L’argument du congrès parle de malaise dans le travail social. Quel sens donner à ce qui pourrait sonner creux, ce qui semble être le cas de nos autorités, puisqu’il semble qu’on ne prenne pas très au sérieux les chants des sirènes dans ce monde-là, leur préférant les sons plus harmonieux de la sécurité.
C’est de ma place d’adjointe de direction que je prends la parole, en mon nom, même si j’emprunte la voix de Maurice Jecker, qui, avec courage, tente de garder une place dans l’institution de formation du social, pour que quelque chose de cette position étrange que tient un psychanalyste puisse être entendue. Mais c’est aussi en raison de ce qui m’a amenée à occuper dans la société une autre place, celle de psychanalyste. En effet, je suis devenue psychanalyste parce que je me suis retrouvée bloquée dans l’impuissance et le désir de faire pour l’autre, après avoir commencé à tenter de boucher tous les trous, de répondre à toutes les demandes, jusqu’à devenir moi-même le bouche-trou de l’institution. Cette position n’est pas rare chez ceux qui sont animés d’un désir dont ils ne veulent rien savoir : désir de maîtriser, désir d’aider, désir de faire…. Mais toute cette agitation n’atteignait pas son but premier, qui visait à faire taire ma propre angoisse. C’est toujours cette angoisse (corollaire du désir) qui me pousse aujourd’hui à tenter d’en dire, le mieux possible, quelque chose qui puisse être entendu.
Entre Proc(r)uste et Protée, vers Prométhée
Enseignante de latin et de grec, j’en appelle à ce savoir mythique pour dire la différence qu’il y a entre la thérapie (ou l’éducation), la psychanalyse et le travail social.
Procuste est un brigand bien connu pour sa méthode très particulière : installé sur une route, il arrêtait les voyageurs et les soumettait à un supplice : les petits, il les installait sur un grand lit, les grands, sur un petit lit ; aux premiers, il étirait les membres, et aux seconds, il les coupait. Procuste représente donc celui qui vous torture pour votre bien, puisque ainsi, vous serez comme il le faut, à ses yeux. Dans la position de l’enseignant, mais aussi dans celle du travailleur social, il y a un enseignement à tirer de ce mythe : l’autre n’a pas la bonne longueur, ni la forme qu’il convient. Une telle vision du social, si elle permet tous les débordements de jouissance de tortionnaires, a de bonnes chances de rendre impuissant quiconque voudrait réparer l’autre.
Prométhée est un Titan, bienfaisant aux hommes. Son nom signifie Celui-qui-pense-avant.: c’est lui le travailleur social, inlassable, intelligent et audacieux : il vole le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Ceux-ci s’en sont vengés du reste en leur offrant Pandore, cadeau de tous les dieux, la femme. C’est lui qui créa les mortels, qui leur enseigna l’art de vivre, de construire, de guérir, d’écrire et de lire dans l’avenir. On connaît moins son frère, Epiméthée (celui-qui-pense-après) cause de tous les maux des hommes, qui, de fait, avait oublié de réserver pour sa dernière création des poils ou des plumes, de quoi leur permettre de se débrouiller dans le monde, C’est lui aussi qui s’est fait avoir en acceptant Pandore, dont il a fait sa femme. Il est responsable donc de toute cette catastrophe.
Protée, un vieillard de la mer, garde les troupeaux de monstres marins appartenant à Poséidon. Il a le don de divination, mais se refuse à donner sa prédiction à moins qu’il n’y soit forcé. Pour l’obtenir malgré lui, il suffit de le surprendre pendant sa sieste et de l’enchaîner : il rend à la fin sa prophétie, mais pas sans avoir tenté de s’échapper sous des formes insaisissables, comme l’eau ou le feu. On peut y voir le psychanalyste, auquel est supposé un savoir, mais dont tout l’art est de refuser de le faire connaître. Insaisissable, il prend toutes les formes de l’objet du désir. Ils ne sont pas très nombreux, reconnaissons-le, ceux qui veulent savoir quel est leur destin, aujourd’hui moins que jamais.
J’emprunte ces trois masques au monde antique, sans résister au plaisir de vous rappeler que le mot « persona » désigne le masque, ou encore que celui d’ « hypocrite » désigne l’acteur. Si ces mythes sont la manière dont les Anciens
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nous ont transmis leur vision du monde, comment croire que ce n’est que d’aujourd’hui que ce monde a mal à son aise ? Il y aurait là un fantasme de paradis terrestre possible qu’aucune civilisation n’a jamais mis en scène. C’est donc bien un fait de structure, le malaise dans la civilisation, que les mythes voilent par des mots, permettant ainsi que l’insupportable reste caché, comme les mots dans la boîte de Pandore.
Les mots, voici tout ce dont dispose l’homme pour voiler le trou, l’énigme dans le savoir qui crée chez chaque Trumain, chez chaque parlêtre, un traumatisme dont il ne se remet pas. Ces mots qui ne disent jamais exactement ce que l’on voudrait, mais sans lesquels le monde reste immonde. Pour poursuivre avec le mythe grec, Pandore, qui avait été envoyée en punition aux hommes, avait été parée de tous les charmes, de toutes les grâces. Elle avait reçu d’Hermès la ruse et la fourberie, la parole séduisante et l’art de tromper. Et ce si beau mal (kalon kakon
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) portait avec elle une jarre, contenant tous les maux (les mots ?), qu’elle devait laisser fermée. Chacun sait que la curiosité de la femme ne lui permet pas de laisser close une telle boîte, et comme Eve avec l’arbre de la connaissance, ou encore la femme de Barbe-Bleue, elle l’ouvre. Lorsqu’elle en voir sortir tous les mots, elle se hâte de la refermer, et ne peut conserver au fond de la jarre que le dernier des maux, l’espérance. L’espérance serait-elle un mal ? Si l’on se réfère aux divinités qui portent le nom d’Elpides, ce sont des divinités de l’angoisse, de l’anticipation de craintes irraisonnées. Ce serait donc une chance si l’attente des maux à venir avait au moins été épargnée à l’homme, et cela expliquerait aussi pourquoi nous sommes si peu nombreux à vouloir savoir.
Les mots, les maux
Quels maux, quels mots ? Le pire des maux, celui auquel nous avons échappé, selon le mythe grec, serait d’attendre le pire. C’est peut-être ce qui pose question aujourd’hui. Et j’ose prétendre que la psychanalyse est responsable de ce mal-là. Freud ne disait-il pas « Si vis vitam, para mortem » ? Certes, il n’était pas le premier ; mais a-t-on jamais connu une telle fureur de vivre, liée à la conscience très forte de la mort inéluctable, et à une confiance aveugle dans la nécessité urgente de jouir de tout ? Le surmoi moderne, féroce, n’est-il pas plus impitoyable encore que le décalogue qui, fixant un cadre négatif, permettait des transgressions joyeuses ? Quelle transgression peut-on encore imaginer aujourd’hui face à l’impératif du : « Jouis de tout, tout de suite ! »
C’est dans ce contexte que je vous présenterai trois vignettes pratiques indiquant comment nous faisons, dans un lycée public, pour permettre qu’une parole se dise, circule, et rendre plus vivante l’institution, comme des bulles dans l’Henniez,, dans nos régions romandes, la Walzer chez nos amis alémaniques ou dans le Perrier, votre boisson à vous, sans oublier la célèbre Feltrinelle, qui coule à Rome.
En effet, depuis 15 ans, nous avons ouvert des lieux dans lesquels les élèves sont invités à prendre la parole. Nous avons ouvert cette porte lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à de grosses difficultés, liées à des actes ou des mots violents de la part de certains élèves. C’est ainsi qu’un matin de décembre, répondant à la nécessité de « faire quelque chose » face à cette montée de violences, nous avons convié les élèves à une discussion, autour d’un partage de nourriture… Ils sont venue nombreux, et ont pris la parole, avec violence, comme toujours, lorsque les écluses s’ouvrent enfin après une longue fermeture. Et ce qu’ils ont dit nous a frappés : leur sentiment d’être sans espoir, perdus, nuls, leur désir de s’en sortir, pêle-même, ils nous ont adressé leur plainte, et leurs espoirs, Ils voulaient parler, encore et encore, et ce flot de paroles ne s’interrompait pas. Jusqu’au moment où ils ont pu accepter qu’il y aurait une prochaine fois, qu’on avait entendu quelque chose. Et ces forums de discussion se sont poursuivis, à la demande des élèves, mais soutenus par le désir des adultes, durant plus de 15 ans. Aujourd’hui, les professeurs ont demandé que s’ouvre un lieu de parole pour eux. Bien sûr, certains n’en veulent toujours pas, et pourquoi pas ? Personne n’est forcé à parler ; mais aujourd’hui, ceux qui n’en veulent pas pour eux ne l’inter-disent plus aux autres.
Les premiers écueils que nous avons dû surmonter ne sont pas venus des élèves, vous vous en doutez, mais bien des professionnels, qui ne comprenaient pas pourquoi on attribuait autant de poids à la parole de ces enfants. Il est vrai qu’un enfant (in-fans), c’est quelqu’un qui ne parle pas, alors pourquoi lui donner la parole ? Certains élèves avaient repris à leur compte ce discours, puisqu’ils m’ont dit un jour « Oui, mais vous, vous savez parler…. », m’exposant avec clarté combien est difficile pour chacun le chemin vers ce « bien-dire ». Quand je leur ai répondu que j’avais appris à parler à l’école, avec le latin, avec les écrivains, ils ont eu de la peine à croire….Et pourtant…. !
Cette expérience de 15 ans m’a beaucoup appris : elle m’a appris que je pouvais travailler avec le psychologue, et pas simplement à côté de lui, ou plutôt dans son dos, comme si souvent. Elle m’a appris la patience, car l’institution n’est pas faite pour être bousculée. C’est une histoire d’amour, une rencontre comme celle-là, qui permet que la demande des élèves soit reprise par deux professionnels jusqu’ici étrangers l’un à l’autre. Le psychologue scolaire, qui avait d’abord refusé de prendre à sa charge cette parole (il voulait bien m’accompagner, mais c’était mon désir, pas le sien…) est devenu un ami. Il m’a appris qu’on peut dire oui en répondant négativement. En refusant de répondre à ma demande, il m’a permis de soutenir mon désir. Nous travaillons ensemble aujourd’hui dans un laboratoire du CIEN ; Centre interdisciplinaire sur l’enfant, émanation du Champ freudien, d’orientation lacanienne. La singularité de cette expérience doit beaucoup à la rencontre, mais pas seulement à celle de professionnels, mais aussi à des rencontres avec des jeunes, ainsi cette jeune élève qui me disait, alors que j’étais pressentie pour un autre poste : « Vous avez fait là quelque chose d’important, vous ne pouvez pas partir… » Des paroles comme celle-là ont leur poids dans une vie.
Néanmoins, une telle expérience ne doit pas nous cacher qu’il ne suffit pas de donner la parole ou de la prendre pour qu’elle ait de l’effet. Il faut encore qu’il y ait quelqu’un pour l’accueillir, et pour en tirer les conséquences. Or aujourd’hui, où nous entendons partout que cela fait du bien de parler, il semble que ce pousse-au-dire peut au contraire entraîner chez certains un malaise. Il faut se poser la question des conséquences de la parole. Si on la considère comme du blabla, il est évident qu’on peut imaginer faire parler n’importe qui ne n’importe quoi dans n’importe quelle situation, et que cela ne change rien à rien. C’est ce que Lacan appelle la parole vide. C’est bien souvent celle-ci que l’on propose lorsqu’on déclare « parler, ça fait du bien », sans trop savoir de quoi on parle, ni même à qui. C’est le blaba qui assure la fonction de la communication. Or le blaba, c’est un bavardage, c’est la jouissance de la parole. On a vu la jouissance avec laquelle certains blablatent entraîner d’autres à leur suite. Ainsi, lorsque le sujet dont il est question est le plaisir de la bagarre, il n’est pas facile d’empêcher la contamination de jouissance : plus on en parle, plus on a de plaisir à en parler. À qui s’adressent-ils ? Certainement à nous, les adultes, qui assistons souvent, impuissants, à cet étalage de jouissance. Or il y a lieu de prendre position, car même s’ils ne le veulent pas, en parlant ainsi devant nous, c’est à nous qu’ils adressent cette jouissance, et notre silence est compris par eux comme un laisser-faire, un laisser-dire, et ce serait justifier cette jouissance, la cautionner. En ne coupant pas dans cet étalage, on risque bien de rendre malades non seulement ceux qui y sont déjà livrés, mais aussi d’autres, qui s’en tenaient jusqu’alors à l’écart. Les adultes qui croient au bienfait de la parole sont responsables des risques qu’elle fait subir à certains d’entre nous, dont la structure n’est pas forcément la norme. Pour cela, le pédagogue a tout à gagner de la psychanalyse.
Ainsi, lorsque tel élève se retrouve-t-il effaré devant ce qu’il dit, ou tel autre est-il choqué par ce qui se dit là, et qui lui parle… J’ai souvent remarqué que dans ces occasions, il y avait lieu de soutenir le dire, d’accompagner celui qui avait saisi cette occasion de dire. Mais il est également indispensable que les élèves rencontrent des adultes qui ne reculent pas devant ce qu’ils disent sans l’apparole, sans l’appareillage de la langue.
Vignettes pratiques
1. Cette jeune fille, lors d’un forum d’élèves sur la rumeur, sujet qu’elle avait elle-même demandé, et qui se retrouve complètement renversée de s’entendre dire : « Au fond, moi qui croyais que mes camarades m’avaient fait du tort en me disant que mon père n’était pas mort, mais qu’il était parti pour une autre femme, je me rends compte tout à coup que ce n’est pas vrai. Eux n’ont fait que répéter ce que moi je leur disais, car je ne voulais pas accepter que mon père soit mort. » On ne peut pas abandonner cette jeune fille à une découverte si grave lorsque, en lui donnant la parole, on lui a permis précisément de découvrir ce qui, jusqu’alors, avait réglé son rapport à son père, et à sa mort. Jusque là, elle s’était arrangée de sa rage contre celui qui l’avait abandonnée ; elle est dès lors obligée de composer avec la mort, qu’elle avait soigneusement évitée.
2. Dans une classe, tel élève est insupportable aux autres : ils en font une victime. Lors d’un forum, il suffit de voir la place qu’il s’est choisie pour comprendre qu’il ne fait pas partie du groupe des garçons, mais qu’il cherche auprès des filles une protection qu’il a de la peine à y trouver. Lorsque celles-ci disent qu’elles en ont marre, qu’elles ne le veulent plus parmi elles, c’est effectivement difficile à entendre pour lui. Toutefois, elles déclarent aussi en sa présence qu’il a besoin d’aide, et il accepte de venir me rencontrer seul. Lors de cet entretien, comme je lui demande de me raconter qui il est, il me déclare très simplement qu’il est dyslexique, et qu’il prend de la ritaline. Surprise, je lui demande pourquoi il prend de la ritaline, et il me déclare qu’il fait des bêtises ; il a un problème, il entend des voix qui lui demandent de faire des bêtises, alors, il a trouvé un truc, il se fait punir par un adulte, et les voix arrêtent de l’obliger à faire des bêtises plus graves. Ce garçon de 14 ans nous enseigne qu’il a trouvé un moyen de se servir de nous pour arrêter son Autre envahissant. Mais on ne l’a pas entendu : lorsque je lui demande s’il a parlé de ses voix à la psychiatre, il m’explique pourquoi il n’a pas pu : « Elle ne m’écoute pas, dit-il, elle parle tout le temps avec ma maman… »
3. Un autre élève, également bouc émissaire depuis toujours, arrivé depuis peu dans une classe est caractérisé par une camarade de « bizarre » : interrogée sur ce qualificatif, elle m’explique qu’il lève la tête au ciel et qu’il parle tout seul sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Personne avant cette jeune fille de 14 ans, sans (dé)formation professionnelle, mais juste animée de sa curiosité humaine, n’avait observé avec autant de précision ce garçon. Lorsque j’expose à ce garçon ce qui m’a été rapporté, il me jauge du regard avant de répondre. Puis il choisit de s’expliquer. Etant donné sa solitude face à la haine de ses camarades, il a, depuis le début de sa scolarité, inventé un ami avec lequel, lorsqu’il se sent trop seul, il peut parler.
Il semble que, depuis qu’il a trouvé chez nous quelques autres auxquels il peut se fier, il n’ait plus que rarement eu besoin de ce personnage, qui, malgré tout, était devenu parfois bizarre pour lui aussi, lui proposant des actes qui lui ont posé problème… Il m’a dit un jour « La parole, c’est tout ce qu’on a. Il faut la tenir. »
Lorsqu’on se laisse enseigner par les élèves les solutions qu’ils ont trouvées pour survivre, on choisit de ne pas les abandonner dans l’immonde, ni de les faire taire, mais de leur apprendre à parler. N’est-ce pas le but de l’institution scolaire d’apprendre une langue commune ? Or pour certains, la prise dans le langage ne s’est pas faite de manière à leur permettre de s’ouvrir à la langue de l’autre. Certains sont parlés par des voix, d’autres sont isolés dans une jouissance autistique et n’accepteront de perdre cette jouissance solitaire que si celui qui se trouve en face d’eux reconnaît la singularité de leur être.
Il n’y pas d’enfant, il n’y a que des êtres parlants aux prises avec le traumatisme premier, que Jacques-Alain Miller énonçait comme la rencontre avec le langage.
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Par l’intermédiaire d’Hésiode dans les Travaux et les Jours
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idem (Hésiode)