Prospective? …ou chronique d’une mort annoncée
Formateur dans un centre de formation en travail social de la Région Rhône-Alpes, il m’a été donné, comme à l’ensemble des membres des équipes pédagogiques de cette institution d'assister à un débat sur l'avenir des formations en travail social, au regard des grands chantiers qui devraient ébranler les socles identitaires professionnels de chacune des filières représentées dans cette école. Une synthèse d'une grande clarté sur les évolutions des rapports fort ambigus entre les centres de formations en travail social et en santé et l'université a été exposée à une assemblée de formateurs de l’école et de ses cadres hiérarchiques. Ces chantiers sont nommés: ECTS (European Crédit Transfert système) et /ou L(B)MD Licence (Bachelor), Master, Doctorat). En conclusion, nous est prédit comme inéluctable, la disparition des centres de formation et autres instituts en travail social au profit d'une appropriation par l'université des programmes dispensés par ces écoles. Si nous en sommes là, nous dit-on, c'est parce que les professionnels diplômés de ces écoles auraient de tout temps mendié la reconnaissance par l'université d'un
grade
de même rang que les étudiants accomplissant trois ans d'étude dans un champ disciplinaire. Le diplôme universitaire opérerait, comme les mathématiques au lycée, une sorte de fascination qui en ferait un incontournable objet de convoitise pour accéder, si ce n'est à l'élite, au moins à son affiliation. L'aventure a été tentée par le secteur infirmier dont le succès certain repose sur cette reconnaissance sans la validation d'un grade de niveau licence. En fait, là où nous est présenté un mariage, nous y avons vu plutôt un flirt dont nous pouvons dire que la seule leçon que nous en retenons est que la filière « infirmiers » se retrouve dans l’illusion trompeuse d’un rapprochement avec la faculté de médecine. S’il y a bien rapprochement, c’est dans le parcours universitaire chaotique de certains qui ayant rêvé de grandeur hippocratique réajustent leur prétention et optent pour un choix honorable et mesuré de rejoindre les rangs des infirmiers. Un rapprochement ascendant est impensable ou alors anecdotique offrant comme seule perspective de promotion pour les infirmiers, l’école des cadres qui n’échappe pas aujourd’hui aux stratégies destructrices du management totalitaire. Rappelons, si nécessaire, que les instituteurs n'en sont pas encore revenus. La lente agonie qui est la leur ne nous semble pas enviable. Fardés de diplômes universitaires, ils sont parachutés dans des classes sans une once de pédagogie pour faire face à l'indicible désenchantement de la figure du maître pris dans ses vertiges théoriques et de surcroît incapable du moindre renoncement narcissique. Bien qu'opposés aux différentes réformes qu'ils subissent, malgré une énergie corporatiste séculaire, ils produisent l'élite de demain qui les assignera à de nouvelles réformes encore plus dégr(ai)ssives que les précédentes. Avec l'université, tel qu’elle nous est présentée, on nous apprend surtout à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Est-ce réellement la prospective de l’université dans sa quête d’autonomie ?
Notre interlocuteur du jour insiste : un mur étanche sépare la sphère universitaire de la sphère professionnelle. Étanchéité dont on peut dire qu'elle est davantage voulue que réelle. En effet, des universités ouvrent leur cursus à des professionnels qui, de leur expérience, construisent des problèmes qu'ils soumettent à l'épreuve de champs disciplinaires. C'est, par exemple, dans la Région Rhône-Alpes, la formation par la pratique (FPP) à Lyon 2 qui délivre des diplômes universitaires à ces mêmes professionnels. Parallèlement, une expérience originale à Valence, à l'initiative d'une universitaire intervenant dans un service de l'éducation spécialisé, développe un partenariat à double sens où il est, d'une part, retenu que toute expérience professionnelle est une pratique que si elle est nommée, c'est à dire, soumise à l'élaboration conceptuelle et, d'autre part, encouragé la démarche que toute recherche universitaire est au service d'une symbolisation des manifestations du réel. Cette structure, véritable laboratoire des pratiques, est sous l'égide du Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie clinique (CRPPC) de l'Université Lumière Lyon 2. Au-delà, il faut laisser les universitaires à l'université, disait Umberto ECO, au risque de les voir appliquer la théorie au sujet et réactualiser les vieux démons d'une race pure ou d'un homme parfait. Alors, le projet d'une absorption des centres historiques de formation en travail social et en santé par l'université, sans autre forme de procès que celui du destin accompli, permet d'imaginer, sans grande surprise, l'avenir du traitement de la question sociale.
Mais ce cannibalisme prédictible n'est pas que la seule conséquence d'une revendication de diplômes équivalents. Il est aussi l'apanage d'une Europe à qui l'on peut prêter tous les maux puisqu'elle n'existe que dans les fantasmes technocratiques de ceux qui prônent l'union européenne lorsqu'il s'agit d'éponger les déficits et l'identité nationale lorsqu'il s'agit de déporter des populations dans des conditions auxquelles se heurtent le secteur sanitaire et social. Resurgissent alors les vieux adages renvoyant à une position anti-européenne ceux qui ne se plieraient pas à la pensée unique comme ceux qui ont résisté à la monnaie unique et à une constitution unique déconnectée des réalités sociales, culturelles et économiques des adhérents. Le modèle outre-atlantique, présenté comme fort, voire avancé, entendu ici comme ayant déjà mis en œuvre des mécanismes concentrationnaires, s'impose à l'Europe et trace les contours d'un monde aussi homogène que virtuel.
A cet avenir tracé à coup de certitudes, une alternative émerge, celle des Hautes Ecoles en travail social. Si elle n'inspire pas l'enthousiasme espéré, c'est parce qu'en réalité, la prospective est de même nature. Au fond, il faut choisir entre la peste et le choléra. Toutefois, elle a le mérite de nous faire entrevoir que ni dans l'université, ni dans les instances européennes la parole énoncée a valeur de vérité. Cette alternative ouvre sur un dialogue, pour l'instant, limité à la sphère privée des représentants de l'AFORTS (association des centres de formation en travail social) et du GNI (groupement national des IRTS) regroupés pour l'occasion en UNAFORIS. A la multiplication des diplômes et des experts pour répondre à la multiplicité des problèmes succède la création de pôles dont l'objectif est de regrouper l'ensemble des métiers concernés en trois champs d'activités (l'animation sociale, la cohésion sociale et l'éducation). Cette obsession des pôles est le propre de l'enseignement subi par tous les managers, enseignement qu'ils resservent à la lettre dans les institutions et services du secteur comme une leçon bien apprise. Il s'agit en fait, dans chaque pôle, de créer suffisamment de lieux communs entre des professionnalités différentes pour démontrer l'interchangeabilité des professionnels, déplaçables à souhait, d'une structure à une autre, d'un lieu à un autre, d'un champ de compétences à un autre. La formation en travail social et en santé doit s'adapter aux nouvelles règles du management. Peu importent les problématiques à traiter et la qualité des réponses obtenues par la mise en pensée d'une longue expérience dans un domaine ciblé. La finalité est de fournir, aux structures d'accueil des publics en difficulté, la main d'œuvre corvéable à ce qui est devenu un marché en pleine expansion.
Un tableau de l'architecture imaginairement élaboré fait apparaître une nomenclature de la formation mettant en évidence trois niveaux de diplômes allant du technicien en travail social à l'ingénieur, en passant par le Bachelor, dont la définition[1] nous le dévoile comme un atout permettant
, sous certaines conditions, de passer les concours d’entrée dans les grandes écoles tout en garantissant, en cas d’échec, l’obtention d’un premier diplôme recherché par les PME (petites et moyennes entreprises) et les TPE (très petites entreprises). "Ces entreprises ont besoin de managers opérationnels. C’est justement le profil des diplômés de nos bachelors" explique ainsi Frank Vidal, directeur de Negocia et d'Advancia, deux écoles qui proposent ce type de cursus.
Tiens, tiens! Le spectre de la réforme de la Convention de 1966 est en passe d'être démasqué. Cette réforme voulue par les dirigeants du secteur sanitaire et social et imposée dans la duplicité d'organisations syndicales proches, à n'en pas douter, de ces mêmes dirigeants, n'aurait pas espérée plus grande complicité avec ce projet et l'architecture qui l'accompagne. Les termes de technicien et d'expert ne sont pas qu'emprunts malencontreux et innocents. Ils fournissent là une clé de compréhension des desseins fomentés en catimini de certains partenaires institutionnels, des professionnels et des organisations syndicales, dont nous faisons partie, soucieuses que toute réforme soit concertée. Il ne s'agit pas que de réduire des coûts de formation en alignant des étudiants du secteur dans des amphis surchargés, moins onéreux que la mise au travail d'une expérience de terrain en petit groupe. Il est aussi question d'accomplir le rêve insidieux de tout régime totalitaire, celui de former un corps intermédiaire unique apte à transformer le symptôme en un acte révolutionnaire susceptible des mises à l'écart les plus arbitraires. Au fond, la ficelle, bien que grosse, ne peut que nous relier à la
prospective
d'un secteur sanitaire et social qui déserte sa fonction d'espace contenant faute de savoir s'émanciper des influences gestionnaires de l'industrie et du commerce. Les managers du secteur sont aujourd'hui former à la rationalisation au point d'en perdre la raison, c'est à dire le fil fondateur d'un récit marqué originellement par la tiercéité, référence exigée à cette place de tiers, dont peuvent encore se prévaloir certaines institutions et associations, comme certains professionnels.
Au fond, que ce soit dans une perspective d'annexion à l'université ou dans la restructuration faussement débonnaire en Hautes Ecoles d'un secteur plutôt en forme, la concertation attendue limite ses accès à des voix déjà acquises à une inévitable rupture avec l'origine, à savoir, avec les socles fondateurs des professions concernées. L'ouverture au dialogue à ceux qui en ont porté la créativité, aussi bien dans le secteur de la santé que dans celui de l'assistance social et de l'éducation est un impératif. La réunion de l'ensemble des acteurs cités plus haut invite à faire histoire là où les positions rigides des pseudoprédicateurs nous convoquent à un destin que nous aurons juste à mettre en scène. L'accès à la discussion des organisations syndicales est, à coup sûr, une prospective.
Frédéric ROSSI
Formateur dans un centre de formation de la Région Rhône-Alpes
[1] letudiant.fr
formation des travailleurs sociaux
jean-françois duvic
jeudi 21 juin 2012