L’affaire des tests génétiques visant à régulation du regroupement familial des migrants engage bien je crois la tentation où nous transporte l’objectivisme scientiste : celle de réduire le fond des choses de la filiation à la chair, au biologique, à la génétique.
Il n’y a pourtant de filiation pour l’espèce humaine, l’espèce parlante, que du langage et de sa loi – la Loi du déterminisme symbolique. Comment y aurait-il en effet
filiation
pour l’humain hors les nominations de la parenté, et pour nous autres occidentaux, hors les catégories juridiques du droit civil ?
Ce nouveau recours du politique à la génétique ne vient-il pas s’inscrire dans les tendances culturelles du temps, dans ce mouvement par lequel, sous des influences conjuguées, les repères anthropologiques fondamentaux se trouvent déconstruits, la fonction symbolique réfutée, la loi du langage faussée ?
Cela pourrait-il être sans conséquences sur la politique du Droit, sans conséquences sur ce que nous nommons justement, mais le plus souvent de manière fort rapide et superficielle,
perte des repères
?
Si l’on considère comme tant de législations européennes y tendent que le fond des choses en matière de filiation se trouve dans le pur biologique, la génétique, ou tout aussi bien, comme nombre de discours « spécialistes » le soutiennent, dans l’affectif ou le social, je ne vois pas que nous puissions nous libérer d’une conception purement instrumentale, administrative, du droit civil. Une conception du droit qui est celle-là même de la gestion omnipotente, des nouvelles « gouvernances » comportementalistes…
Appréhender la dimension symbolique du droit, du judiciaire,
et par là travailler à se dégager de l’objectivisme à la racine de toutes les pratiques ségrégationnistes, comportementalistes
, ne se peut sans saisir en quoi les fondements du droit sont les fondements mêmes de la Filiation : ceux du langage et de sa loi.
C’est pourquoi, je le redis une nouvelle fois ici, si nous ne travaillons à nous dégager du clivage loi symbolique/loi juridique, en prenant acte des plans différents, juridique et non juridique, d’expression du déterminisme symbolique, de la Loi, nous ne pourrons comprendre en quoi le juridique a pour vocation de faire valoir l’écart et les limites, le cadre symbolique même de la clinique. Mais comprendre cela, comprendre en quoi le droit a vocation à préserver l’espace tiers de la clinique, l’espace tiers des institutions, et partant, bien plus avant que je ne sais quelle militance pour « sauver la clinique », à entraver l’omnipotence gestionnaire, les ségrégations et les clivages associés, supposerait de se dégager des formules à l’emporte-pièce du genre «
le juridique ne commande pas à l’inconscient
», «
le juridique c’est le ratage de la loi symbolique
», ou «
le discours juridique c’est le discours du maître
».
L’enjeu essentiel aujourd’hui, malheureusement si obscurci par cette façon dont nombre de praticiens, par ailleurs sensibles et avisés, théologisent la « clinique », le « soin », la « parole », est donc à mon sens de se dégager de cette vision d’une loi juridique sans lien avec la loi du langage, sans lien avec les enjeux de la construction subjective, et partant avec les phénomènes multiples de la « désubjectivation ».
Cela exigerait un effort de pensée, un pas de pensée, rarement accompli en nos milieux, pour des raisons diverses. Cet effort impliquerait que soit perçue, au croisement du droit et de la psychanalyse [
1
], par-delà les réductions objectiviste et subjectiviste habituelles, la double entrée, indivisible, du concept universel de filiation : celle du désir, du roman familial, mobilisant cet insu de l’humain que la psychanalyse nomme Œdipe, et celle du langage, du juridique, par où est signifié au
sujet du désir inconscient
– le sujet-roi omnipotent – qu’il ne peut se fonder lui-même, et qu’avant d’être l’enfant de ses parents il est l’enfant du Texte, de la Culture.
A partir de là, prenant acte de cette logique du fantasme qui transporte tout un chacun, « meurtrier » en puissance, à occuper la place de l’autre, sinon de l’Autre du Pouvoir à majuscule, il serait peut-être plus aisé de comprendre pourquoi le droit, en ses montages, fonde le cadre symbolique de la destinée subjective, le cadre institutionnel (des imagos symboliques) support de la différenciation subjective.
La facture symbolique langagière du droit, son efficience dans l’enjeu primordial de différenciation du petit d’homme, sa prise dans le jeu des images du sujet sont donc aujourd’hui occultées.
Et cela tout aussi bien par les tenants du vieux juridisme que par tous ceux qui, soumis à l’anti-juridisme, son ombre portée, résument la normativité à la seule dimension de la tyrannie sur le sujet et son désir. L’idée que le langage dans sa dimension dogmatique serait « fasciste », que le discours juridique ne serait que « discours du maître » a irradié le champ des sciences sociales et humaines, la psychanalyse elle-même. Ce qui explique qu’il soit si difficile de faire entendre que les montages du droit civil, mettant en scène les
figures
qui président tant au plan social que familial à la construction du sujet de la parole, ont vocation symbolique normative, vocation de liaison du désir à la loi, et non d’opposition de la loi au désir.
Si nous voulons nous défaire, selon la formule de Pierre Legendre, de cette
conception bouchère de la filiation
héritée du nazisme, il serait des plus urgents, s’il en est encore temps, de reconnaître que le fin mot des choses de la filiation, c’est là une métaphore, se trouve dans le langage et la représentation, dans le juridique. J’y insiste : le droit, comme fait de discours porteur de l’habitat normatif (du cadre légal des fictions symboliques œdipiennes Mère/Père/Fils), a sous nos cieux une fonction de nouage du corps, du subjectif et du social. Le juridique, comptable du noyau anthropologique, a vocation à être la clef de voûte de l’institution du sujet, du principe de la filiation. Mais cela ne vaut que si le droit, dont les perversions politiques ont été multiples dans l’histoire, demeure soumis à l’impératif universel du déterminisme symbolique, celui, langagier, de la différence des sexes et des générations.
Si le sujet se trouve réduit au corps de la biologie, à la chair ou au gène, et si de manière concomitante les digues du droit civil en matière de nom, de mariage et de filiation se trouvent déconstruites à l’infini, la porte reste grande ouverte, que nous le voulions ou non, à la dévastation, dont toujours certains,
les sacrifiés de l’injustice généalogique
, paient le prix pour d’autres. C’est pourquoi j’avance ici que dénoncer le biologisme ou le scientisme honnis ne servira de rien si par ailleurs nous ne nous
soucions de l’institution du sujet, en comprenant la fonction civilisatrice du droit
: le fait que les montages du droit, et au-delà tous les montages institutionnels, pour faire «
advenir les images normatives
», ont vocation à mettre en scène la représentation fondatrice adéquate, la scène du mythe parental support de la construction subjective – ce théâtre, familial, institutionnel, où les figures Mère et Père jouent de manière tout à la fois distinctes, égales et croisées. (Je rappelle là cette notation centrale de Lacan, dans les
Complexes familiaux
, selon laquelle le sort d’un jeune sujet dépend toujours «
du rapport que montrent entre elles les images parentales
»…)
Si nous ne repérons en quoi, pour s’attaquer à la structure symbolique des montages livrés par la tradition, et se faisant à la loi du langage, l’idéologie du libre service normatif fait le lit de l’
objectivisme
– des régressions comportementalistes – je crains que les manifestations de défense de la morale pour les uns, ou de la clinique pour les autres, ne fassent guère le poids devant une « biopolitique » en train de prendre peu à peu, sous des masques divers, force de loi. Je vois mal en effet comment nous pourrions promouvoir une politique du sujet digne de ce nom, des législations et des jurisprudences à hauteur de l’éthique tant proclamée si, continuant à méconnaître la fonction princeps du langage et de sa loi dans l’institution du sujet de la parole, nous laissons aller la désymbolisation et la déstructuration en cours du principe de filiation.
Daniel Pendanx
Bordeaux, 2 octobre 2007
[
1
] Sur ce point l’œuvre de Pierre Legendre, toujours circonscrite par le plus grand nombre des intellectuels médiatiques, apporte, hors positivisme, sous les termes de « l’anthropologie dogmatique », un éclairage ample et rigoureux. En sus des travaux de ce dernier, je citerai trois autres contributions majeures :
·
Filiation, Fondements généalogiques de la psychanalyse
, d’Alexandra Papageorgiou-Legendre, dans la série des Leçons de Pierre Legendre (Fayard, 1990),
·
Homo Juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit
, d’Alain Supiot (Seuil, 2005),
·
Ecrits de bioéthique
, de Catherine Labrusse-Rioux, avec une présentation de Muriel Fabre-Magnan (Puf, 2007)