Pour une approche psychanalytique de la vieillesse…
« La vieillesse n’est pas une maladie, mais un temps de la vie ! »,
Lucien Israël (1988)
Introduction
Nous avons choisi d'appréhender la question de la mort à travers le temps de la vie qui la précède, la vieillesse ou "
grand
âge
".
Les écrits ne manquent pas sur le sujet, les approches non plus, mais c'est la théorie psychanalytique qui a finalement retenu notre attention.
Entre tous nous avons entrepris d'étudier le livre de Charlotte Herfray, "
La
vieillesse
en
analyse
", publié la première fois en 1988 chez Eres dans la collection Hypothèses, puis réédité en 2007 et en 2015.
Charlotte Herfray, née en 1926, est Strasbourgeoise, psychanalyste, elle a été enseignante et chercheuse à l'Université Louis Pasteur de Strasbourg, après un doctorat en psychologie et en sciences de l'éducation.
Pour avoir eu la chance de l'entendre parler à différentes occasions, alors âgée de plus de 80 ans, impossible de ne pas dire à quel point fait envie son énergie, son enthousiasme et son humour, au delà bien évidemment de la richesse et de la pertinence de ce qu'elle a à transmettre.
Mais d'où cela peut-il bien lui venir? "
Du
Désir
", répondrait-elle sûrement...
Le Désir, en tant que concept psychanalytique, il en sera question dans notre travail, aux côtés d'autres concepts incontournables, fondamentaux, à travers lesquels nous essaierons d'éclairer et de re-lier à "
la
vieillesse
avancée
et
aux
temps
de
la
fin
", titre du dernier chapitre de l'ouvrage.
Nous insisterons sur l'hypothèse théorique de l'auteure, selon laquelle la vieillesse serait un temps où "
l'enfance
fait
retour
".
Nous illustrerons notre propos en allant puiser dans la littérature, la chanson française et le cinéma.
Un dernier mot d’introduction pour exprimer que cet exercice d'écriture, d'élaboration et de formalisation, n'a pu se faire que dans un "
après
coup
", c'est-à-dire après avoir laisser passer du temps après la lecture du livre de Charlotte HERFRAY, car le sujet de la mort n'est pas sans avoir pour effet de remuer.
Partie
1
L'ouvrage «
La
vieillesse
en
analyse
» s'articule autour de quatre grandes parties.
Dans la première partie, l'auteure élabore une définition de la vieillesse en prenant appui sur une image d'Epinal du 19ème siècle qui représente la vie comme un cycle. L'interprétation que la psychanalyste donne la conduit à formuler l'hypothèse suivante, à savoir que si toute vie a bel et bien un début, un commencement et une fin, cette fin est un temps où quelque chose de l'enfance fait retour. Il y a une symétrie entre la première partie du cycle de la vie et la dernière. L'acmé se situant à l'âge de cinquante ans.
A l'intérieur de ce cycle on trouve un certain nombre d'étapes que l'être humain est amené à franchir jusqu'à l'ultime étape qu'est la mort.
Ce qui retient l'attention de Charlotte Herfray, c'est que ce qui ponctue le passage d'une étape ou d'un temps de la vie à un autre, c'est ce qu'elle va qualifier de "
crise
". Nous sommes allés rechercher l'étymologie de ce vocable: "
crisis
" en latin médiéval signifie: la manifestation violente, brutale d'une maladie qui s'accompagne d'un changement de symptômes. "
Krisis
" en grec signifie: jugement, décision.
La crise renvoie donc à un moment crucial, où en quelque sorte tout doit se décider. C'est le moment ou jamais. Ce vocable contient l'idée d'un vécu douloureux mais également un moment d'opportunité. Dans le champ de la psychologie appliquée au développement la crise marque les changements importants dans l'évolution de l'enfant qui grandit et favorise son passage d'un état à un autre.
Selon Charlotte Herfray, la vieillesse comporte des moments de crise. La résolution de ces différentes crises vécues différemment par chacun, passe par l'acceptation d'avoir quelque chose à perdre...
Le sujet est tout d'abord touché dans son estime. L'amour propre prend un coup, par exemple lors du passage de la vie active à la mise à la retraite. Le sentiment d'inutilité qui surgit plus ou moins à la conscience de celui ou celle à qui la société impose de se tenir à l'écart de l'activité professionnelle ébranle ce qu'en psychanalyse on nomme le "
narcissisme
" (Freud, «
métapsychologie
» 1914).
Etre contraint de rester sur la touche alors que parfois on se sent encore des capacités, des compétences, de l'énergie, de la force, renvoie au fait que le monde du travail et des travailleurs n'a plus besoin de compter sur nous. "
Je
ne
compte
plus
pour
personne
", "
je
ne
suis
plus
bon
à
rien
", "
à
quoi
bon
?" sont des phrases lourdes de sens que peuvent parfois prononcer des personnes qui souffrent narcissiquement. C'est-à-dire qu'elles vivent la retraite sur le mode d'un retrait irréversible qui affecte la totalité de leur être-au-monde. Il s'agit bien là d'une perte à travers le changement d'un statut à un autre, d'actif à inactif, de quelqu'un à plus personne voire à plus rien.
Le chanteur Renaud, dans son album "
A
la
belle
de
Mai
", a écrit une chanson qui s'intitule "
Son
bleu
" et qui résume bien ce sentiment d'avoir tout perdu :
"Cinquante balais c'est pas vieux,
Qu'est-ce qu'il va faire de son bleu,
De sa gamelle de sa gapette,
C'est toute sa vie qui était dans sa musette".
Le narcissisme traduit l'amour que l'on se porte à soi même. Un narcissisme minimum est nécessaire pour ne serait-ce que se maintenir en vie.
La psychanalyse parle de "
blessure
narcissique
", lorsque l'estime que j'ai pour moi est ébranlée à l'occasion d'un évènement extérieur qui atteint les profondeurs de mon être.
Avec l'exemple de la retraite, Charlotte Herfray analyse ce qui pourrait correspondre à l'entrée pour le sujet dans le temps de la vieillesse, en ce sens qu'il est le signe d'une crise de la vie et d'un basculement que chacun traverse en fonction de ses propres ressources, de la subjectivité de son parcours et de son entourage affectif.
Ce qui est véritablement mis à l'épreuve, c'est notre capacité à faire des deuils, c'est-à-dire à nous enrichir de nos pertes. C'est ce que nous allons tenter d'expliciter dans ce qui suit.
Partie 2
Après avoir évoqué ce que représente la vieillesse d’un point de vue psychanalytique, donc du côté de l’inconscient et de la subjectivité, à la suite de Freud et de Lacan, Charlotte HERFRAY s’est intéressée dans un second chapitre à ce dont «
parle
la
vieillesse
» après l’étape de la retraite, entre crise et deuil.
Vieillir, être vieux, c’est apprendre à être ce qu’on n’est plus, ce que l’on ne sera plus jamais et faire avec. Quelque chose est derrière nous et définitivement. Le travail de deuil a intimement avoir avec le temps. En effet, le temps fait sa part de travail dans tout travail de deuil, pourrait-on dire. Et sur le temps qui passe nous n’avons aucune prise. Impossible de l’arrêter, l’accélérer ou le faire ralentir ! A ce propos, on se souvient du poème de Lamartine et du célèbre vers : «
Ô
temps
,
suspend
ton
vol
»… Le temps passe et il ne revient pas.
Avec l’âge qui avance une prise de conscience émerge, c’est justement celle, non pas du temps déjà parcouru, mais imaginairement de celui qu’il reste à parcourir. Aussi, cette réalité est accompagnée d’un cortège d’angoisse. Comme un sentiment d’urgence à vivre devant cette échéance inévitable qu’est la mort.
L’Angoisse
est un concept psychanalytique complexe auquel Jacques LACAN a consacré l’intégralité d’un de ses séminaires. L’angoisse n’est pas le propre du grand âge, mais sa proximité d’avec la mort produit chez le sujet vieillissant cette forme spécifique d’anxiété devant cette question qui reste sans réponse.
Cette absence de réponse à la question de la mort, ce vide, chacun tente de le remplir comme il peut afin de mieux le supporter. C’est à cet endroit que viennent se loger les croyances de toutes sortes. L’humain en appelle à l’imaginaire et à la symbolisation pour supporter l’insupportable et être en mesure de continuer à vivre ces temps de la fin où il se vit comme se sachant mortel.
Ce qui habite le sujet une bonne partie de sa vie est un sentiment d’immortalité. Or, devenir vieux c’est justement être confronté à la dure réalité de notre temporalité donc de notre finitude. Cette réalité passe par le Réel. Le Réel est un autre concept psychanalytique fondamental élaboré par Jacques LACAN et qui se loge au sein de la triade Réel, Symbolique, Imaginaire (Séminaire XXII «
R
.
S
.
I
»).
Le Réel se situe hors symbolique et imaginaire. Il n’est pas à confondre avec la réalité. Le Réel échappe à la raison, c’est l’impossible à dire. D’une certaine manière, pour prendre une image, c’est l’arbre qui tombe sur la voiture, mais sans le dire car se serait alors déjà une tentative de symbolisation. En psychanalyse il est coutumier de dire que le Réel «
fait
effraction
» dans le champ de la conscience, ou du Moi pour reprendre une notion freudienne. Hors langage, donc. C’est en ce sens qu’il est angoissant.
Nous n’avons finalement de prise sur le Réel qu’à travers le discours métaphorique et métonymique. Grâce à la faculté langagière propre à l’être humain le trauma causé par le Réel peut éviter de devenir un traumatisme. C’est la raison pour laquelle les cellules d’ «
urgence
psychiatrique
et
psychologique
» misent en place par exemple immédiatement après un évènement comme un attentat, incitent les victimes à parler, à exprimer ce qu’elles viennent de vivre.
Charlotte HERFRAY fait référence à ce concept relativement difficile à expliquer, lorsqu’elle aborde les marques du vieillissement sur le corps, son affaiblissement, la diminution des facultés physiques et psychiques, la fatigabilité, la maladie. Ce sur quoi le sujet ne peut pas grand-chose, a peu de prise. Le Réel passe donc par le corps sans que l’on puisse s’y soustraire, y échapper.
Cependant, la distinction Réel et réalité renvoie à la façon dont le sujet vit les effets irréversibles de ce Réel sur son propres corps, à travers le discours qu’il produit. On en arrive ici à un élément clé de l’approche de la question de l’âge avancé d’un point de vue psychanalytique, à savoir
la
subjectivité
.
La subjectivité fait de tout homme un «
être
à
part
». C’est de cela dont témoigne le travail de la cure psychanalytique, une expérience singulière et au singulier. Personne ne vit strictement un événement objectivement similaire, de la même manière. Chaque production du discours atteste de la réalité subjective, voire de ma vérité propre.
«
Le
sujet
qui
parle
ne
sait
pas
ce
qu’il
dit
» nous apprend Jacques LACAN. Il dit des choses à son insu et qui le révèle aux autres et à lui-même. Ce qui lui échappe se traduit par des lapsus, des oublis, des actes manqués, des néologismes, comme Freud l’a démontré dans sa «
Psychopathologie
de
la
vie
quotidienne
» (1901). Il s’agit de manifestations de l’inconscient, toujours originales, inédites, elles trahissent la vérité du sujet et de son Désir.
L’inconscient est a-temporel. Le matériel qui le constitue n’est pas organisé chronologiquement. L’inconscient ne se détériore pas avec le temps. Ce qui fonctionne moins bien avec l’âge avancé, c’est
le
mécanisme
de
refoulement
. Cela a pour conséquence de rendre plus perméable au champ de la conscience les éléments contenus voire constituants l’inconscient dans son acception freudienne.
Ce que Charlotte HERFRAY a repéré chez la personne âgée au gré de sa pratique de clinicienne ce sont des souvenirs anciens, parfois même très anciens, qui refont surface avec une étonnante précision et intensité émotionnelle. Des paroles entendues, des événements vécus, des images, des sensations et des émotions associées reviennent, «
font
retour
» en langage psychanalytique, involontairement.
Parmi ces souvenirs, le sujet dans sa subjectivité se retrouve en proie à un re-surgissement d’un moment particulièrement douloureux chez le nouveau-né et que Freud a désigné sous le terme d’ «
Hilflosigkeit
», c’est-à-dire le sentiment d’abandon. Il en est question lorsque l’infans, l’enfant qui ne parle pas encore, accède à ce qu’on appelle sa «
corporéité
», autrement dit qu’il est physiquement séparé du corps de sa mère. Cela provoque vers sept ou huit mois une angoisse profondément douloureuse dont chacun porte en lui la marque, le signe, la trace.
Cela fait retour donc, comme Charlotte HERFRAY a pu le constater. Par quoi cela se traduit-il chez le sujet âgé ? Pour en donner une illustration nous allons faire référence au film de Michael HANEKE, «
Amour
», qui met en scène dans le huis clos d’un appartement parisien, un couple de personnes âgées dont la femme devient de plus en plus démente et dépendante. Condamnée à être alitée, elle répète inlassablement la même plainte : «
Mal
,
mal
,
mal
… ». Il paraît évident qu’elle doit souffrir physiquement, mais lorsque son époux s’assied près d’elle et lui prend la main, soudain elle s’arrête.
La souffrance physique ne disparaît pas de la sorte, par contre, la souffrance morale ou la détresse insondable se trouve apaisée. Le contact bienveillant se révèle essentiel, précieux, dans ces moments-là, surtout s’il s’accompagne de paroles qui sont prononcées dans une langue qui n’est pas n’importe laquelle, la langue maternelle.
D. W. WINNICOTT, le psychanalyste anglais spécialiste de l’enfance affirme que le bébé a besoin de «
paroles
enveloppantes
». Paraphrasant un passage biblique du
Nouveau
-
Testament
, Charlotte HERFRAY rappelle au moins à trois reprises dans son ouvrage que «
l’homme
ne
se
nourrit
pas
seulement
de
pain
». Ce n’est pas sans évoquer la définition que donne Jacques LACAN de l’être humain, avec ce néologisme : «
le
parlêtre
» (1974).
L’autre bienveillant, qui touche et qui parle à celui qui s’éteint, quand il ne se trouve pas mû par le projet égocentré de maintenir ainsi la personne en vie le plus longtemps possible, peut avoir un effet anxiolytique.
A ce propos FREUD cite l’exemple d’un jeune garçon qui, parce qu’il a peur de la nuit, demandait à sa grand-mère chaque soir pour pouvoir s’endormir de lui parler. L’enfant aurait expliqué qu’ «
il
fait
moins
noir
lorsque
quelqu’un
parle
» ! («
Introduction
à
la
psychanalyse
», Freud, 1923)
Jusqu’à la fin, l’être vivant est un parlêtre, même s’il a perdu l’usage de la parole.
La vieillesse est un temps de la vie, ponctué de crises, de deuils à accomplir et où, petit à petit l’enfance fait retour. Du Réel s’exprime à travers le corps qui se meurt et la temporalité resitue le sujet comme mortel alors qu’il se vivait jusqu’ici comme immortel. De l’Angoisse surgit là où la question de la mort ne trouve pas sa réponse. Etre enveloppé par des paroles évocatrices de la mère à travers la langue maternelle introjectée dès le commencement de la vie in-utero, fait rimer les temps de la fin avec ceux du début.
Mais qu’en est-il de la question du désir dont Charlotte HERFRAY précise l’ «
indestructibilité
» ? C’est ce que nous allons examiner dès à présent, en référence au dernier chapitre de l’ouvrage, «
la
vieillesse
avancée
et
les
temps
de
la
fin
».
Partie 3
Aussi affaibli, malade, souffrant, meurtri par un vieillissement inexorable, le corps abrite cependant un esprit au «
Désir
indestructible
». Ce Désir ne se laisse pas altérer par le temps qui passe, ni par l’accumulation des années et des expériences de la vie. C’est une force désirante qui habite le sujet. Sujet de l’Inconscient, il est aussi sujet désirant.
Jacques LACAN s’est inspiré de la notion hégélienne de désir pour en créer un concept psychanalytique. Comme chez le philosophe allemand, le désir est propre à l’humain. Il naît du manque. Le désir renvoie à la question d’objet. En psychanalyse, c’est-à-dire du point de vue de l’inconscient, l’objet du Désir n’est pas un désir d’objet. Autrement dit, son objet ne peut se matérialiser. Il fait partie intégrante de la vie psychique. D’une certaine manière on pourrait dire que c’est ce qui nous anime ( du latin «
anima
» : l’âme ), nous pousse à réaliser tel ou tel projet, activité, réalisation, création, qui apportent de la satisfaction, un sentiment de plaisir, de bien-être.
Mais appliquée à la personne âgée le Désir se heurte au Réel. Pour Jacques LACAN, il y a
dialectique
. La réalité désirante est limitée par la réalité du corps vieillissant. En effet, le poids des années qui pèse sur le corps handicape le sujet dans ses réalisations qui nécessitent des capacités physiques. Et pourtant, elle ne peut se résoudre à ne plus rien désirer au risque de sombrer dans la mélancolie ou la mort.
Dans son troisième et dernier volet documentaire sur Najac, «
Y’a pire ailleurs
», le réalisateur Jean Henri MEUNIER filme un très vieux garagiste, Henri SAUZEAU, qui malgré son âge a toujours continué à réparer ses voitures et à travailler à la réalisation de son rêve, fabriquer un hélicoptère. Son savoir-faire était reconnu et on venait le voir pour lui demander son aide. Mais il arrive un jour où il prend véritablement conscience qu’il en est de moins en moins capable. Voici ce qu’il dit à un moment clé de son histoire, un verre de café à la main, assis dans sa cuisine :
« J’en ai ras le bol, je suis sur les nerfs, sur les nerfs mon pauv’vieux, j’peux pas faire comme je veux alors j’suis pris au piège, je peux plus passer sous la voiture, comment on va devenir, oui, c’est comme ça la vie ».
Henri SAUZEAU sera hospitalisé suite à une fracture du bassin. Il mourra peu de temps après…
Lorsque la perte est vécue comme insupportable, le sujet se laisse littéralement mourir. Il n’est pas rare de constater ce phénomène chez les personnes âgées alors qu’elles se trouvaient en relative bonne santé.
Il n’est pas rare non plus d’observer que ces temps de pertes successives et irréversibles subies ne signent pas pour autant d’arrêt de mort, et que l’être vivant s’accroche à la vie, au désir de vivre.
Le mécanisme psychique à l’œuvre selon S. FREUD est désigné par le terme de «
sublimation
». Il s’agit de la capacité spécifiquement humaine à orienter vers un autre objet une satisfaction impossible via l’objet initial. Lorsque cela se produit, ça donne lieu par exemple à des créations protéiformes, artistiques, intellectuelles voire contemplatives.
Si, trop âgé, trop faible ou diminué, je ne peux plus faire ou agir en mettant en mouvement mon corps vers la satisfaction de ma pulsion à travers un objet initial, je peux néanmoins écouter, sentir, voir, goûter, écrire, penser, rêver, transmettre…
L’hypothèse psychanalytique que l’enfance fait retour dans les temps où la vie prend fin est corroborée également par l’incontinence urinaire et fécale chez les personnes âgées. Des fonctions acquises dans la petite enfance se perdent de manière irréversible et progressive, comme celles de marcher
seul
, de se nourrir
seul
, de s’habiller
seul
, de se laver
seul
. Certaines fois, la fonction de la parole disparaît et les sons encore prononcés ressemblent étonnamment aux babillages enfantins pré-langagiers.
En perte d’autonomie, le sujet devient ou plutôt
re
-
devient
, dépendant des autres pour assurer son bien-être et sa survie. Il en résulte un renversement parents-enfants. L’enfant a le sentiment
paradoxal
d’être le père ou la mère de son propre père ou mère devenu
comme
un enfant. Il est ainsi amené parfois à accomplir des gestes et des actes en direction de la personne qui naguère les réalisait pour lui. Cela n’a rien d’évident. Ça ne va pas toujours de soi. Beaucoup de choses resurgissent à cette occasion qui ont à voir avec la relation parents-enfants, voire entre frères et sœurs.
L’écrivaine Annie ERNAUX a tenu un journal pendant les trois dernières années de la vie de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, qu’elle a passées dans une maison de retraite. Elle écrivait ce qui lui venait spontanément à l’esprit, immédiatement après chacune de ses visites. Voici de quelle manière elle exprime cette expérience de renversement que nous évoquions :
« samedi 27 ( avril 1985)
(…) Elle mange bien. Ensuite elle veut se laver les mains. Je la conduis au cabinet de toilette : « Je vais en profiter pour faire un petit pipi. » Elle n’arrive pas à enlever la culotte de résille pleine de couches : « Ils en mettent trop. » Je l’aide, ensuite lui remets la culotte. Une enfant. Tout est là. (…) »
« mercredi 23 ( octobre 1985 )
(…) Je me suis mise à lire un journal. Elle a tendu sa main vers le papier des gâteaux et je le lui ai donné comme à un enfant. Une minute après, levant les yeux, je me suis aperçue qu’elle le mangeait. Elle ne voulait pas que je le lui enlève, serrant les doigts avec force. L’horreur de ce renversement mère/enfant. »
«
Je
ne
suis
pas
sortie
de
ma
nuit
», A. ERNAUX, Gallimard, coll. Folio, 1997.
En ces temps de la fin où l’enfance fait retour, le sujet vieillissant vit des pertes irréversibles qu’il parvient parfois à sublimer. En proie au Réel il est renvoyé à la dialectique subjective de son Désir et il trouve quelquefois au fond de lui-même un nouveau sens à la vie. Les proches, quant à eux, vivent comme ils peuvent un renversement paradoxal des rôles parents-enfants, mais au-delà, chacun se trouve interpellé sur la question de la vie et de la mort, de
sa
vie et de
sa
mort.
Avant de conclure ce travail, voici un extrait de l’ouvrage de Charlotte HERFRAY qui a accompagné et guidé l’ensemble de notre réflexion sur la question de
«
La vieillesse en analyse »
:
« (…) Nous avons voulu mettre l’accent sur l’importance de la symbolisation au fil des crises de l’existence et tout particulièrement quand elle s’achève. Car la mort ne se théorise pas : elle se symbolise. Notre interprétation est infléchie, comme toute interprétation, par les propres lettres de l’interprète que nous sommes. D’où la dimension subjective qui sous-temps le présent travail et qui affleure nécessairement dans la manière dont nous faisons lecture des phénomènes en question. Signifiante du fait que la finalité de l’existence c’est la mort, la vieillesse nous appelle à interroger et à ne cesser de déchiffrer le texte mystérieux auquel tout ce qui vit est soumis et qui régente donc aussi notre propre existence. Lors des épreuves ce mystère fait quelquefois échos au niveau de notre propre expérience quotidienne : il importe alors de n’en point négliger les leçons (…) » p. 174
Conclusion
Notre travail sur la question de la vieillesse et de la mort du point de vue de la psychanalyse se termine ici. Au fil du texte nous avons revisité avec Charlotte HERFRAY nombre de concepts fondamentaux de la théorie de l’inconscient.
Nous avons tenté d’élaborer une réflexion la plus originale possible en laissant fermer une fois lu l’ouvrage de l’auteure et en procédant par
associations
d’idées
, technique privilégiée par les psychanalystes pour que du
savoir
insu
(J. LACAN) puisse se dire.
Il y a eu subjectivation, c’est-à-dire réappropriation subjectivée du contenu de la réflexion de Charlotte HERFRAY. Cependant, nous avons essayé d’être attentifs à respecter une rigueur conceptuelle primordiale.
Les choix de références culturelles et artistiques se sont faits spontanément, productions issues de l’imagination d’un auteur ou bien de la réalité, cela fonctionne systématiquement comme témoignage. C’est cette singularité que nous avons tentée de saisir, de capter et d’interpréter.
Enfin, d’un point de vue éthique, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les processus de déshumanisation à l’œuvre dans notre société contemporaine où la vieillesse et la mort semblent
niées
. La psychanalyse dans sa dimension politique est là pour nous alerter sur les dangers d’un «
retour
du
refoulé
» dont tout tabou ou déni font à un moment ou à un autre l’objet.
Albert CAMUS a écrit que
« l’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir
»
. Osons la paraphrase en guise de conclusion à notre conclusion :
« l’homme contemporain est sans doute
le seul animal qui met tout en œuvre pour surtout ne pas se savoir mortel »
!
Matthieu BERGEON
Assistant social au Centre Hospitalier de Rouffach
Formateur en travail éducatif et social à l’IFCAAD
Bibliographie
«
La
vieillesse
en
analyse
», Charlotte HERFRAY, éd. Erès, Coll. Hypothèses, 2015
«
Je
ne
suis
pas
sortie
de
ma
nuit
», Annie ERNAUX, éd. Gallimard, Coll. Folio, 1997
«
Amour
», Michael HANEKE, avec Jean-Louis TRINTIGNANT, Emmanuelle RIVA, Isabelle HUPPERT, France-Autriche, Drame, 2012, 2h06 mn.
«
Y’a
pire
ailleurs
», Jean Henri MEUNIER, France, Documentaire, 2011, 1h32 mn.
«
L’abécédaire
de
Charlotte
HERFRAY
», Jean-Luc NACHBAUER et Antoinette SPIELMANN, avec Charlotte HERFRAY, France, Documentaire, 2011, 52mn.