Patrimoine, transmission et filiation ; voilà comment il est possible de résumer la question intergénérationelle…
Génération et patrimoine fondent le couple inséparable de toute forme de transmission entre générations. Le générationnel est à entendre comme phénomène psychosocial où le sujet est aux prises avec sa singularité et avec le groupe. La génération est le support - voire le fait social chez Durkheim - du mécanisme générationnel dans lequel la constitution identitaire d’un sujet s’inscrit du fait de son appartenance au genre humain. L’Homme est engendré par l’Homme de génération en génération. Dans le cadre de notre réflexion, une génération est à entendre comme l’espace temps séparant le géniteur de sa progéniture. Cet espace et ce temps constituent sa « mise en forme ». La génération renvoie ainsi à la question de la filiation. Nous retiendrons la génération comme : « l’ensemble des personnes qui descendent de quelqu’un ». La notion de descendance du sujet est ici présente, une génération s’étendant alors du nouveau-né à l’arrière-grand-père.
La génération est pour chacun d’entre nous, l’autre, celui d’où l’on vient, mais aussi celle à laquelle on appartient et par laquelle nous devenons un être propre. Nous pouvons soutenir que la question identitaire est en lien direct avec celle de génération. « D’où je viens ? », « À qui j’appartiens ? » sont des questionnements éminemment constitutifs de l’identité. Nous définissons le générationnel comme l’ensemble des phénomènes psychologiques et sociologiques caractéristiques de la notion de génération, et en tout premier lieu de la transmission. Que se soit dans une approche sociologique ou psychanalytique, la question de la transmission est en lien étroit avec celle de la génération et du phénomène générationnel. « Le patrimoine dans cette perspective constitue un système de régulation des rapports entre générations nécessaire à l’établissement d’une chaîne générationnelle ininterrompue . On ne peut réduire la question des transmissions intergénérationnelles à celle des rapports entre les jeunes et les adultes ou entre les parents et les enfants. Le processus de socialisation et de transmission intergénérationnelle a une forte composante historique provenant essentiellement de l’idée qu’aînés et cadets ont une histoire propre. De ce fait le processus de transmission dépend des rapports proprement historiques qui lient chaque génération et qui, selon les cas, sont faits de culpabilité, de respect, de désir de réparation, de dénégation des filiations… »
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. La transmission s’opérant de génération en génération, est celle d’un patrimoine historique commun formant le lien générationnel entre les individus. Sans existence d’un patrimoine commun transmissible - l’histoire - une génération ne peut s’inscrire dans le présent. Le présent est fait par ce qu’a été le passé. Le générationnel est à entendre ici comme fil conducteur du temps qui passe, et fonde la temporalité des individus d’une même société.
La génération est un lieu de mémoire collective. « La mémoire collective des groupes comme de la société transcende les générations, sa fonction primordiale est d’ordre mythologique, quelle que soit la part d’objectivité des mythes qu’elle véhicule »
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. Une génération, en tant que groupe constitué, ne vogue pas seule dans le flot de la vie. Elle possède des références sociales et historiques ne relevant pas de sa propre production, mais qui lui sont attribuées par une mémoire partagée et transmise de génération en génération. Le générationnel fait référence ici à la continuité temporelle et permet au sujet d’inscrire son histoire au travers d’un fil conducteur représenté par les générations passées, la génération présente, et la génération future : « c’est en quelque sorte le récit de vie de la collectivité, en même temps que son projet de vie »
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. L’idée qu’une génération soit le support de la mémoire collective constitutive d’un patrimoine commun, implique qu’il n’y ait pas de génération sans références sociales autonomes, même si l’inscription dans une génération présente peut faire émerger une nouvelle conscience de génération. Toutefois cette nouvelle conscience de génération sera fortement imprégnée d’une mémoire collective qui, en la reliant au passé, lui permet de s’inscrire dans le présent, car si transmission il y a, la question de la transformation - comme nous l’enseigne la psychanalyse - est alors à l’œuvre. Il ne saurait y avoir de transmission à l’état brut sans transformation opérée par la génération nouvellement dépositaire du patrimoine transmis.
Intergénération, transmission, identifications
« Les transmissions intergénérationnelles sont des transmissions pensées et parlées entre grands-parents, parents et enfants : habitudes familiales, tours de mains, manière d’être ; on est médecin, instituteur, agriculteur, notaire, marin, militaire de père en fils ; on est « dans les postes » ou « à la SNCF »… »
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. « Un héritage intergénérationnel est constitué de vécus psychiques élaborés : fantasme, imagos, identifications… qui organisent une histoire familiale, un récit mythique dans lequel chaque sujet peut puiser les éléments nécessaires à la constitution de son roman familial individuel névrotique »
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. Ce qui définit l’héritage psychique intergénérationnel est le caractère élaboré du vécu psychique. Une génération transmet à l’autre ce qu’elle sait, ce qu’elle possède, son histoire connue, authentifiable ou non, créant ainsi le
mythe familial
ou
le roman familial
freudien. L’intergénérationnel se noue dans une rencontre offrant à la génération qui reçoit des savoirs, des savoirs faire, une lignée généalogique créatrice du sentiment de filiation. L’intergénérationnel offre également un sentiment conscient d’appartenance à cette lignée généalogique dans lequel le rythme des générations rappelle la place que nous occupons, et ce de façon provisoire, à un moment donné de notre existence. En ce sens, l’intergénération, en tant que rencontre des générations différentes, renvoie le sujet à la question de la filiation.
Une transmission intergénérationnelle s’effectue entre générations adjacentes en relations directes, tandis que la transmission transgénérationnelle, est une transmission inconsciente à travers des générations qui ne se côtoient plus. L’intergénérationnel est avant tout une transmission parlée et pensée par le sujet en relation directe avec son interlocuteur. C’est une transmission d’éléments conscients. C’est l’histoire, la mémoire d’une famille racontée par les grands-parents ou par une génération précédente : celle que nous nommons la
troisième génération
. C’est encore la passation d’un savoir, d’une technique ancestrale qui se transmet de « génération en génération » selon l’expression consacrée. Enfin, l’intergénérationnel, en tant que méta organisation familiale, fonde une idéologie familiale possédant des fonctions :
- identificatoires : « elle propose /impose une image de la famille empreinte d’idéal et inscrite dans une histoire, emblème mobilisateur et identifiant »,
- organisatrices : « elle assigne rôle, places et statut… »,
- de contenance : « elle délimite un dehors et un dedans, et instaure un espace refuge »
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.
Que ce soit dans le cadre intergénérationnel ou transgénérationnel, la question de la transmission reste présente. À quoi renvoie le processus de transmission ? Nous retiendrons essentiellement deux concepts : l’identification et l’identification projective. « J’ai considéré l’identification en général comme la voie royale de la transmission, et l’identification projective en particulier comme modalité centrale de transmission psychique inconsciente »
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. « L’identification projective décrit l’ensemble des processus permettant d’explorer l’objet, de déposer quelque chose dans l’objet ou de prendre quelque chose de l’objet. Elle est ainsi réalisatrice de transmission, et elle est créatrice d’identité, mais à une condition : que le sujet puisse faire un retour à soi. Si ce retour n’est pas possible, soit que le sujet reste captif de l’objet, soit que l’objet n’ait pas d’espace mental permettant le jeu, s’ouvrent alors les voies de l’aliénation »
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. L’identification est le moteur de toute transmission entre sujets. Elle permet au sujet d’incorporer un peu de l’autre, de son histoire, et de se construire un « soi à soi ». L’identification offre au sujet, pris dans le cadre du rapport intergénérationnel, la possibilité de s’approprier un peu de la génération précédente. Il s’agit d’une identification à un objet intergénérationnel.
Adolescence et intergénération
En quoi le rapport entre l’adolescence et l’intergénération est-il spécifique ?
Ancrée dans la problématique œdipienne, l’adolescence inaugure ce que nous nommons un conflit de génération ou
une crise des générations
pour reprendre G. Mendel
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. La question de la filiation tient alors une place centrale. L’adolescence amène le sujet à désidéaliser les images parentales introjectées durant l’enfance. De cette désidéalisation, s’opère chez l’adolescent un dégagement d’avec la génération l’ayant conçu. La mère et le père ne peuvent plus représenter les repères essentiels qui fondaient la filiation parentale inscrite au travers de l’histoire de la relation parents-enfant. Dans le même temps, la question de l’héritage familial, et du bilan nécessaire qui s’effectue à l’adolescence, devient une préoccupation essentielle. Comme le souligne P. Huerre, « L’enfant, puis l’adolescent, va volontiers dans les caves et les greniers à la recherche des malles fermées dans lesquelles il espère trouver quelques traces du passé »
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.
Le processus adolescent où se déconstruisent les images parentales introjectées durant l’enfance, s’opère avec difficulté. La filiation, comme organisation fondatrice de l’ordre des générations inscrivant le sujet dans un ordre généalogique déterminé et fondé sur l’interdit de l’inceste est, au cours de la période adolescente, en plein questionnement. En conséquence de la désidéalisation, de la déconstruction des imagos parentales et du vide l’accompagnant, l’adolescent se trouve confronté à un sentiment de solitude où se pose la question de son inscription dans un ordre générationnel qui ne peut plus s’appuyer sur les seules identifications parentales. L’adolescent doit maintenant passer d’une filiation parentale (celle consécutive aux identifications opérées durant l’enfance) à ce que nous nommons
filiation générationnelle
qui l’inscrit à la fois dans un ordre différencié des générations et dans la temporalité de la vie des Hommes. Ainsi, « répondant à l’impératif de la différenciation, le mécanisme de filiation comporte une finalité qui commande à sa logique : distinguer les places, toutes les places nécessaires à l’émergence du sujet »
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.
L’adolescence questionne l’individu sur le sujet de sa filiation au-delà de la génération ayant engendrée sa vie ; les parents. En quittant
le port de l’enfance
, selon l’expression de P. Huere, l’adolescent s’inscrit dans une filiation générationnelle lui permettant de se différencier en tant que sujet distinct de ses parents, et d’entrer dans le genre humain organisé dans une filiation générationnelle. Dans le cadre de la rencontre intergénérationnelle, l’adolescent peut trouver de nouveaux repères nécessaires à son inscription dans l’ordre des générations. Ces repères, illustrés par la
troisième génération
, sont, eux, dégagés du conflit œdipien dans lequel se noue la relation parents/adolescent. « La génération des grands-parents est celle qui, grâce au recul possible, peut permettre à l’adolescent de découvrir son rôle dans l’histoire familiale. Cette troisième génération permet que se transmette le
mythe familial
, véritable patrimoine garant de l’histoire de la famille et de sa continuité à travers les générations »
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. L’adolescent en se confrontant à la dimension intergénérationnelle de l’histoire humaine inscrit son être en devenir, non plus dans une simple filiation à ses parents, mais dans une filiation générationnelle par-delà ses géniteurs ; c’est à dire qu’il n’est pas que le fils de son père, mais aussi le fils du fils de…, lui même fils de… Ainsi, le sentiment de vide et de solitude créé par la désidéalisation des images parentales que connaît l’adolescent trouve, dans le cadre de la transmission intergénérationnelle, constitutive du sentiment de filiation générationnelle, une issue constructive à son identité alors en plein questionnement.
À partir de la notion de patrimoine, de transmission et d’intergénération nous avons mis l’accent sur la problématique adolescence et intergénération. La clef nous permettant d’effectuer ce lien a été le concept de filiation. C’est parce que la problématique adolescente confronte le sujet à la mise à distance des premiers objets identificatoires créateurs du tout premier sentiment de filiation que la rencontre intergénérationnelle prend sens. En se confrontant à une troisième génération dégagée de la problématique œdipienne, l’adolescent, en tant que sujet "renaissant" s’inscrit dans une filiation générationnelle par-delà ses parents créant un ordre entre les générations indispensables à la constitution des places de chacun où la confusion qui rend fou - celle issue d’une filiation incestueuse - n’a pas place.
Nombreuses sont les paroles d’adolescents recueillis au cours de notre travail permettant d’inférer en se sens.
Bibliographie :
· Aubertel.F. -1997- in Le Générationnel. Dunod.
· Attias-Donfut.C. -1988- Sociologie des générations. PUF.
· Braconnier.A. Marcelli.D. -1998- L’adolescence aux mille visages. Odile Jacob.
· Ciccone.A. -1997- in Le Générationnel. Dunod. Inconscient et culture.
· Fustier.F. Faubertel -1997- in Le générationnel. Dunod. Inconscient et culture.
· Godard.F. -1992- La famille, affaire de génération. PUF.
· Huerre.P. -1996- L’adolescence en héritage Calman-Levy.
· Mendel.G. - La crise des générations.
· Schützenberger.A. -1993- Aïe, mes aïeux ! La Méridienne. 11ième édition.
1
F. Godard, La famille, affaire de génération, P.U.F, p. 93.
2
C. Attias-Donfut, Sociologie des générations, PUF, p. 184.
3
Op. cit., p. 184.
4
A. Schützenberger, Aïe, mes aïeux !, La Méridienne, p. 115.
5
F. Fustier, Faubertel, Le générationnel , Inconscient et culture, Dunod, p. 111.
6
F. Aubertel, Le Générationnel, Dunod, p. 117.
7
A. Ciccone. Le Générationnel, Dunod, p. 156.
8
Op. cit., p. 157.
9
G. Mendel, La crise des générations.
10
L’adolescence en héritage, Calman-Levy.
11
Op. cit., p 191.
12
A. Braconnier, Marcelli, L’adolescence aux mille visages, Odile Jacob, p. 99.