nous ont dit les psychosociologues de l'école Lewin, s'opposant à juste titre à une conception fixiste de l'individu.
Mais
la situation
, en amont, qui préside à la relation violente, est aussi une variable à prendre en compte. C’est à cette analyse du contexte que se consacre, entre autres, les praticiens de l’analyse institutionnelle.
D'où ces questions que je/me/nous pose en considérant la gravure d’Hogarth:
Qui a pendu les chats? Qui a intérêt à cette cruauté gratuite?
Gratuite? Pas si sûr.
Qui a organisé ce « stage de cruauté »? Qui a intérêt à le faire? Qui a éduqué, ou mal éduqué ces enfants qui pourraient mieux employer leur curiosité, leur ingéniosité?
Que se passe-t-il, d’autre part, dans la tête des enfants-bourreaux ? De quelles blessures cherchent-ils à se soigner en les infligeant aux autres? Quel contexte de déshumanité est la toile de fond de ces jeux sauvages ?
Et même, lorsque la situation ne relève pas d'une intention humaine perverse, mais seulement de circonstances fortuites, imprévues comme la météorologie, les secousses sismiques ou des « accidents de la vie » nous en imposent parfois, comment éviter de confondre adversité et adversaire ? Comment remplacer par la créativité et la solidarité des déchirements vains et destructeurs? Vaneigem et les « situationnistes », dans les années 68, avaient développé, sur le plan de la politique, une stratégie révolutionnaire.
Sans aller jusque là, nous pensons que le concept de « situation » devrait être pris davantage en compte dans l’analyse relationnelle.
Nous devons toujours considérer que notre rapport à l'altérité, notre perception de l'Autre, partenaire ou adversaire, dépendent d'un contexte. La qualité ou le défaut, la force ou la faiblesse, la bonté ou la méchanceté, ne sont pas des qualités propres à l'individu, mais s'inscrivent dans une situation qui dépend d'un certain nombre de facteurs.
Le métier d’éduquer est-il « impossible » comme l’estimait Freud ? Ne peut-il être mis en travail pour que la sublimation soit plus facile et plus complète ?
Qui a organisé le stage, et au bénéfice de qui?
Celui qui peut répondre à cette question méritera à coup sûr un prix Nobel.
Mais de nombreux éducateurs répondent depuis longtemps, dans leur travail, à la question d’Einstein. Ils évitent de donner l’exemple d’un autoritarisme sadique. Ils organisent leur classe ou leurs groupes d’enfants d’une façon qui permette l’apprentissage de la parole. Ils proscrivent l’esprit de compétition et instituent
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, tel Célestin Freinet, la coopération.
Catherine Pochet
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répond ainsi à une question d’un élève en début d’année :
« Le Conseil ? ça sert à ne pas se battre ».
Nous devons agir à tous les niveaux pour qu’entrent dans les mœurs, au plus précoce des processus éducatifs, ces dispositifs de circulation de la parole qui font parfois peur à ceux qui craignent pour leur prestige.
Et regardons, autour de nous et au-dessus de nous, quels sont les véritables instigateurs des situations qui nous entre-déchirent.
Bernard MONTACLAIR
Avril 2009
TOMKIETICZ Stanislas
« Janusz Korczak Les violences institutionnelles »
in « Comment surseoir à la violence » tiré du film « L’éducation en question » présenté par Philippe Meirieu. PEMF 2001
VERDIER Michel
Bande de Brêles .;
Editions HUMUSAIRE 2002 ARGENTAN (61)
DUFOUR Dany-Robert,
“Le Dieu Marché”
Denoël
In http://www.psychasoc.
Albert Einstein et Sigmund Freud: Pourquoi la guerre?
Joseph Rouzel. Textes
C’est à dessein que nous emploierons de terme car l’école de la république avait naguère utilisé ce terme à la place de « professeur ». La nouvelle appellation visant à valoriser la profession ne doit pas faire oublier l’intention de départ.
Catherine POCHET et Fernand OURY
« Qui c’est l’Conseil ? »
Paris, Maspero 1998
cruauté
Youssef Ahmed
jeudi 16 juillet 2009