Vignettes cliniques : Vignette 1
Andrien Loïc, éducateur spécialisé à LACAAN (LA Coordination Adolescents Alsace Nord)
Introduction
1 : Victor et les histoires :
2 : Victor et l’Autre :
3 : phénomènes de violence :
Introduction
Dans ce texte, il ne s’agit en aucun cas d’étudier la potentialité de la survenue du transfert dans une relation éducative avec un enfant psychotique. Je pars du postulat que toute relation, qu’elle soit éducative ou non, contient une composante transférentielle. Ce n’est donc pas le transfert en tant que concept théorique qui m’intéresse ici, mais comment le fait de l’identifier dans ma relation avec un enfant psychotique, Victor, m’a permis de cerner certains aspects de la fonction éducative.
«
L’observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert ou n’en présentent que des restes insignifiants. Ils repoussent le médecin, non avec hostilité, mais avec indifférence. C’est pourquoi ils ne sont pas accessibles à son influence ; tout ce qu’il dit les laisse froids, ne les impressionne en aucune façon ; aussi ce mécanisme de la guérison, si efficace chez les autres et qui consiste à ranimer le conflit pathogène et à surmonter la résistance opposée par le refoulement, ne se laissera pas établir chez eux. Ils restent ce qu’ils sont. Ils ont déjà fait de leur propre initiative des tentatives de redressement de la situation, mais ces tentatives n’ont abouti qu’à des effets pathologiques. Nous ne pouvons rien y changer.
»
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Si Freud pensait le transfert impossible chez le sujet psychotique, d’autres auteurs après sa mort ont montré le contraire. «
En pratique, la différence la plus importante entre le transfert dans les névroses et les psychoses réside dans le facteur de l’ambivalence […] les tendances émotionnelles contrastées déchirent le Moi en toutes ses parties […] les états divisés du Moi alternent en force, et en même temps qu’eux il y a alternance de transfert positif et négatif envers l’analyste
»
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.
Ces quelques vignettes cliniques tentent de faire émerger, à travers l’analyse de phénomènes transférentiels, ce que peut être l’acte de l’éducateur accompagnant un enfant psychotique.
Victor est un enfant qui n’a jamais été scolarisé. Depuis toujours pris en charge en hôpital de jour, il est arrivé depuis quelques mois dans notre établissement, il a été pris en charge en groupe : expérience difficile pour Victor agressif envers les autres enfants du groupe. Suite à ces épisodes violents nous avons décidé de lui proposer une prise en charge individuelle, avec moi.
Les supports médiateurs que nous avons utilisés sont de plusieurs types. Le dessin, tout d’abord, qui fut la plupart du temps l’illustration des histoires que Victor racontait. Le dessin était alors un soutien au discours. Quelques fois lui et moi avons joué à des jeux de cartes qu’il avait construits sur le modèle des cartes « Yugi-Oh », même si ce ne fut pas très fréquent, cette médiation montra des choses particulièrement intéressantes concernant la relation qui se mettait en place entre nous deux. Dernièrement, nous avons introduit un nouvel outil : l’ordinateur. En fait, il connaissait déjà ce support pour l’avoir pratiqué dans l’hôpital de jour où il était pris en charge auparavant.
1 : Victor et les histoires :
Le discours de Victor est parfois difficile à comprendre, avec notamment un débit très important dans les moments de grande excitation. Mais passée cette difficulté, c’est la question du sens qui est posée. Ses embrasements langagiers, logorrhées, en période d’angoisse, se font souvent sur le registre de l’imaginaire, du moins ils font référence au nôtre. Une ou deux fois, ces moments paroxystiques d’anxiété où l’expression ne semble plus trouver de frein, se sont traduit sur le registre corporel, par des angoisses de morcellement : «
J’ai les pieds qui se détachent de mon corps ! J’ai les dents qui ne m’obéissent plus, elles veulent mordre !
»
Dans ses dessins, il produit des monstres et des robots avec une grande fréquence. Il élabore alors tout un monde dans lequel ces personnages vont vivre. Ses descriptions sont très détaillées, les univers et créatures sont complexes, mais on retrouve souvent les mêmes ingrédients. Généralement, il s’inclut dans son histoire, ou plutôt dans le monde qu’il décrit, mais pas systématiquement. Il arrive qu’il raconte une histoire à laquelle il semble être extérieur. Dans ce cas, si je lui demande quel rôle il a dans ce monde, ou ce qu’il fait dans ce monde, il peut me répondre : «
Mais non, c’est le monde des robots pas de Victor
»
La plupart du temps, pourtant, il est partie intégrante de son récit. Dans les histoires qu’il ne construit pas lui-même, j’ai pu constater les mêmes phénomènes. Sur l’ordinateur, ce qui l’intéressait surtout était les histoires animées, notamment celle d’une famille possédant un robot et se rendant sur une autre planète. Il a semblé vivre cette histoire.
Lors de l’aventure de cette famille, apparaît un monstre, Victor a eu des réactions de peur : mouvements des mains, mimiques faciales. Au début, je ne pensais pas qu’il s’identifiait à un personnage en particulier, mais il est à noter que la plupart de ses réactions concernaient le robot. Victor est resté paralysé quand le monstre a détruit ce robot, il s’anima à nouveau lorsque l’androïde avait été réparé par le personnage du papa. Il riait très fort aux bêtises de l’automate, alors qu’il riait peu ou pas à celles des personnages humains.
Pour revenir aux récits qu’il construit voici un exemple, un des premiers qu’il a pu me faire:
«
Je viens de la planète Tarka. Les gens de Tarka sont sur la planète bleue pour protéger ses habitants. Mes parents sont des habitants de la planète bleue et je suis là pour les protéger. Il y a des méchants qui viennent de la planète Minar, et ils veulent détruire la planète bleue.
Moi je voudrais retourner sur la planète Tarka parce que la nourriture du cuisinier de Tarka est meilleure qu’ici. Mais je ne peux pas partir à cause de ma mission.
C’est mon maître invisible qui me l’a dit, il m’empêche de partir. Mon maître est sur Tarka et il me parle dans ma tête, je suis le seul à pouvoir l’entendre.
Si ma mère me dit quelque chose et que mon maître me dit le contraire, j’écoute toujours mon maître.
Mais les robots de Minar sont dangereux et méchants. Ça va que je dois protéger les habitants de la planète bleue parce que je voudrais vraiment rentrer sur Tarka, parce qu’ici je suis toujours triste.
»
Dans presque toutes les histoires qu’il élabore, on peut retrouver la notion d’opposition entre les « méchants » et les « gentils », qu’ils soient monstres ou robots. On trouve rarement des humains dans ses histoires, ou s’il y en a, Victor en parle peu. Les quelques fois où il a introduit dans la même histoire robots et monstres, les monstres étaient méchants et les robots gentils.
Il est possible d’apporter des éléments de construction à son histoire : personnages, actions, lieux. Mais il ne tolère pas tout. Si je crée un robot pour l’introduire dans une histoire de monstres, il me répond : «
Mais non ! C’est pas un robot, c’est le monstre des rochers d’argent !
».
De même pour les actions ou les lieux que l’on peut amener, il les tolère dans les limites de la trame qu’il a créée. Si la signification que l’on donne au dessin que l’on veut introduire ne lui convient pas, il la refuse et en donne une autre. Ce refus se fait toujours sans éclat de voix, il n’a pas de réaction d’angoisse particulière, pas de mimique faciale, pas de changement de ton de la voix. Il dit simplement «
Non
» et reprend son histoire en y intégrant l’élément nouveau avec le sens qu’il lui donne.
De temps en temps, j’ai tenté d’aller à l’encontre de ce refus en essayant d’imposer la signification que je donnais au dessin. J’ai pu noter deux types de réactions : soit un refus catégorique et affirmé, parfois amplifié par des mouvements vers moi de bras et de corps (je parle là de langage corporel pas de menace physique), un ton de voix durci et plus grave. La seconde réaction, celle qui m’a le plus surpris, c’est un effacement total.
Au moment où je lui explique mon dessin et comment il intervient dans son histoire, il se tait, ne bouge plus. Il semble complètement subjugué. Une fois l’explication finie, il reprend son histoire comme si de rien n’était en y intégrant mon dessin et la signification que je lui avait donné. On peut noter ici des exemples de phénomènes transférentiels négatifs, correspondant à ses réactions agressives de rejet, et positifs avec ce qui pourrait s’apparenter à une intériorisation total du matériel que je pouvais lui apporter.
«
Nous nous servons des mêmes mots que l’enfant quand il a employé un symbole ou une périphrase (lourds de sens affectif pour nous) ; nous adoptons ces mêmes symboles et ces mêmes périphrases dans les propos que nous tenons à l’enfant…
»
3
.
Pour aller plus loin dans ce qui pour lui pouvait tenir lieu de signification et comment mon intervention se greffait dans son histoire, lors d’une des dernières séances, je lui ai proposé d’écrire plutôt que de dessiner. Lui continuait à dessiner et à me raconter l’histoire qu’il construisait. Moi j’écrivais des mots qu’il me dictait.
Une fois le principe intégré, un effet surprenant s’est produit : Victor ne racontait plus son histoire. Il dessinait, et s’arrêtait de temps à autre pour me dire : « écris ! » ou me montrer ma feuille d’un geste de la main, et il me dictait le mot ou la phrase à écrire. Il reprenait alors le cours de son dessin sans rien dire.
Parfois je l’ai questionné sur les mots qu’il me demandait d’écrire. Ainsi quand il me dicte le mot «
Anxiété
», je lui demande déjà si j’ai bien compris ce qu’il voulait que j’écrive. Ensuite, je lui demande ce qu’est l’anxiété, il me répond calmement : «
C’est dur ! … , tout bouge et ça va vite !
»
Je me contente de jouer l’ignorant, lui demandant le sens des mots qu’il me demande d’écrire.
De même, quand il me dicte : «
Ne pas réveiller
». Il m’explique qu’en fait il dort tout le temps, qu’au moment où il me parle il dort mais que là il n’a pas de cauchemar. Il me dit que même s’il est toujours endormi, il ne faut surtout pas le réveiller.
Pour certains mots, mes questions ne trouvent pas de réponse. Il retourne alors dans son dessin sans sembler avoir entendu ce que je lui demandais. Certains mots sont, ou semblent être en rapport direct à l’histoire qu’il construit, aux dessins qu’il produit (trésor, bombe, robot,…). Mais d’autres mots n’ont, au premier abord, aucun rapport avec ses productions (l’amour, l’amour - la mort - l’amour - la mort, les voix, apprendre,…).
Ce qu’il est important de souligner, c’est le point d’arrêt que le Mot vient mettre à son élaboration discursive. Ce ne sont pas les mots «
robot
», «
l’amour
», «
squelette
» pris individuellement qui importent mais la fonction du Mot de manière globale.
Que se joue-t-il ici ? Le « Mot écrit » viendrait-il signifier un concept imaginaire (dont le sens nous échappe sûrement) et donc mettre un frein à son élaboration délirante. Je le pense, et c’est Victor qui m’a orienté sur cette voie. A la fin de cette séance d’écriture, je lui ai demandé si, en barrant ou en gribouillant un mot, ce que ce mot représentait pouvait disparaître. Il m’a répondu : «
Ben non ! Si on détruit le mot, ça revient ici
(me montrant la pièce où nous nous trouvions),
ça revient devant moi si on fait ça !
».
2 : Victor et l’Autre :
C’est une notion très présente dans les différentes histoires de Victor : opposition entre le bien et le mal, entre différentes planètes, entre des robots, entre des monstres. Mais il en est autrement quand il s’agit de lui. Avec divers supports, nous avons testé cette notion d’opposition. A travers cette notion, c’est la relation et la position de l’Autre dans cette relation qui est, selon moi, en jeu.
Victor a plusieurs fois apporté un jeu de cartes qu’il avait construit lui-même. Il avait dessiné une trentaine de cartes sur le modèle des cartes « Yugi-Oh » (jeu de stratégie reposant sur des duels de monstres dans un système d’attaque – défense où le but est de réduire à zéro le nombre de points de vie de l’adversaire). Il était impressionnant de constater que chaque monstre dessiné avait un nom, une fonction clairement attribués.
Son jeu était véritablement construit, on y trouve d’ailleurs des cartes « magie » et des cartes « piège », comme dans le jeu officiel. Chacune de ces cartes avait une fonction, fonction qui, comme pour les noms et pouvoirs des monstres, ne changeaient pas d’une partie à l’autre. Victor avait construit et connaissait son jeu et le sens de chaque carte.
Dans le déroulement du jeu, une chose m’a interpellé : il ne m’a jamais attaqué. En fait, le jeu consiste, pour lui, à une reproduction des scénarios qu’il a pu voir dans les dessins animés. Il imite parfaitement les différentes actions possibles avec les cartes, sauf les attaques.
De plus, même s’il s’inspire du dessin animé, il n’a intégré aucune règle du jeu : il ne respecte pas le nombre de cartes à poser, ainsi que la notion de tour de jeu, et surtout, il ne parle à aucun moment des « points de vie », ni les miens, ni les siens. L’intérêt qu’il trouve dans son jeu, selon moi, est dans le fait de poser les cartes, de créer un scénario où les monstres ont la possibilité de se battre (même s’ils ne le font pas à son initiative).
J’ai plusieurs fois tenté de l’attaquer, mais s’il accepte que je détruise certains de ses monstres, il trouve toujours une parade pour que lui ne soit pas toucher par mes offensives. En cela je pourrais dire qu’il fait preuve d’esprit tactique, sachant utiliser le jeu au mieux pour se défendre. Mais jamais ses monstres n’ont défié les miens, s’il en a détruit quelques uns c’est toujours en me prenant au piège de mes propres assauts. A travers cet exemple, j’ai voulu montrer comment Victor tient à préserver ce lien transférentiel noué avec moi.
Alors que dans le jeu officiel, la partie se termine quand un des deux joueurs voit ses points de vie réduits à zéro, avec Victor, le jeu prend fin quand nous n’avons plus de carte à poser. Nous pouvons nous retrouver avec une accumulation de cartes dont il semble se satisfaire. Une fois qu’il a signifié l’achèvement de la manche, il mélange les cartes, les distribue et une nouvelle partie débute dans la foulée.
A la fin d’une de ces séances, je lui ai demandé si ces monstres existaient, il m’a répondu : «
Ben ouais ! Dans les cartes… ils existent dans mes cauchemars aussi
». Après cette réflexion, j’ai eu l’impression que lors de ces jeux, il m’incluait dans son récit, mais que quoiqu’il arrive, ces monstres restaient
ses
monstres et il était le seul menacé par eux. Je ne suis jamais rentrer dans un rapport d’opposition avec lui durant ces jeux.
Si je reprend la définition du transfert que donne Lacan : « amour porté au sujet supposé savoir », on peut penser que Victor me prête un savoir, comme tout sujet peut prêter un savoir à son objet transférentiel. Mais ce savoir, il m’est impossible de lui apporter, de lui transmettre, d’une part parce qu’en tant qu’objet de transfert je ne détiens pas ce savoir mais je l’incarne, d’autre part parce que lui et moi n’évoluons pas dans le même « monde signifiant ». Ce rapport au signifiant, particulièrement différent entre nous deux, ne permet pas d’envisager quelque transmission de savoir, puisque mon savoir serait vécu comme persécuteur de la part de l’enfant et aurait risquer de compromettre cette relation.
Récemment, j’ai tenté d’introduire un jeu d’opposition : « le combat de coq ». Il s’agit d’un jeu sportif où deux adversaires, accroupis, se font face sur un tapis. Le but pour chacun étant de faire tomber l’autre en le poussant avec les mains.
Proposer cette activité à Victor peut, à première vue, sembler risqué quand on prend en considération sa violence potentielle et surtout la difficulté qu’il a à accepter la relation physique, le toucher, sauf quand il en est l’initiateur. En effet, plusieurs fois, il lui est arrivé, lors des séances en individuel, de me caresser la tête pour sentir qu’un crâne rasé ça gratte, ça pique ou c’est doux selon la longueur des cheveux. Mais revenons à cette activité qui n’était pas si risquée. Je l’ai proposé à Victor dans un moment où il était disponible, apaisé ; le seul risque réel que je prenais, alors, était qu’il refuse de participer.
C’est d’ailleurs ce qu’il a fait au début, en me disant : « C’est un truc de bébé ! ». J’ai alors utilisé ses productions pour introduire l’activité. Il venait de réaliser avec un carton ce qu’il nommait sa « boîte au trésor » (il n’y avait qu’un seul trésor). Je lui ai demandé de la poser sur la table, près des tapis. Il l’a fait volontiers. Je lui explique alors que, s’il le souhaite, nous allons faire un jeu où il devra défendre son trésor contre un voleur que je jouerai. Avec un grand sourire et une voix franche, il accepta.
Je lui explique que nous devons donc nous mettre accroupis l’un en face de l’autre, lui dos à son trésor pour le protéger. Il a eu du mal à comprendre ce que je demandais, deux fois, il s’est mis accroupi à côté de moi. Du coup, c’est moi en pivotant qui ai initié le face-à-face. Une fois dans cette position, il ne pensait plus qu’à me faire tomber, le trésor semblait oublié. Les quelques minutes qu’a duré ce petit affrontement ont été ponctuées de grands éclats de rire de sa part. Avec un grand sourire, il tentait de me faire tomber tout en évitant de tomber en mettant une main à terre de temps à autre.
Mais le fait de me faire tomber semblait difficile pour lui. D’un point de vue moteur, ses gestes étaient hésitants, il était un peu pataud. Ses grands éclats de rire traduisaient une excitation difficile à gérer ou à contenir. Si bien qu’il a mis fin à l’activité en se plaignant d’avoir mal aux muscles des cuisses.
Il est tout à fait possible que cette douleur soit la cause de cette décision d’arrêt. Mais comme je le disais, cette courte séance n’a été pour lui que rires, fou rires, et excitation. Quand il s’est relevé, son visage s’est éteint, plus de sourire, son expression faciale redevenait assez grave, comme à son habitude. Je pense que cette excitation devenait ingérable pour lui et qu’il fallait y mettre un terme.
Ici, j’ai testé, au plus près, la notion d’opposition qui semble être anxiogène ou génératrice d’excitation chez Victor. Mais il ne s’agit pas, pour moi, de généraliser ces constatations. Il semble que cette excitation, cette angoisse paroxystique soient engendrées par le fait de s’opposer à moi et donc de rompre le lien transférentiel positif que lui-même a établi. C’est donc bien là ma place dans la relation qui est à questionner, je ne pourrai donc éviter de soumettre la question du contre-transfert à l’équipe avec laquelle je collabore dans cette prise en charge.
Contrairement à ce que Freud décrivait, la plupart des psychanalystes s’accordent pour dire que le contre-transfert n’est pas un processus symétrique au transfert. Identifier le contre-transfert en jeu dans une relation, c’est avant tout mettre au jour les sentiments et émotions de l’analyste envers son patient, de l’enseignant envers son élève, de l’éducateur envers l’usager.
Si l’analyse permet cela à l’analyste, ce sont les réunions d’équipe, de supervision ou les contrôles individuels et reprises qui donnent cette possibilité de considérer le contre-transfert dans la relation éducative. Afin d’éviter que mes propres affects ne viennent parasiter mon travail avec Victor, je n’ai pas hésité à partager mes ressentis avec l’équipe, les médecins…
3 : phénomènes de violence :
Victor peut être vu comme un enfant violent envers l’adulte et les autres enfants. Si je ne nie pas cette violence, je questionne le risque de poser sur lui une telle « étiquette ».
Il n’a eu envers moi qu’un seul geste agressif ; alors qu’il voulait s’en prendre à un autre enfant, je me suis interposé. Il m’a alors pincé au niveau du trapèze et a feint de me mordre la main. Je dis « feint » parce qu’il l’a portée à la bouche mais ne l’a pas serrée. Ce fut le seul geste violent à mon égard, alors que je l’ai souvent empêché de frapper d’autres enfants. Mais cette fois là, non seulement je me suis interposé mais en plus j’ai porté mon intérêt sur l’enfant agressé, n’éloignant pas Victor mais me contentant de l’empêcher d’approcher.
Les fois suivantes, dans la mesure où d’autres professionnels étaient présents pour s’occuper de l’enfant agressé, je me suis attaché à éloigner Victor, et en lui parlant calmement, lui proposer une activité dans laquelle il pouvait parler, créer. Si j’étais seul avec Victor et d’autres enfants, j’anticipais ses réactions, voyant l’angoisse et l’agressivité monter en lui, je l’isolais des autres enfants.
Cette situation s’est présentée dernièrement. Nous étions tous les deux seuls, il avait refusé de sortir avec les autres, après le repas. Des enfants sont arrivés dans la salle. Cette irruption de plusieurs enfants dans la salle (ou dans notre relation privilégiée) angoissait Victor, son visage s’est crispé, sa voix s’est mise à trembler, le débit langagier augmentait.
Il s’est soudain levé pour frapper un enfant. Je l’en ai empêché, je lui ai signifié que je ne pouvais pas accepter de tels gestes et que j’étais aussi là pour protéger les autres enfants. Je lui ai, alors, demandé de revenir à la table. Il l’a fait sans problème. Une fois assis, il s’est bouché les oreilles. Je lui ai demandé s’il avait mal aux oreilles. Il m’a répondu : «
C’est le bruit, c’est les voix, même quand je me bouche les oreilles je les entends encore, ça me gêne toujours !
». Il était dans une détresse et une souffrance importantes.
Par cette action de l’arrêter et de le ramener à la table en lui signifiant mon rôle, j’ai contribué à l’ancrer dans la réalité. Mais cette manœuvre est délicate.
«
La réalité doit être présentée de manière indéniable et incontournable, afin que le contact avec elle ne puisse être refusé, et de manière telle que le patient n’ait à recourir ni à l’inférence ni au raisonnement déductif. On pourrait comparer cela au réveil d’un tout petit enfant qui rêve, mais il faut que quelqu'un soit présent pour rendre ce réveil plus facile. La régression à un état de dépendance très précoce est inévitable, et nombreux sont les patients qui ne peuvent y parvenir sans passer par une maladie régressive. Dans mon expérience, il en est généralement ainsi quand il existe « une folie à deux » qui doit être détruite pour que l’analyse puisse être menée à bien. La dépendance est à la fois revendiquée et rejetée, et il n’est toujours pas aisé de faire accepter au patient les soins nécessaires pour sa sécurité
»
4
.
Je lui ai donc proposé de dessiner et de me raconter une histoire. Il a pris les feuilles et semblait, d’un coup, apaisé à l’idée de me raconter une histoire. Les autres enfants étaient toujours autour de nous mais il ne semblait plus les entendre. Sauf quand Jean est venu me dire bonjour et nous a donc interrompus. Victor paraissait contrarié mais pas agressif. Je salue Jean et l’invite à dire bonjour à Victor. Jean lance dans un cri : « Bonjour Victor ! ». Mais Victor baisse la tête. Je l’invite donc à répondre. D’une petite voix, que Jean trop éloigné n’a pas entendue, il dit : «
Bonjour Jean le petit fou !
».
Je lui demande si Jean est fou. Il me répond que tous les enfants de l’hôpital de jour sont fous. Je lui demande donc ce qu’il en est de lui, il me répond : «
Moi je suis pas fou, je suis un scientifique !
». Il reprend alors le cours de son histoire, comme si rien ne l’avait interrompue. On peut se questionner sur l’image de lui-même que les autres enfants renvoient à Victor. En les traitant de fous, n’est-ce pas une façon de se désigner, et de caractériser sa pathologie ? En les frappant n’est-ce pas un peu lui qu’il cherche à détruire ?
«
Le transfert de la partie psychotique de la personnalité est parfois dangereux et peut conduire à l’agression et au meurtre aussi bien qu’à la déification de l’objet, et l’agression comme la déification peuvent mettre fin à tout contact en raisons de peurs profondément ancrées
»
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Il est important, selon moi, de considérer les accès de violence de Victor comme des signes de son angoisse extrême. A partir de là, je pense pouvoir dire, du moins c’est mon avis, que Victor est autant victime que l’enfant agressé (bien sûr pas sur le même plan). Il a donc besoin d’être rassuré, pas forcément d’être séparé ou éloigné du groupe mais surtout de trouver en l’adulte un soutien, un frein à l’expression de ces pulsions destructrices qui le ravagent.
La relation transférentielle qui s’est instaurée entre Victor et moi ne prend sens qu’à travers l’utilisation que j’ai pu en faire. Comme je l’ai déjà mentionné, il ne s’agit pas pour moi d’analyser cette relation, je laisse cela aux spécialistes qui m’ont aidé à identifier les présents phénomènes.
«
Waelder, en 1925, s’appuie sur le transfert positif afin de l’utiliser comme véhicule de l’influence directive exercée par l’analyste, il s’agit donc de le conforter et non de l’analyser
»
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Tout comme Waelder, mon but n’était pas d’analyser les phénomènes transférentiels en jeu, mais bien de les conforter pour ensuite les utiliser. Les utiliser à quoi ? Je pense que mon intervention s’est située au niveau du rapport à la réalité. Mon soucis a toujours été de me questionner sur les actions à mettre en œuvre pour inscrire Victor dans un rapport à la réalité plus acceptable pour sa famille, pour son entourage, sans pour autant que mes actions n’apparaissent comme des persécutions.
Comme le dit Lacan, tout être est soumis à l’ordre du langage, et aucun objet ne peut venir combler le manque qui le constitue. Dans ce cas précis le rôle de l’éducateur, tel que j’ai pu l’appréhender, n’est donc pas de se considérer posséder un « bon objet » qui viendrait effacer la souffrance de l’enfant, qui viendrait combler son manque.
L’acte éducatif vise donc l’accompagnement de l’enfant psychotique dans ce processus d’inscription dans la réalité. L’éducateur ne détient pas l’objet qui va favoriser ce rapport à la réalité. Seul l’enfant possède ce savoir, qu’il mobilise à travers son propre rapport aux signifiants, échappant par là même à toute compréhension. Le transfert est donc un processus, préalablement nécessaire au travail avec l’enfant psychotique, qui va permettre de rentrer en contact avec le monde de ses signifiants.
Durant tout ce suivi individuel, je me suis attaché à utiliser les phénomènes transférentiels cités ci-dessus, pour amener Victor à investir d’autres supports. Pour reprendre une expression chère à J. Rouzel, je me suis employé à « transférer le transfert ». En cela je me suis présenté à Victor comme un médiateur, entre lui et l’objet vers lequel il pouvait diriger son désir. Du moins est-ce la volonté qui m’a animé.
Pour garantir l’anonymat de l’enfant présenté, tous les éléments se rapportant à son identité ont été modifiés, les lieux et établissements concernés ne sont pas nommés.
1
« Introduction à la psychanalyse » S. Freud (1916), Payot 1951
2
« La psychologie du Moi et les psychoses » P. Federn (1952), PUF 1979
3
« Psychanalyse et pédiatrie » F.Dolto, éditions de La Parole, 1961
4
« Des états-limites » M. Little, éditions Des femmes 1991
5
« La psychologie du Moi et les psychoses » P. Federn (1952), PUF 1979
6
« La Forclusion du Nom-du-Père, le concept et sa clinique » J.C. Maleval, Champ Freudien, Seuil 2000