Pouvoir, autorité, décision dans l’action sociale
Il est pour le moins étonnant que deux auteurs, un psychanalyste et un sociologue, opérant dans des champ différenciés, produisent chacun un long développement dans leur dernier ouvrage, intitulé dans les deux cas, mais dans un ordre différent : pouvoir, autorité, décision. Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste belge de Namur, dans son ouvrage
Clinique de l’institution
.
Ce que peut la psychanalyse pour la vie collective
(ères, 2008), reprenant un texte déjà ancien, développe dans un des chapitres ces trois énoncés : « autorité, pouvoir et décision ». Eugène Enriquez, sociologue bien connu pour frayer sur les terres freudiennes, - on se souvient de sa thèse qui marqua une génération de chercheurs sur les faits sociaux,
De la horde à l’Etat
(Gallimard, 1983) -, dans son ouvrage
Clinique du pouvoir
(erès, 2008
)
, consacre le quatrième chapitre à « pouvoir, autorité, décision ». Notons que ces deux ouvrages s’inscrivent à l’enseigne de la clinique. On ne saurait penser que l’un ait copié sur l’autre s’agissant de praticiens et de chercheurs aussi intègres. Une autre explication s’impose : c’est dans l’air du temps. En témoigne un numéro des
Cahiers de l’Actif
consacré à cette question, dont la formulation en une brochette de trois signifiants associés, ne va pas de soi.
Jean-Pierre Lebrun prend appui sur la théorie de Jacques Lacan, notamment dans les dernières années de son enseignement qui voient se déployer le nœud borroméen et les mathèmes. Eugène Enriquez pour sa part, en bon sociologue averti des choses de l’inconscient, va s’attacher à déterminer et distinguer les niveaux d’intervention de ces trois signifiants dans le champ social.
Je m’inscris ici dans les traces déjà frayées par ces deux auteurs. Je donnerai à ma façon les coordonnées de cette trinité et l’illustrerai d’exemples tirés de ma pratique de superviseur d’équipes en travail social et quelques sources annexes. Je propose ici une dérive à partir de ces trois points d’ancrage.
Nœud borroméen et discours du maître.
C’est dans les années 70 que Lacan, lors d’un repas chez des amis, prit connaissance de cette étrange figure dite « nœud borroméen ». En discutant avec un jeune étudiante qui terminait sa thèse sur ce sujet, il s’en étonna et ce fut une révélation : enfin il pouvait en une seule figure réunir ces trois éléments de l’appareil psychique qu’il développait depuis les années 50 : réel, imaginaire, symbolique. « ça m’allait comme bague au doigt », confia-t-il lors de la séance de son séminaire qui suivit cette rencontre. Ce type de nouage est dit « borroméen » parce qu’on le trouve comme emblème sur les armories de la famille des Borromées en Italie du nord. C’est une figure très ancienne. On en connaît également une représentation dans un vitrail de la cathédrale de Beauvais, ainsi que dans divers parchemins enluminés du moyen-âge, notamment pour figurer la Trinité : tri-ni-tas (voir ci-dessous). On retrouve néanmoins des nœuds borroméens bien avant cela, comme par exemple dans l'art bouddhique afghan du deuxième siècle de l'ère chrétienne ou dans le symbole du Valknut en Scandinavie au VII e siècle. Il prend également la forme du triskell dans la civilisation celtique. Les nœuds borroméens ont été utilisés dans différents contextes pour symboliser la force et l'unité, notamment dans la religion et les arts. Ce type de nouage à trois brins de ficelle offre pour caractéristique de se défaire lorsqu’on en coupe un des trois. A la différence du nœud olympique : lorsqu’on en coupe un, les deux autres restent solidaires.
Imaginaire du pouvoir
Lacan donnera des développements multiples et variés de ce nouage. Mais dans la foulée de Jean-Pierre Lebrun, qui ne fait qu’esquisser ce point d’appui, j’aimerai en ouvrir les conséquences en ce qui regarde nos trois signifiants : pouvoir, autorité, décision. Le pouvoir, - et chacun en est pourvu -, colle à la dimension imaginaire, au sens de Lacan. L’imaginaire relève … des images. Images que l’on se fait de soi et d’autrui, de soi à partir d’autrui. Apparu au stade du miroir, l’imaginaire, ce que l’on désigne comme « moi », produit chez le petit d’homme vers 7/8 mois un processus d’identification, mais au prix d’une illusion. C’est également le siège de l’agressivité . Mon image corporelle, que je tire de l’image d’autrui, engendre toute une série d’affects, de l’amour à la haine, en passant, par l’agressivité, la jalousie, l’envie etc. Le processus imaginaire est la source du rejet de l’étrange et de l’étranger, comme de collages amoureux englués. Notons d’ailleurs que dans les
Ecrits
de Lacan le texte qui suit les développements sur le stade du miroir, concerne « L’agressivité en psychanalyse ». Pour faire sentir les choses, je passerai par un devinette. Deux ramoneurs sont sur un toit. Ils doivent chacun nettoyer un conduit de cheminée et se donnent rendez-vous en bas de l’immeuble. Le premier gratte le conduit avec son hérisson et il se retrouve en bas, bien sale. Le second passe par une cheminée qui n’est pas utilisée et il arrive en bas, propre. Question : quel est celui qui va se laver ? Evidemment, si dans l’imaginaire chacun tire de l’image d’autrui sa propre image, c’est celui qui est propre. Si l’on s’en tenait à cette dimension la vie serait impossible. Le registre imaginaire conserve quelque chose du règne animal. L’imaginaire, comme image du corps, lorsqu’il prend le pas dans la relation nous joue de sales tours. Le pouvoir relève de l’imaginaire car le plus souvent il nous embarque dans des jeux de séduction, de parade, de domination, dans des rodomontades et autres démonstrations de prestige, le plus souvent pitoyables. Bien sûr tout un chacun dispose d’un pouvoir, mais il s’agit de ne pas en abuser ! C’est pourquoi dans les relations hiérarchiques le plus souvent c’est cet aspect d’abus de pouvoir qui est dénoncé. Eugène Enriquez va jusqu’à stigmatiser les aspects mortifères du pouvoir. Il en dégage les racines inconscientes , en dévoile les figures les plus marquantes, ses masques et mascarades. Il en dénonce les dérives qui mènent au mépris et à la haine d’autrui et à la mise en scène de scénarios qui visent sa mort physique ou psychique. Mais analyser et dénoncer les dérives du pouvoir ne suffit pas. Pour s’en prémunir, mieux vaut faire appel à un autre cercle qui en limite l’exercice.
Symbolique de l’autorité
Il faut que le pouvoir, d’ordre imaginaire, soit recoupé, noué au symbolique de l’autorité pour s’équilibrer. Le symbolique relève de la parole et du langage. C’est une structure combinatoire, spécifique de l’espèce humaine. L’humain, précise Freud est appareillé au
spracheapparat
, l’appareil à parler. Cette appareil particulier qui seul permet la fabrique du petit d’homme a pour caractéristique première , loin de l’imaginaire d’un quelconque pouvoir de communication dont on nous rebat les oreilles, de s’appuyer sur la capacité, dont n’est doté que cette espèce animale, de représenter l’absence. A la fois l’absence des choses et l’absence de soi, puisque le sujet , comme les choses qu’il désigne, n’apparaît jamais que représenté dans le langage : il fabrique des symboles pour donner la mesure de sa relation à soi-même, aux autres et au monde. Ce pourquoi, comme je l’ai souvent énoncé dans mes divers ouvrages, l’être humain nait/n’est pas fini. C’est même la marque de son incomplétude qui en fait une spécificité. « Je me suis bâti sur une colonne absente. Je suis né troué », écrit le poète Henri Michaux. D’autre part cet appareillage est fondé sur la discrimination des éléments et produit un ordre et une structure. C’est bien cette combinatoire qui met en œuvre en permanence des couples opposés et différencie des places, de phonèmes d’abord (a/o ; m/p etc), et d’assemblages de phonèmes dits :mots (blanc/noir ; homme/femme ; lune/soleil etc). En tant que telle l’autorité relève bien de l’appareil symbolique en ce qu’elle s’impose par la nomination fondée sur la discrimination, donc la différence des places. L’appareil symbolique tout à la fois nous sépare et nous unit : tous égaux devant la loi de la parole et du langage, c’est à dire tous… différents.
Détient l’autorité celui à qui elle est conférée.
Confere
vient du latin : porter ensemble. Autrement dit l’autorité prend forme à partir d’une délégation du collectif. Le collectif s’étayant sur une invention hiérarchique à partir de laquelle la place de chacun est déterminée et distinguée. A de l’autorité celui qui est nommé à une place. Toutes les sociétés humaines se sont dotés d’entités transcendantes au nom desquelles un ordre des places s’impose. On peut déterminer ces entités comme les bordures, les margelles d’une pure vacuité sur laquelle reposent et les montages institutionnels à partir du langage, et la construction subjective s’exprimant dans la parole. Que ce soit les totems animaux ou esprits des éléments naturels des peuples dits primitifs, les dieux divers et variés, le Dieu du monothéisme (mais il en a trois !), La Déesse Raison de Robespierre, l’Etre suprême de Voltaire, le Peuple, la République, la Dictature du Prolétariat etc Il n’est pas de société qui ne se soit organisée à partir d’une forme de transcendance qui institue des valeurs, des principes, lesquels président à des délégations d’autorité. L’autorité est conférée au nom du « totem » . C’est cette construction pyramidale qui par déclinaison, en cascade, détermine des places différenciées à partir desquelles un ordre social peut émerger et fonctionner. Autrement dit elle n’est pas remise dans les mains d’une personne, qui pourrait s’en emparer pour son propre usage, en tirer un pouvoir imaginaire de domination sur autrui - ce qui donne la version autoritaire ou l’autoritarisme - , elle est confiée, tel un bien précieux, à un sujet occupant une fonction. Tout l’art de l’exercice de l’autorité consistant à faire vivre cette fonction selon le style qui appartient à chacun, sans l’accaparer pour son propre usage et sans se prendre pour la fonction. L’autorité ne fonctionne que si le « fonctionnaire » se soumet, s’assujettit à la fonction, au nom de la communauté humaine à laquelle il appartient et qui lui en a confié la garde, au titre des valeurs et principes qui la fondent . Celui qui occupe la fonction est légitimé par le fait d’y être nommé et s’il est nommé, c’est au nom du principe élu au sommet de la pyramide : Dieu, le Peuple, la République etc Autrement dit celui qui transmet l’autorité est lui aussi soumis à une fonction. On peut donc dire que l’autorité met en œuvre les ressources de l’appareil symbolique et permet la construction du lien social à partir de la différences des places, des sexes, des générations etc L’autorité ne relève ni de la force, ni du pouvoir de séduction. Je me souviens d’une éducatrice, toute frêle, qui lorsqu’elle entrait à l’internat, disait quelques mots qui suffisaient à calmer le groupe des 15 garçons bouillonnants de vie et passablement agités. Par contre un éducateur de la même équipe, rugbyman qui, pour se faire entendre criait fort et en venait rapidement aux mains, n’était en rien respecté dans son autorité. Comme je m’en étonnais auprès des jeunes, l’un d’entre eux me confia que s’ils écoutaient l’éducatrice, c’est parce que elle, elle tenait parole. Le respect de la parole donnée valait pour ces jeunes gens comme preuve d’une autorité qui ne se dépensait pas en vaine prise de pouvoir et crise d’autorité. A partir de ces préliminaires, il me semble que l’on peut réfléchir sur les diverses fonctions qui structurent le champ social dans notre République laïque sur laquelle veillent trois grandes déesses tutélaires, dont le nom est inscrit au fronton de nos mairies : Liberté , Egalité, Fraternité. De la fonction maternelle et paternelle (diluées aujourd’hui en fonction parentale), à la fonction éducative, thérapeutique, pédagogique, jusqu’à la fonction de direction et la fonction politique. Ainsi faut-il penser la déclinaison de l’autorité à partir de ces principes premiers. La structure sociale s’organisant à partir de cercles concentriques. Pour le domaine du travail social, du plus lointain au plus proche. En partant d’un point extrême où s’enracinent les conceptions de l’homme dans nos sociétés, on passe au cercle du politique, là où s’élaborent les politiques sociales, puis on descend dans le cercle associatif et institutionnel, lieux de la mise en œuvre de ces projets politiques, pour en arriver en fin de compte à ce cercle qui constitue le cœur du travail social: la clinique. Laquelle clinique repose sur la rencontre avec un usager, condition indispensable pour mettre en œuvre la mission confiée à l’établissement, et les politiques sociales décrétées par les représentants du peuple (parlement) et exécutées par le gouvernement. Ces trois cercles d’autorité nous pourrions les désigner par le sigle : PIC, Politique, Institutionnel, Clinique. Evidemment tout au long des déclinaisons et des places qui en font l’armature, à chaque niveau correspond un niveau d’autorité et donc de responsabilité. Car de l’autorité qui est conférée, il y a lieu de répondre. Ce point devrait permettre de régler une difficulté théorico-pratique que je rencontre très souvent dans mes interventions en établissements sociaux ou médico-sociaux, et qui est porteuse d’une bonne dose de confusion, à savoir la question du tiers ou de la tiercéité, le plus fréquemment confondus avec celui ou celle qui a charge d’autorité. Si une place d’autorité ne peut opérer que si elle est incarnée, il convient de ne pas confondre celui ou celle qui l’incarne, avec le principe qu’il représente et dont il s’autorise pour la mettre en œuvre. Par exemple récemment alors qu’un jeune homme avait, comme on dit, « pété les plombs » et tout cassé dans la chambre qu’il partage avec un camarade, les éducateurs m’ont confié que pour le rappeler à l’ordre il ont fait « appel au tiers ». Et comme je demandais des précisions, ils ont rajouté : mais, on l’a envoyé chez le directeur ! Trois points de commentaire. Tout d’abord le directeur n’est pas le tiers, il n’en est que le représentant, une des figures que revêt l’autorité, comme les éducateurs , mais d’une place différente. Ensuite en se dédouanant de l’autorité légitime qui leur est conférée dans leur place d’éducateur, ils dévalorisent ce principe d’autorité en ne l’exerçant pas au bon endroit. Les éducateurs, de leur place, ont le devoir de rappeler à l’ordre et de sanctionner une transgression qui relève de leur niveau d’inscription dans le champ de l’autorité. Et enfin, en n’assumant pas la référence au tiers qui fonde l’autorité, de la place qu’ils occupent, ils transmettent aux plus jeunes une idée fausse et imaginaire du rapport à l’autorité. Ils écrasent sous l’imaginaire du pouvoir le symbolique de l’autorité. Ils la réduisent à une image de puissance, s’inscrivant de fait eux-mêmes dans les affres de l’impuissance. Cette question s’avère cruciale en établissement et elle mérite toute l’attention des équipes, en ce qu’elle fonde l’essence même de la transmission. Elle ne peut se construire qu’au prix d’une confiance et d’une prise de risque partagées. La mode déferlante des « ouvertures de parapluie » tous azimuts, qui voit autant les équipes éducatives que les instances de direction se débarrasser de leur responsabilité, est à cet égard catastrophique. L’autorité ne peut s’incarner si elle n’engage pas tout un chacun dans sa mise en œuvre. Il s’agit pour faire vivre une « figure d’autorité », pour reprendre une belle expression de Charlotte Herfray, de « mouiller sa chemise », comme on dit familièrement. Et disons le franchement : les jeunes nous attendent au tournant sur cet engagement. Dans une institution du centre de la France qui acceuille des jeunes gens asociaux qui ont eu maille à partir avec la Justice, lors d’un travail que j’animais avec le collectif institutionnel qui réunissait les travailleurs sociaux (AS, ES, AMP, CESF et ETS), l’équipe pédagogique (instituteurs spécialisés), l’équipe thérapeutique (médecin psychiatre, psychologues et rééducateurs) et l’équipe de direction (directeur, directrice-adjointe et chefs de service) une éducatrice prend la parole. Elle raconte qu’il y a deux jours elle a été récupérer en voiture une jeune fille de l’institution à son cours de danse. Comme elle la ramenait vers l’établissement, soudain, sans raison apparente, celle-ci se met à l’agonir d’injures, toutes plus violentes les unes que les autres. L’éducatrice d’un naturel plutôt calme tente de l’apaiser en lui faisant valoir qu’elle a peut-être de bonnes raisons d’être en colère, mais que ce n’est ni le lieu ni la manière qui conviennent pour les exprimer. Elle ajoute qu’il y a un petit quart d’heure à passer en voiture et qu’à l’arrivée dans l’établissement, elles pourraient prendre un temps pout parler de ce qui lui arrive. La jeune fille, remontée comme une horloge, se lance alors dans une salve d’insultes encore plus violentes et obscènes. L’éducatrice, excédée, pile, ouvre la portière et lui intime l’ordre : maintenant, ça suffit, tu rentres à pied. La jeune fille s’exécute et en fait, en stop, rentre quelques minutes après l’éducatrice. A ce moment du récit, le directeur prend la parole pour dire : ça, moi je couvre ! Et il explique qui si l’on enlève à un éducateur cette possibilité d’intervention - y compris en prenant le risque de ce qu’on pourrait qualifier, en d’autres lieux et selon d’autres critères, de « faute professionnelle » -, il n’a plus aucun moyen pour entamer la jouissance d’un sujet en devenir, qui ne peut se construire que dans la rencontre d’une limite imposée du lieu d’une autorité légitime. Ce « ça, je couvre », ne signifie nullement qu’il couvre tous les actes, ce n’est pas une déresponsabilisation de sa part. Mais en même temps il fait preuve d’une autorité qui assure et fonde l’autorité éducative, dans une prise de risque mesurée, partagée et assumée collectivement. Il assure ce que je désigne souvent comme « la direction de l’acte éducatif ». Autre exemple tiré de ma pratique de formateur-intervenant institutionnel. J’accompagnais un groupe d’éducateurs techniques dans la visite d’un établissement que l’on nomme aujourd’hui ESAT. Le glissement de CAT, donc de Centre d’aide à Entreprise, témoigne, au passage, d’une dérive dramatique. Le travail social se calque sur un modèle industriel. Cet établissement situé en Provence a repris l’exploitation de l’olivier, s’est doté d’un moulin à huile moderne, vers lequel affluent les paysans du coin. Les travailleurs animent aussi une cuisine d’application. Et il y a un élevage de volailles. Comme nous nous acheminions vers le poulailler aux côtés du directeur, tout à coup une jeune femme jaillit d’un hangar et se précipite sur nous la fourche à la main, en hurlant. J’ai eu un moment de frayeur. Elle hurle que l’éducateur est un con, qu’il emmerde tout le monde, et que de toute façon, il ne connait rien au travail, elle qui a des parents fermiers et en connait plus que lui, elle en a marre etc etc Et elle s’avance, la fourche à bout de bras de plus en plus menaçante. Le directeur fait preuve d’un calme olympien, l’écoute attentivement et profite d’une accalmie dans le flot de cris pour lui rappeler qu’il y a réunion d’équipe le jeudi qui suit et qu’à ce moment là elle pourra, en toute tranquillité, dire à l’éducateur en question tout ce qu’elle a sur le cœur et qui la déborde. La jeune fille s’arrête, la fourche en suspens et émet un : ah ! oui, c’est vrai. Et elle repart au travail apaisée. C’est une belle leçon. Non seulement de sang froid, - et mieux vaut en être bien pourvu dans ces métiers à haut risque, de la relation humaine - mais aussi de confiance dans ce qui fonde l’autorité : le collectif. Le dispositif institutionnel garantit que cette parole qu’elle qu’en soit la nature sera prise en compte, en son temps. Le directeur appuie donc son acte d’autorité, non sur un mouvement d’humeur imaginaire, ni sur une démission, ni une épreuve de force, ni une opération de séduction, mais sur un pur assujettissement à ce qui s’impose autant à lui qu’à la jeune fille et à l’éducateur : la réunion du jeudi fait force de loi. D’où l’apaisement. Aucun n’est pris dans le caprice d’un pouvoir imaginaire sur autrui. Inutile de dire que la réunion du jeudi a du être assez houleuse !
Réel de la décision
Mais que serait l’autorité nouée aux oripeaux imaginaires du pouvoir qui ne produirait aucun effet. On ne peut se parer de l’autorité pour s’en pavaner et briller, ce serait la ravaler au rang du pouvoir. Occuper un poste d’autorité oblige à des actes. Il faut donc envisager un rond supplémentaire pour faire nœud borroméen, celui de la prise de décision. Seul le réel de la décision permet de nouer ensemble l’imaginaire du pouvoir et le symbolique de l’autorité. La décision est marquée de cette catégorie que Lacan nomme réel et qu’il définit comme « l’impossible », l’impossible à s’en faire une image, ou à le traduire en mot. Le réel fait trouée dans le cercle imaginaire et dans le cercle symbolique. Evidemment c’est une catégorie difficile à cerner. On n’en peut donc rien dire ? Si, on peut dire que le réel se présente comme une faille, une fêlure, une béance, une effraction, une déchirure dans les images et les symboles. C’est… rien. Rien de nommable ni d’imaginable. Des foirades , comme le dit magnifiquement Samuel Beckett. « ça rate », précise-t-il, dans
Cap au pire
, et il s’agit de rater… mieux . « Rater mieux », pourrait faire emblème aux instances de décision. Alors pourquoi associer le réel à l’imaginaire et au symbolique tout en l’en séparant radicalement ? Parce que dans le temps de la décision, celui qui détient l’autorité ne peut prendre appui ni sur l’image qu’il se fait de lui-même et d’autrui, ni sur un raisonnement, même si la décision intervient à l’issue d’un cheminement réflexif, où comme on dit, le décideur pèse le pour et le contre. Autrement dit la décision se présente comme un saut dans le vide. C’est pourquoi l’on dit que celui qui détient l’autorité, tranche. Prenons une histoire célèbre tirée d’un épisode biblique. Deux mères ont en même temps un enfant. Or durant la nuit l’un des bébés meurt étouffé. Au réveil chacune des mères se bat pour que le seul vivant soit le sien. Elles en viennent à demander son arbitrage au roi Salomon qui a aussi autorité comme juge. Celui-ci entend les deux partis : débat contradictoire, selon notre droit. Mais l’affaire apparait indécidable. Il fait alors venir un soldat et lui intime l’ordre de trancher l’enfant en deux. C’est alors qu’une des mères pousse un cri : « non, donnez-le lui, mais qu’il vive ». Et le roi rend sa sentence : c’est celle qui a crié, la mère. Elle sacrifie le pouvoir imaginaire de posséder un enfant pour soi et indique ici que ce qui fait autorité c’est son désir que l’enfant vive, coute que coute. Elle réalise en acte ce que le poète libanais Khalil Gibran écrit dans un poème : « nos enfants ne sont pas nos enfants. » Nous n’en sommes que les passeurs. Cette dépossession de l’imaginaire est bien le prix à payer pour les parents pour que les enfants grandissent. Et c’est de ce lieu qu’ils tirent leur autorité de parent. Comme Salomon, tire sa décision, au-delà d’un raisonnement ou d’un règle de droit, en convoquant ce désir maternel qui alors s’impose à tous. Rien n’est moins sûr qu’il s’agisse de la mère biologique. Mais le cri de cette femme a été entendu comme le cri d’une mère. C’est un cri, tel l’oracle venant des dieux à Delphes, dans la Grèce antique, qui témoigne d’une dimension transcendante, à laquelle tous doivent se plier. On voit que l’acte que produit Salomon, ne relève ni de la prestance imaginaire, ni d’un raisonnement symbolique, mais de… De quoi donc, si ce n’est qu’à cet instant du jugement, il est lui-même traversé par autre chose que soi. Ça tranche ! Le jugement de Salomon participe au sens propre, d’un acte. Il fait advenir la vérité. Un acte que Lacan définit comme franchissement, tout en le qualifiant d’« acéphale » : le sujet n’y est pas et le moi encore moins. Cette mise en suspens de la subjectivité dans l’acte de décision évidemment peut paraître étrange, mais l’histoire nous en donne des traces patentes. Du franchissement du Rubicon par Jules César à l’appel du 18 juin de Charles De Gaulle. Deux événements qui, lorsqu’on en lit le récit de leurs auteurs, là ou ils prennent acte, dans l’après-coup, de ce qui s’est passé, on peut voir à quel point dans cet instant décisionnel, ils sont hors d’eux-mêmes. Qu’est-ce qui leur a pris, dira-ton en lisant les écrits de mémoire de l’un et de l’autre. Evidemment en l’espèce, ils transgressent tous deux l’autorité en place. César en tant que général des armées romaines doit rester cantonné au-delà du Rubicon, limite symbolique s’il en est puisqu’il s’agit d’un ridicule petit ruisseau; quant à De Gaulle, petit général de brigade qui s’est opposé à la capitulation de Pétain, et en conséquence a été condamné à mort, il est déchu de toute autorité. Il faudra donc se poser la question de ces moments où l’autorité bascule sur son axe du fait d’un seul homme. César comme De Gaulle, dans un moment décisif, font appel à une autorité supérieure. C’est une éthique de conviction qui les guide. L’autorité peut donc être, dans certaines circonstances, conférée au nom de principes supérieurs eux-mêmes, alors que la personne qui l’occupe ne détient aucune légitimité. C’est alors la décision qui l’emporte sur l’autorité, décision, dans les deux cas historiques soulevés, qui tranche au point de changer l’histoire des hommes et du monde. Lorsqu’on lit attentivement et les écrits de César et les mémoires de De Gaulle, on s’aperçoit que dans ce moment ils ne sont plus eux-mêmes. L’un pousse son cheval de bon matin, sans raison apparente, et transgresse la loi de la cité romaine. L’autre se prend pour la voix de la France, invoque Jeanne d’Arc, alors qu’il est bien seul. Notons que dans les deux cas,- c’est ce qui en fait une décision, au-delà de ce qu’on pourrait juger comme passage à l’acte -, chacun inscrit dans le symbolique la marque de son acte. « Alea jacta est » (les dés sont jeté), lance César. Et De Gaulle finit son appel du 18 juin 1940 à la BBC– dont on n’a pas de trace, puisque le document sonore ne sera enregistré, dans une reprise, que quatre jours plus tard- par ce mot de « résistance » qui, pour les quelques uns qui captent l’appel en France, sert de levier pour produire la chose. Le mot « résistance » engendre la Résistance. Quelle garantie a-t-on qu’un tel acte de passage ne se réduise pas à un passage à l’acte ? Evidemment c’est une question cruciale en institution. Très souvent des prises de décision sont invalidées comme « arbitraires ». Notons que si critique il y a, elle ne saurait porter sur ce point : toute décision ne revêt-t-elle pas une bonne dose d’arbitraire ?
Quelles sont les conditions pour que l’usage de l’autorité et la prise de décision, « en vertu des pouvoirs conférés », puissent opérer et prendre sens ? J’aimerai évoquer ici deux types de dispositifs présentant un garde-fou.
Mais avant, un petit intermède pour mettre en scène ce qu’il en est lorsque les points d’arrimage du pouvoir, de l’autorité et de la décision sont altérés, voire carrément gommés. Voici une petite histoire entendue récemment dans un établissement dont bien évidemment je respecte l’anonymat. Le directeur qui vient d’arriver et veut asseoir « son » autorité, prend la décision de « virer » un jeune, suite à un passage à l’acte, sans aucune consultation de l’équipe et même contre son avis, sans aucun travail d’élaboration. « Exclusion définitive », affirme t-il, sans fournir aucune explication à l’équipe qui s’en étonne. Quelque temps plus tard le jeune revient, là aussi sans autre forme de procès. Personne n’y comprend rien, le directeur, campé sur son pouvoir bien imaginaire, refuse toute discussion. On voit à quelle forme de folie institutionnelle conduit un manque de repérage de l’imaginaire, du symbolique et du réel en jeu. En fait se présentent deux extrêmes e la prise de décision comme inefficace : soit la décision désarrimée du collectif, soit… pas de décision, mais des atermoiements sans fin qui se perdent en vaines discussions.
Hiérarchie de subordination ; hiérarchie de coordination.
Commençons pas poser ce qu’impose l’origine du terme « hiérarchie ». Issu de deux mots grecs,
hieros
et
archè
, il implique le commandement, le gouvernement du sacré. En me laissant guider un peu plus avant par les mots, je dirai que la hiérarchie c’est ce montage institutionnel qui opère pour que « ça créée ». On voit là qu’on est aux antipodes de la fameuse « gouvernance » qui fait les gorges chaudes des sociétés post modernes et conduit droit à la destruction du lien social et la stérilité des actions.
Or il existe deux types de hiérarchie, qui se présentent sur deux axes qui se croisent. Tout d’abord la hiérarchie de subordination. Je ne m’étendrai pas sur cet axe, puisqu’il découle de ce que j’ai mis en avant jusqu’ici : la différence des places ancrée sur des principes et des valeurs. De cet assemblage hiérarchique dépend la légitimité de l’autorité et de la décision. Finalement chacun d’entre nous sommes pris dans ces effets de subordination. C’est cet assujettissement en même temps qui garantit une place et une marge de manœuvre pour chacun.
Venons-en au deuxième axe, le plus souvent laissé dans l’ombre : la hiérarchie de coordination. Le terme semble paradoxal. Comment une « ordination », un ordre partagés peuvent-ils hiérarchiser des places différenciées qui visent dans un collectif humain des effets de création, d’invention, de trouvailles ? La hiérarchie de coordination prend sens du fait que quelle que soit notre place dans la hiérarchie de subordination, cette place est recoupée par ce qui fonde notre différence mais aussi notre égalité : tous égaux devant les lois de la parole et du langage.
Pour l’illustrer je mettrai en perspective la différence radicale que l’on découvre entre un directeur qui prend des décisions sans aucune concertation et un directeur qui prend parole avec une équipe avant de trancher. L’axe vertical sur lequel légitimement un directeur peut prendre une décision, ne peut se soutenir que si dans une instance de coopération horizontale, dans les échanges de parole avec ses collègues, chacun peut donner son point de vue, faire valoir sa différence. Sur cet axe ce qui prévaut n’est pas la place de subordination, mais la hiérarchie imposée par les lois de la parole. Tout simplement quand l’un parle, les autres écoutent. Et l’on ne saurait occuper les deux places, de parleur et d’écouteur, dans le même temps. Cet impératif ordonne un collectif humain. Car il n’est de lien social que dans la parole. Dans cette instance d’élaboration, qu’il revient à la fonction de direction de mettre en place et de garantir, où tout un chacun peut faire valoir son point de vue, la place du directeur n’offre aucun privilège, il est soumis comme tout un chacun à la loi de la parole. Il est seulement responsable que chacun s’y plie. Ce n’est qu’à partir de ce travail d’élaboration qui engage chacun, ce qui pose fondamentalement des questions de confiance dans une équipe, que le directeur peut, entre les avis émis, les projets évoquées, les pistes ouvertes, trancher. Dans cet instant de la décision, évidemment, il se retire de la coordination et se soumet à la subordination qui lui est déléguée. Il y est seul, affligé d’un non savoir sur ce que serait le souverain bien, la meilleure solution, l’idéal et il tranche sur ce fond de vacuité, comme on dit : en son âme et conscience, si tant est que l’on sache encore ce que signifient ces mots. Notons que dans les équipes qui fonctionnent sur ce modèle, j’ai pu constater que les décisions ne sont jamais remises en question puisqu’elles émanent du travail du collectif. Chacun sait au fond que trancher, c’est choisir et donc perdre : on ne peut pas tout avoir. Entre plusieurs options, c’est l’arbitraire, au sens où cela fait arbitrage, que la fonction de direction soutient. C’est de cette fonction, dans ce croisement entre les deux axes, subordination et coordination, que vient le rappel de ce que les psychanalystes nomment : « castration », qui s’exprime sous la forme d’un « pas tout » : pas tout savoir, pas tout avoir, pas tout pouvoir. La direction en ce point n’est plus accaparée par un seul, elle se présente comme ce qu’un collectif a déterminé comme « sens commun », comme direction à prendre ensemble. La personne qui occupe la fonction de direction a pour souci de veiller au grain. Elle se soutient, si j’ose dire, par le haut : elle a été nommée à la fonction, donc subordonnée à une Association, une Collectivité territoriale, l’Etat… ; et elle se soutient par le bas, en prenant appui sur le travail d’élaboration en coordination. Cet entrecroisement entre les deux axes permet d’éponger l’angoisse d’une décision qui naît dans le vide, comme choc du réel. Elle évite à la fois les affres de l’indécision qui reporte toujours au lendemain, mais aussi des abus décisionnels qui ne se fondent que d’un pouvoir imaginaire, une prestance, un désir de domination. Ainsi fondée la décision, chacun y est soumis.
La métaphore du bateau et de son équipage permet d’en mesurer les enjeux. Le professeur Robert LAFON dans son
Vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant
donne pour origine du mot équipe ceci : « Equipe viendrait du vieux français « esquif », qui désignait à l’origine une suite de chalands attachés les uns aux autres et tirés par des hommes, est-ce l’image des bateliers tirant sur la même corde ou celle de bateaux attachés ensemble...toujours est-il qu’on a parlé un jour d’équipe de travailleurs pour réaliser une œuvre commune, puis ensuite d’équipe de sportifs pour gagner un match. Il y a donc dans ce mot un lien, un but commun, une organisation, un double dynamisme venant aussi bien de la tête que de l’ensemble, une victoire à gagner ensemble. » En fait l’origine du mot « équipe » est plus ancienne et nous invite à filer cette métaphore, puisqu’il vient du suédois : «
skip
» (que l’on trouve dans skipper) et qu’il désigne l’équipage d’un bateau. Pour qu’un bateau avance, il lui faut une… direction, autrement dit se mettre d’accord sur une destination. C’est un projet : avec un point de départ et un objectif d’arrivée. On pourra évaluer l’avancée du bateau à l’aune de cet objectif pour en mesurer les écarts et décider s’ils sont acceptables ou non. Le capitaine est chargé de veiller à ce que le bateau ne dévie pas de sa route, il fait le point régulièrement et organise l’équipage en fonction de la place et des compétences de chacun. Régulièrement il réunit l’équipage pour prendre avis, vérifier le moral des troupes et repréciser les objectif. Notons qu’un projet bien souvent nous embarque vers de l’inconnu. Tel en fut-il de Christophe Colomb qui, parti à la recherche d’une voie rapide vers les Indes Occidentales, découvrit… l’Amérique. D’ailleurs lorsqu’il aborda les côtes de l’actuelle Martinique, il n’en démordit pas : il avait atteint l’objectif ! Il mourut un an plus tard sans connaitre la nature de sa découverte qui fut nommée du nom d’un des ses capitaines: Amerigo.
Une place d’exception
C’est dans le
séminaire XX, Encore
, que Jacques Lacan, pour fonder les formules de la sexuation, détermine une place d’exception, en prenant appui sur le mythe inventé par Freud de la horde sauvage. Résumons : à l’origine une horde de grands singes est sous domination d’un mâle qui est le seul à avoir accès aux femelles. Les jeunes du clan décident de le tuer, en découpent le cadavre et le mangent dans une « cérémonie totémique », précise Freud. Ensuite de quoi ils s’interdisent tout accès aux femelles du clan : pour ce qui est de jouir chacun est sommé d’aller « se faire voir ailleurs », ce qui va produire des effets d’alliance et de rapprochements entre clans : naissance du lien social à partir du point d’ancrage. Totem et tabou. Le totem est de l’ordre du signifiant, c’est le signifiant maître (S1) à partir duquel la communauté humaine va s’organiser. C’est à partir du totem que vont se déployer la différence des places, des générations, des sexes etc, et par voie de conséquence, pouvoir, autorité et décision. Le tabou, directement issu de l’invention du signifiant, met en œuvre les différences, notamment en plaçant à l’origine de tout petit d’homme, l’interdit sous sa forme la plus radicale : l’ interdit de l’inceste. Le totem prend son sens d’une perte de jouissance du père tout puissant et le tabou s’ancre dans une perte de jouissance de la mère. Bref, castration à tous les étages. L’histoire et les histoires peuvent alors commencer. Lacan montre que ce mâle dominant mort fait alors fonction de père ; les femelles interdites peuvent occuper la place de mères. De ce S1 vont s’élancer tous les autres signifiants, formant essaim, tel les abeilles de la ruche s’égaillant à partir d’une reine. Tout ce que j’ai essayé de cerner jusque là tient sur ce S1. Point d’exception dans la chaîne signifiante, il la fonde et en autorise le sens (direction), et la signification (cause). Ce passage permanent d’un S1 à un S2 détermine une dynamique où pouvoir, autorité, décision prennent leur force. Je l’ai déjà souligné, l’exercice de ces trois positions ne se soutient que du « au nom de quoi », du « pourquoi ». Voilà le S1 qui fait l’ancre. On peut alors comprendre l’énoncé de Lacan à la fin du séminaire
L’identification
: un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. Soit la première formulation discours du maître : S1 S2
S (barré)
qui forme la matrice des mathèmes des discours à venir dont Lacan fournira le plein développement dans
L’envers de la psychanalyse
, bien plus tard.
Deux remarques : la place d’où l’on s’autorise à exercer pouvoir, autorité et décision, tient sur un S1, lieu de l’exception, qui fonctionne comme tiers, comme Référence, pour le dire à la manière de Pierre Legendre. Et d’autre part, mais cela en est une conséquence directe, il faut pour que le S1 déploie sa puissance de création que celui ou celle qui occupe la place, ne se prenne pas pour l’exception : il n’en est que le passeur.
« Il convient de remarquer que si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins. Comme le prouve l’exemple de Louis II de Bavière et quelques autres personnes royales, et le bon sens de tout un chacun, au nom de quoi l’on exige à bon droit des personnes placées dans cette situation qu’elles jouent bien leur rôle, et l’on ressent avec gêne l’idée qu’elles y croient tout de bon, fut-ce à travers une considération supérieure de leur devoir d’incarner une fonction dans l’ordre du monde, par qui elles peuvent assez bien faire figure de victimes élues. Le moment de virage est ici donné par la médiation ou l’immédiateté de l’identification, et pour dire le mot, l’infatuation du sujet ». J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (in les
Ecrits
)
Ne pas s’y croire, telle est la clé.
Au nom de quoi vivre aujourd’hui?
Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier ce « au nom de quoi », ce pourquoi vivre, ce qui donne des raisons de vivre, raisons qui fondent pouvoir, autorité et décision, commente en substance Pierre Legendre dans
La Fabrique de l’homme occidental
. Les nouvelles donnes de la modernité, érigeant en signifiant-maître les lois du marché modifie sérieusement la perspective. Le Marché, ce nouveau dieu,
Le
Divin marché
, comme l’énonce le philosophe Dany-Robert Dufour dans un de ses récents ouvrages, a mis aux commandes la transformation de tout sur terre en marchandise : rien ne lui échappe. Il est soutenu en cela par la science et la technologie, et trouve son adjuvant dans la manipulation des images, notamment la télévision, qui sert, comme l’affirma clairement il y a quelques années un de ses meilleurs serviteurs, Patrick Le Lay, « à rendre disponible des tranches de cerveau pour la publicité ». Il s’agit d’une mécanique très rodée : on capte l’énergie du désir qui alimente le corps humain, on la branche sur des images qui conduisent tout droit à la consommation compulsive d’objets du marché. Dans un temps terrible où la seule valeur, le seul S1 qui perdure, ce serait la valeur marchande, que va-t-il advenir des possibilités d’exercer pourvoir, autorité et décision ? J’en ai fait la critique, notamment au regard des enjeux du travail social, en d’autres lieux et d’autres textes, j’y renvois. Un certains nombre d’auteurs contemporains se dressent aujourd’hui pour en produire l’analyse, en mesurer les conséquences sur le lien social et inventer des issues. Je citerai : Foucault, Castel, Lasch, Laval, Le Goff, Lipovetski, Maffesoli, Badiou, Debord, Derrida, Gauchet, Zizek, Benasayag, Castoriadis, Chaumon, Gori, Lebrun, Lesourd, Melman, Sauret, Chauvière, sans compter les romanciers tel Orwell, les cinéastes, peintres, poètes, chanteurs, artistes, etc… La liste serait longue de penseurs et créateurs, vivants ou morts qui tentent de questionner la dérive capitaliste afin de trouver les points d’arrimage symboliques dont s’ancre toute posture politique, à savoir que l’humain est un être parlant, un parlêtre, dit Lacan, donc une énigme vivante, et qu’à ce titre pour faire lien social, l’enjeu consiste bien à maintenir en vie cette énigme d’un animal apparu sur terre il y a 2 ou 3 millions d’années et qui s’est mis à parler. En dernier ressort nous pouvons nous arrimer aux lois de la parole et du langage : voilà d’où chacun peut encore s’autoriser. Dans cet essaim à chacun d’y apporter son miel !
Joseph Rouzel
* Texte à paraître dans Les Cahiers de l'Actif
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d'études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d'institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d'équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l'étranger. Il a créé et anime l'Institut Européen "Psychanalyse et travail social" (PSYCHASOC) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales.
Sites :
Psychanalyse et travail social : Psychasoc.com
Supervision : asies.org
Deux derniers ouvrages parus :
La supervision d'équipes en travail social
, Dunod, 2007
En collaboration avec Fanny Rouzel,
Le travail social est un acte de résistance
, Dunod, 2009
CD :
Môrice Benin chante Joseph Rouzel, (à commander à Psychasoc)
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Correction
Sisyphe
lundi 04 janvier 2010