Ce texte est tiré d’un séminaire donné auprès d’intervenants d’un Centre de Crise, qui a pour objectif premier d’interroger la pratique à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés. Pour ce faire, j’ai fait appel à un discours qui, pour la plupart, est nouveau celui de Jacques Lacan. Le pari étant d’illustrer, de façon accessible, l’aide que peut apporter un discours sur la psychanalyse qui soit rigoureux, sans pour autant être rigide; n’entendons-nous pas fréquemment dire que Lacan est trop compliqué, intellectuel et sans intérêt réel pour la clinique.
Je partirai de cet a priori : comme la psychanalyse est une pratique de la parole et que celle-ci est soutenue d’une éthique, tous lieux de parole devraient être intéressés par le discours analytique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille instaurer un dispositif analytique dans ces lieux, mais que l’éthique analytique peut grandement faciliter le travail de ceux et celles pour qui la parole est le principal outil de travail, ce qui est le cas au Centre de crise. Si la parole constitue notre principal outil de travail, n’est-il pas nécessaire de nous interroger sur ce qu’est au juste la parole ?
C’est avec Freud que le terme psychothérapie apparaît. Sans doute influencé par ce qu’il retient de l’hypnose et du célèbre cas de son confrère Breuer (Anna O.), Freud opère ici un renversement radical : ce n’est plus le médecin (ou le prêtre, le chaman, ...) qui détient le savoir, mais le patient lui-même. La parole du patient recèle un savoir, mais ce savoir, le patient le méconnaît ; ce savoir, il ne le sait pas ; c’est un savoir insu : l’inconscient.
L’inconscient freudien est donc un savoir, mais un savoir qui nous échappe, dont est
coupé
le sujet qui le supporte ! Toutefois – c’est la découverte de Freud – la parole permet au sujet de transformer le rapport qu’il entretient à ce savoir. De quelle façon ? Pour répondre à cette question il faut tout d’abord se demander ce qu’est la parole.
Qu’est-ce que la parole ?
Les points de vue diffèrent selon le lieu d’où cette question est posée. On peut définir la parole d’un angle physiologique. Abordée par ce biais, ne pourrions-nous pas dire que la parole c’est du vent qui vient rencontrer des cordes vocales (d’où l’expression que l’on entend si souvent et qui a une forme dépréciative : “ ventiler ” ; dans le cas où un patient n’a pas une grande capacité d’introspection (?), on attend simplement de lui qu’il “ ventile ” !). Ce que nous retiendrons ici, c’est que la parole a trait au
corps
et qu’elle s’origine de l’évidement d’air des poumons.
Généralement, en linguistique, la parole est étudiée d’un point de vue phénoménologique. On va opposer la parole à la langue. La parole se référant à l’individuel et à l’intention ; la langue au social (je demeure ici à un niveau très général sans entrer dans les subtilités qui mériteraient attention).
En psychologie, la parole se réduit au schème de la communication : il y a l’émetteur et le récepteur, et le message est reçu 5/5, à moins qu’il y ait des parasites dans le circuit, auquel cas, il n’y a qu’à les éliminer. L’école de Palo Alto repose principalement sur ce schéma, elle fait référence à une logique de la communication où rien ne se perd.
Le psychanalyste, pour sa part, dira plutôt que l’on ne peut recevoir un message que 4/5, une partie manque toujours. La contradiction et le malentendu des messages sont des faits de structure et non des parasites pathogènes, ce que la vie quotidienne montre sans cesse.
En écho à la conception psychologique de la parole, disons, pour l’instant, que la fonction première de la parole n’est pas de communiquer ; la communication n’étant qu’un effet de la parole. Alors, quelle est cette fonction première de la parole ? Pour y répondre, faisons un bref retour à Freud.
La parole chez Freud
La découverte freudienne peut se résumer à la reconnaissance de l’incidence qu’a, sur la nature humaine, l’ordre du Symbolique, c’est-à-dire le langage. La détermination symbolique de l’être humain, d’une part, le rend hautement social, créateur et intelligent, etc. ; mais d’autre part, cette détermination fait malaise chez lui, et implique pertes et renoncements qui lui sont souvent déchirants. Néanmoins, cette incidence le subjective.
Il s’agit ici du Freud découvreur de l’inconscient. Toutefois, avant même cette découverte (il était neurologue à cette époque), Freud s’intéressait au rapport qu’entretient l’homme avec le langage. Le premier livre qu’il publie se penche justement sur un trouble qui fait que la parole de certains sujets achoppe : l’aphasie
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. Déjà, donc, la question du langage et de la parole l’interroge ; cette préoccupation le rendit sans doute plus sensible à leurs diverses manifestations, et le mena vers la découverte de l’inconscient.
Avant cela, Freud avait fait un stage chez Charcot, ce qui avait éveillé son intérêt pour l’hystérie. Cette expérience lui permis d’opérer un autre renversement : là où le clinicien Charcot observait finement les symptômes hystériques, c’est-à-dire qu’il se donnait comme savant spectateur du théâtre hystérique, Freud, lui, tendit plutôt l’oreille aux dires des hystériques. Nous passons ici d’une clinique du regard à une clinique de l’écoute.
Voilà pourquoi Freud fut si captivé du cas de son confrère Breuer, la célèbre Anna O. Ils découvrirent
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qu’il y avait un lien symbolique entre le symptôme et un trauma vécu plus tôt qui s’avérait en être la cause. Le souvenir de ce trauma réactivait la douleur du trauma qui allait, par déplacement, se loger sur une partie du corps. Leur surprise fut grande lorsqu’ils s’aperçurent que l’évocation du souvenir traumatique, c’est-à-dire sa
mise en parole
, (méthode qu’Anna O. avait baptisé
talking cure
)
faisait disparaître le symptôme. Le récit permettait de réveiller l’affect associé au trauma, et l’acte de parole provoquait l’abréaction de cet affect. Cette méthode cathartique correspondait en fait à une clinique de l’affect, et non encore à une psychanalyse, car l’affect constituait ici l’indice d’une vérité. Cette méthode était aussi assortie d’hypnose qui permettait plus facilement d’atteindre le souvenir de l’événement traumatique.
L’euphorie de ces premiers temps se perd rapidement, Freud s’apercevant que les symptômes disparaissent davantage par les bonnes grâces que les patientes accordent au médecin via des effets de suggestion. Toutefois, deux éléments sont à retenir : d’une part, le patient sait, même s’il en n’a pas conscience (ce que mettait en évidence l’hypnose) ; d’autre part, malgré l’effet de suggestion, c’est-à-dire une aliénation au désir du médecin, il n’en demeure pas moins que le fait de
dire
, de déployer sa parole, a des effets curatifs et provoque des transformations subjectives.
La suite est connue, Freud passe à l’association libre; conservant ainsi l’idée du déploiement de la parole et réduisant les effets de suggestion. Comment alors, sans l’hypnose, atteindre ce savoir insu qui semble se manifester dans le symptôme ? À l’aide des formations de l’inconscient ; qu’il étudie à travers les trois grands ouvrages sur l’inconscient : le rêve (
L’interprétation des rêves
, 1900) ; le lapsus et les achoppements de la langue (
Psychopathologie de la vie quotidienne
, 1904) ; et le mot d’esprit (
Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient
, 1905). Toutes ces formations de l’inconscient concernent l’ordre symbolique, c’est-à-dire qu’elles se manifestent en référence à la parole ; pour ce qui est du symptôme, autre formation de l’inconscient, il se réfère moins à la parole qu’à une organisation signifiante (cf. le lien symbolique sur lequel, dit Freud, repose son étiologie).
En résumé, disons que ces formations de l’inconscient, qui ne peuvent être évoquées que par la parole, touche de façon intime à la vérité du sujet. Ce terme n’est toutefois pas utilisé par Freud, du moins comme concept.
Bien que Freud n’ait pas expressément articulé une théorie sur la parole et le langage, celui-ci s’y réfère sans cesse, nous pouvons même ajouter qu’ils constituent l’axe par lequel la psychanalyse (sa théorie et sa pratique) se développe tout au long de son œuvre. Étrangement, aucun analyste ne soulignera ni n’articulera, après Freud, l’extrême importance de la parole et du langage en psychanalyse, du moins avant Lacan. Mélanie Klein, par exemple, réduit la parole à sa connotation libidinale (ce qui n’est pas faux, mais la parole ne se réduit pas qu’à cela). Elle associe à plusieurs reprises
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un trouble de la parole à un investissement fantasmatique du coït. Ce qui est intéressant, c’est le lien qu’elle établit entre la parole et le pénis (c’est-à-dire un élément tiers), mais, comme il n’y a pas chez Klein de distinction entre pénis et phallus, cette conception se rabat rapidement sur un rapport duel à la mère : “ pénétration du pénis dans le corps de la mère ”, ou encore à une “ sublimation des fixations orales ”. On retrouve cette même réduction à la fonction maternelle chez Balint (élève de Ferenzci). Tout au long de son livre
Amour primaire et technique psychanalytique
, lit-on que tout (c’est-à-dire la relation au monde, à l’objet) se structure par rapport à la mère. Encore une fois, la parole est intimement liée à l’oralité, à la fonction de nourrissage, ce qui fait que quelqu’un qui parlerait peu n’aurait pas été suffisamment nourri par sa mère ! L’ordre du désir est donc réduit ici au rapport de satisfaction du besoin.
Ce n’est qu’avec Lacan, via son “ retour à Freud ”, que la question de la fonction paternelle refera surface, ce qui permettra d’articuler de façon beaucoup plus rigoureuse ce qui est en jeu dans la parole.
Qu’est-ce que la parole avec Lacan ?
Avec son
Discours de Rome
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, Lacan inaugure et trace les jalons de son enseignement en rappelant la place centrale qu’occupent la parole et le langage en psychanalyse. La connaissance de la fonction de la parole s’avère fondamentale afin d’orienter “ efficacement ” une cure analytique, ou, plus généralement, toute pratique psychothérapeutique. Lacan va jusqu’à dire que l’ignorance de cette fonction de la part du psychanalyste fait retour chez lui via son contre-transfert (p. 248) !
Allons-y avec l’une des thèses de ce texte :
la fonction fondamentale de la parole est d’évoquer la vérité.
Le gros mot est lancé : vérité. Qu’elles sont les raisons pour lesquelles la vérité est ici invoquée?
Toute parole est un appel, un appel qui attend une réponse. L’
infans
(l’enfant qui ne parle pas encore) ne comprend bien sûr pas les mots qu’il entend, mais il sait que certains de ces mots s’adressent à lui et que l’on s’adresse à lui, qu’on l’appelle et l’interpelle. A-t-il d’autres choix alors, étant donné l’état prématuré de sa situation, que de se faire réponse à l’appel supposé de l’autre. L’enfant incarne donc la réponse qu’il apporte à l’immensité de la demande maternelle. (Voilà pourquoi peut-on dire du corps de l’enfant qu’il est phallicisé ; en se faisant réponse, il tente de répondre et de combler le manque que la demande maternelle dénote. Face à cette impossible tâche n’est-il pas normal de voir apparaître l’angoisse ; puis, pour contrer cette angoisse, le refoulement et son retour, c’est-à-dire le symptôme (cf. la phobie du petit Hans). L’intervention de la fonction paternelle permettra justement de dégager le sujet de cet espace angoissant.)
La parole implique l’Autre, que l’on soit seul ou non (le A majuscule désigne le lieu de la parole ; alors que l’autre, avec un a minuscule, désigne l’autre mon semblable, mon alter ego). Toute activité de parole, mais aussi de pensée, nécessite un lieu d’adresse pour se déployer – voilà pourquoi il y a obligatoirement transfert dès que de la parole s’articule, et non l’inverse.
Faire référence au “ préverbal ” n’a donc plus de valeur. L’enfant naît dans la parole de l’Autre (qui est incarné bien sûr par des petits autres). Ce n’est pas parce qu’il ne parle pas avec des mots qui font sens qu’il n’est pas dans la parole, ou encore qu’il est dans une phase d’avant la parole. La parole – sa présence – humanise l’
infans
, elle lui est aussi vitale que l’air ou l’eau. L’absence de cette parole est ravageante pour lui. À l’extrême, l’autisme nous fait la preuve de ces ravages lorsque la parole ne l’habite pas. Ou que l’on pense à ce que Spitz a appelé l’hospitalisme, où il s’agit moins, comme il le prétend, de l’absence de relation objectale avec la mère qui rend compte de l’arrêt du développement, que la conséquence du fait que l’enfant ne soit pas présent dans la parole de l’Autre et qu’il ne soit pas objet de désir pour un autre. Ou bien encore l’exemple de l’empereur Frédéric II, que relate Watzlawick
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. Dans le but de savoir quelle langue aurait spontanément l’enfant, celui-ci fit cette cruelle expérience : il confia des nouveaux nés à des nourrices qui avaient l’ordre de les veiller tendrement et de satisfaire tous leurs besoins, mais, elles devaient s’abstenir de tout usage de la parole en leur présence. Eh bien, tous ces enfants moururent !
Qu’est-ce qui donne donc ce pouvoir à la parole ?
Tout d’abord, la parole libidinalise, comme le disait M. Klein, c’est-à-dire qu’elle induit, à travers la demande, du désir – on ne peut pas faire autrement, pour demander satisfaction aux besoins que nous ressentons, que de passer par la demande (c’est-à-dire, par la parole) ; mais, comme les mots ne peuvent arriver à tout dire ce dont on a besoin, le désir apparaît (Lacan passera toute une année afin de bien repérer ce qui distingue ces différents registres, ce qui l’a amené à élaborer son graphe du désir
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).
La parole va également donner consistance au corps; Lacan a d’ailleurs bien repéré un des moments critiques de ce procès, le stade du miroir. L’autiste, nous en parlions tout à l’heure, nous montre bien, par l’étrangeté que semble présenter pour lui son corps, l’impact de la non-aliénation à la parole ; il y a ici un refus d’en passer par la demande, et, souvent, une angoisse suscitée par la voix de l’autre, soit ce qui supporte la parole. Le sujet n’habite donc son corps, celui en chair et en os, que par la médiation du langage et de la parole de l’Autre, ce que démontre l’expérience de chaque nouveau né
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– on pourrait penser que les phénomènes psychosomatiques auraient un lien avec cette incorporation du “ corps symbolique ” au sens où quelque chose (?) y aurait fait effraction.
Un troisième point, et non le moindre, car c’est sur celui-ci que reposent les deux autres : la parole permet d’inscrire du tiers. Les paroles que tient une mère à son enfant sont faites de signifiants appartenant à une langue dans laquelle elle s’inscrit. En parlant cette langue, elle reconnaît qu’elle se soumet à ses lois qui ne dépendent pas d’elle, qui s’en réfère à un lieu extérieur à sa relation avec son enfant. Il s’agit ici de la question de ce qu’on appelle en psychanalyse le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire – comme l’a rappelé Lacan, spécialement lorsqu’il a étudié la psychose – la question du père, du
Nom-du-Père
.
La fonction du père, et la parole à laquelle elle donne accès, sort l’enfant de cet espace maternel qui, bien que nécessaire, devient source de tension agressive et d’angoisse si le père n’intervient pas – ce que montre la clinique de la psychose.
Bref, on peut dire que ce qui donne tant de pouvoir à la parole, est qu’elle structure et institue le rapport à la réalité du sujet.
Voyons maintenant une autre caractéristique de la parole, qui découle de sa dimension d’appel : l’engagement.
La parole engage parce que son appel amène une réponse du sujet. Elle engage le sujet face à l’Autre, mais aussi, elle engage le sujet face à sa parole : le sujet s’engage dans sa parole. Il y a, dans l’acte de la parole, un engagement auquel se
tient
le sujet. Ne dit-on pas, à l’occasion, de quelqu’un qu’il “ tient parole ”. À quoi se réfère cet engagement sinon à la vérité du sujet ; soit, la “ façon ” (subjectivité) dont un sujet s’est introduit dans la champ de la parole, ou encore, la façon dont la parole l’a rendu sujet.
Qu’est-ce qui fait “ tenir ” la parole d’un sujet ? Ou,
a contrario
, qu’est-ce qui fait que certaines personnes ne tiennent pas parole ?
Faisons un pas en arrière. Pour que la parole tienne et pour qu’une subjectivité s’élabore, il faut un lieu sur lequel elle puisse s’appuyer. Ce lieu prend historiquement la forme de ce que l’on appelle dans nos sociétés le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire, comme le rappelle Lacan, la modalité par laquelle est introduite la fonction paternelle. Cette dernière pouvant se résumer par ce qui instaure la Loi du désir chez le sujet. Sans entrer plus en détail sur cette question (qui concerne ce qui structure le désir, la réalité et la sexuation d’un sujet
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), disons de ce lieu qu’il représente pour le sujet le passage d’une aliénation nécessaire au désir de l’Autre (généralement incarné en premier lieu par la mère) vers une séparation où il pourra inscrire subjectivement sa place vis-à-vis de l’Autre
11
.
Mais le mouvement entre ces deux pôles n’est pas qu’historique, il est aussi logique ; on le retrouve dans la structure interne de la parole : l’aliénation (se faire réponse à l’appel de l’Autre) renvoie à la séparation (parler en son nom, par exemple, selon le désir du sujet), puis retour à l’aliénation, car il ne peut y avoir de désir du sujet sans l’Autre, les signifiants auxquelles il se réfère se retrouvant au lieu de l’Autre. Et ainsi de suite.
Entre ces deux pôles, il y a l’espace où se constitue la subjectivité, où il y a mobilisation du sujet. Toutefois, certains éléments peuvent arrêter ce mouvement. Il y a alors fixation de la position du sujet. Le destin de cette fixation est des plus varié, elle peut prendre la forme de crise (tel qu’on l’emploie au Centre d’intervention de crise), de passage à l’acte, d’angoisse intense, s’enkyster dans un symptôme, etc. Autant de raisons qui peut amener un sujet à faire une demande d’analyse.
Ces diverses considérations sur la structure de la parole et ses fonctions ne permettent pas seulement un meilleur repérage des différentes structures cliniques, ni une élaboration d’une théorie de la subjectivité plus juste, elles ont également des conséquences éthiques. Le sujet, avons-nous vu, est un effet de discours, il est déterminé par le désir de l’Autre. Ce détour, quoique aliénant est néanmoins nécessaire pour que le sujet assume une position désirante. Ainsi, malgré le fait que notre position de sujet nous dépasse toujours, au sens où il provient d’un discours Autre, nous en sommes responsables
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. Cautionner, par exemple, les déboires d’un sujet sur l’autre (l’extérieur, la situation économique, la famille, etc.), même si cela fait partie de la réalité, va à l’encontre d’une éthique du sujet de l’inconscient. Ainsi, comme sujet, nous sommes toujours responsables des effets de notre parole, même si celle-ci, comme on dit souvent, dépasse notre pensée. À ne pas suivre cette éthique, c’est vers une déshumanisation et un renforcement de son aliénation que l’on oriente le sujet.
Revenons maintenant sur cette fonction fondamentale de la parole d’évoquer la vérité. Sans entrer dans les détails de ce qu’est la vérité, nous pouvons dire qu’elle est pour le sujet ce qui lui est le plus intime, mais également, ce qui lui est étrangère
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; quoi de plus commun chez l’être humain que la méconnaissance de ce qui anime
vraiment
son désir. La vérité constitue l’essence même de la subjectivité humaine.
Ce qui permet au sujet d’approcher sa vérité, c’est sa parole – c’est un parti-pris de la psychanalyse. Toutefois, vous serez bien d’accord que ce n’est pas n’importe quelle parole qui donne accès à la vérité. Dans
Fonction et champ de la parole et du langage
, Lacan fait la distinction entre une parole vide et une parole pleine. Disons simplement qu’une parole vide en est une qui n’engage pas le sujet ; c’est par exemple une parole qui transmet de l’information. À l’inverse, une parole pleine en est une qui porte à conséquence ; elle implique qu’une fois
dite
, le sujet n’est plus pareil après, qu’il s’en trouve transformé. Tout le dispositif de la cure analytique tend évidemment à produire de telles paroles.
Cette éthique n’est toutefois pas réservée qu’à l’analyse, elle est exportable dans tous les lieux de parole, comme le Centre d’intervention de crise. Voici un exemple tout simple. Un soir, alors que je travaillais au Centre, une femme (cliente du Centre) que je n’avais encore jamais rencontrée en entrevue, vient me demander si je pouvais la voir quelques instants car, disait-elle, ça n’allait pas du tout. Une fois assise, il lui faut une bonne minute avant d’être capable de dire un seul mot, puis, elle arrive enfin à me dire qu’elle est terriblement angoissée. Elle ajoute, sur un ton de regret, qu’elle aimerait bien pouvoir pleurer mais qu’elle en est incapable. J’interroge alors, avec un ton ne cachant pas mon étonnement, cette nécessité de pleurer qu’elle semble implorer. Elle me répond que pleurer lui ferait du bien. J’ajoute alors, cette fois avec un ton affirmatif, que si elle tente de parler de ce qui l’angoisse, cela l’aiderait probablement. “ Mais, dit-elle, je ne sais pas ce qui m’angoisse ” ; puis elle ajoute, sans doute septique par la simplicité du procédé que je lui offrais, “ vous pensez vraiment qu’en parlant je pourrais me débarrasser de mon angoisse ? ”. “ Tout à fait ”, lui dis-je. Durant cinq minutes elle en parle donc. Le contenu de ses propos n’est pas tellement important – disons simplement qu’il cerne le lieu de son angoisse en l’associant à la peur de mourir qu’éveille ses symptômes et que cette peur l’amène à parler de son père. Ce qui compte, c’est les effets de ce déploiement de parole. Après ces cinq minutes, elle me dit, tout en étant surprise de se l’entendre dire, qu’elle n’est plus du tout angoissée. En sortant du bureau, elle se met à me parler de son plaisir de chanter, ce qui n’était pas sans me faire évoquer les symptômes dont elle venait de me faire part et qui concernait principalement ses poumons et ses difficultés respiratoires ! Qu’est-ce qui a bien pu,
momentanément
, dissiper cette angoisse, sinon le déploiement de sa parole. En lui donnant à penser qu’il y avait du savoir derrière son angoisse et en privilégiant la parole comme indice de vérité, et non l’affect (par exemple, l’encourager à pleurer pour être plus près de ses émotions), n’y a-t-il pas eu de la parole pleine qui lui a permis une certaine prise de vérité ? (Mettre le savoir en position de vérité, telle est l’éthique de la psychanalyse ; cf. le mathème du discours analytique.)
La parole pleine, c’est-à-dire une parole qui fait acte, conduit le sujet à reconnaître un désir le concernant. Mais une vérité non-avouée, qui n’est pas dite, n’en demeure pas moins présente et active. Elle fait retour par des voies que nous connaissons bien : le symptôme, la somatisation, les images oniriques, etc.
En terminant, je ne voudrais pas vous laisser sur l’impression que la parole dit la vérité, que toute la vérité puisse se dire. Notre expérience, personnelle ou clinique, nous montre bien que tel n’est pas le cas. La parole n’est pas toute puissante. Il n’y a pas que le langage chez Lacan, malgré ce que plusieurs pensent, c’est-à-dire ceux qui ne l’ont pas lu. Il y a un lieu où bute la parole dans son effort à cerner la vérité, ce lieu Lacan l’appelle le Réel (que l’on peut brièvement définir par la négative : il n’est ni symbolique, c’est-à-dire régi par des lois, ni imaginaire, c’est-à-dire pouvant se spéculariser, être vu sur la surface d’un miroir). Que la vérité ne puisse se dire toute, fonde son réel. Cela veut donc dire que le savoir ne peut réussir à recouvrir la vérité : entre le savoir et la vérité, il y a une faille irréductible. Le sujet est donc divisé, divisé entre son être (vérité) et sa pensée (savoir). Les signifiants que lui offre l’Autre afin qu’il s’identifie, le coupent d’une partie de son être, d’où l’étrangeté qu’il peut ressentir face à lui-même.
Ces faits posent donc des questions aux praticiens de la parole. À la fois la parole donne accès à la vérité, à la fois elle est ce qui en éloigne le sujet ! Par exemple, on remarque que ce que l’on appelle les “ prises de conscience ” (donc un savoir), bien qu’elles procurent une certaine satisfaction intellectuelle et qu’elles responsabilisent le sujet, n’opèrent pourtant pas de réelles transformations subjectives et ne le désaliènent pas de son symptôme. Des questions restent donc en suspens à propos de ce qui, dans la pratique, résiste aux prises de conscience.
Disons, pour finir, que ce Réel qui fait limite au pouvoir de la parole se manifeste quotidiennement dans la clinique, en empruntant différents habits : l’angoisse, la jouissance et la culpabilité, pour ne nommer que ceux-là. Ce qui nous donne certaines pistes afin de cerner cette question que nous ne pouvons pas ne pas aborder si nous voulons être soucieux des problèmes qui se posent dans notre pratique.
1
Citation d’un psychiatre suisse, Dubois, tirée de l’
Encyclopaedia Universalis
, no 15, 1985, p. 414.
2
Sigmund Freud,
Contribution à la conception des aphasies
(1891), Paris, PUF, 1983.
3
Joseph Breuer, Sigmund Freud, “ Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques ” (1892), in
Études sur l’hystérie
, Paris, PUF., 1985.
4
Mélanie Klein,
Essais de psychanalyse
, Paris, Payot, 1968, p. 93, 105, 135-136, 268.
5
Jacques Lacan, “ Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ” (1953), in
Écrits
, Paris, Seuil, 1966.
6
Watzlawick,
Le langage du changement
, Paris Seuil, p. 13
7
Voir
Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient
(1957-’58), inédit ; et “ Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien ”, in
Écrits
, op. cit.
8
“ Je reviens d’abord au corps symbolique qu’il faut entendre comme nulle métaphore. À preuve que rien que lui n’isole le corps à prendre au sens naïf, soit celui dont l’être qui s’en soutient ne sait pas que c’est le langage qui le lui décerne, au point qu’il n’y serait pas, faute d’en pouvoir parler. Le premier corps fait le second de s’y incorporer. ” (Jacques Lacan, “ Radiophonie ”, in
Scilicet
, no 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 61.
9
Id.,
Le Séminaire, Livre III, Les psychoses
(1955-56), Paris, Seuil, 1975, p. 111.
10
À ce sujet, voir
Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient
, inédit, leçons du 8, 15, 22, 29 janvier ‘58.
11
Ces deux termes (aliénation et séparation) sont traités par Lacan d’un point de vue logique dans le séminaire
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
(1964), Paris, Seuil, 1973 ; et dans
Position de l’inconscient
, in
Écrits
, op. cit. Nous les employons ici au sens courant du terme, bien que ce ne soit pas sans rapport avec ce que Lacan développe.
12
“ De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. (...) La position du psychanalyste ne laisse pas d’échappatoire, puisqu’elle exclut la tendresse de la belle âme. ” (Id., “ La science et la vérité ”, in
Écrits
, op. cit., p. 858-9.)
13
“ ce
Unheimlich
(inquiétante étrangeté) n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. ” (Sigmund Freud, “ L’inquiétante étrangeté ”, in
L’inquiétante étrangeté et autres essais
, Paris, Gallimard (folio),1985, p. 246. Le “ familier ” n’est-il pas ce qui fait office de vérité pour le sujet ?