Il est difficile de penser à l’adolescence, de penser avec l’adolescent et sans doute aussi de se remémorer notre propre adolescence. Car il y a entre processus d’adolescence et processus de pensée un hiatus, un enjeu structurel central que PH. JEAMMET a isolé et théorisé en tant que tel au travers de ses travaux notamment sur le rôle spécifique de l’agir à cette période de la vie. Alors, effectivement parlant de période de la vie, nous situons l’adolescence comme une réalité psychogénétique, un stade, une phase, qui se définit par une position dans une chronologie. C’est une manière de considérer l’adolescence ancrée dans le sens commun et qui porte sa part de réalité.
Si la psychanalyse amène quelque chose à la compréhension des adolescents et au type de réponse qu’il convient de leur apporter, c’est essentiellement du fait de considérer l’adolescence non seulement comme une phase dans le développement du sujet, mais aussi comme un type de position subjective, un processus qui va jouer un rôle diachronique tout au long de la construction de la subjectivité adulte.
Il y aurait donc en nous, adultes, un processus adolescent toujours à l’œuvre, c’est à dire une modalité toujours vivante et active à éviter la pensée par la mise en place d’agirs, voire à transformer la pensée en agir ; c’est à dire en activité de décharge plutôt que de liaison entre affects et représentations.
Dans la même perspective de repérage des structures de la subjectivité, la psychanalyse nous invite en outre à ne pas confondre adolescence et pathologie. Il y a donc une question qui surgit d’emblée: quid du rapport entre manifestations comportementales et pathologie à l’adolescence ; et si on ne peut pas, dans ce cadre utiliser des critères sémiologiques stables pour déterminer des tableaux cliniques fiables, sur quoi alors le clinicien peut – il se baser pour orienter le diagnostic, le pronostic et la nature des soins à dispenser ?
Plutôt que nous montrer un tableau de manifestations à interpréter, l’adolescent nous tend un miroir et plus encore, fait de nous le miroir qu’il nous tend. Sans confondre ici processus suggestif et adolescence il y a dans toute confrontation à l’adolescent un rapport d’immédiateté narcissique et de diffusion des processus qui fait entrer en correspondance inconsciente les positions psychiques des protagonistes. Phénomène que distingue PH. JEAMMET au travers de la notion d’ « espace psychique élargi ». Autour de l’adolescent se développe une
constellation adolescente
, pour reprendre la formule qu’utilise Daniel STERN à propos du maternel, qui est la réactivation de la problématique vécue lors de son adolescence par chaque protagoniste. Ce qui invite le clinicien à étendre son attention aux mouvements qui se déclenchent dans le couple parental, dans la fratrie, jusque dans le réseau relationnel de la famille, lorsque un enfant devient adolescent.
A noter dans la même ligne d’idée le rapprochement souvent établi entre clinique du bébé et clinique de l’adolescent comme si, cela a été souvent dit, l’adolescence constituait une seconde naissance, une naissance du sujet à l’espace social adulte.
Les confrontations au bébé ou à l’adolescent ont d’ailleurs ceci en commun de tendre à nous « déshabiller » de notre livrée professionnelle qu’il faut pourtant maintenir ne serait – ce qu’au titre de contenants encadrant la possibilité même de la pratique soignante. Les mouvements émotionnels de base, les formations psychiques représentants des éléments d’angoisses archaïques et les mécanismes psycho – défensifs primaires, tels que l’identification projective et ses conséquences confusionnantes, sont ici au premier plan et déterminent pour une part essentielle la dynamique de l’entretien clinique tout comme celle de la prise en charge dans sa globalité. Les équipes soignantes sont directement affectées dans leurs formes subjectives, intersubjectives et organisationnelles par cet « archaïque » amplifié par les nouvelles capacités pulsionnelles de l’adolescent. Souvent les équipes en viennent à formuler une demande d’aide ponctuelle vis à vis d’un tiers externe afin de recréer une position d’extériorité devant les angoisses de désidentification et les sentiments d’auto dépréciation qui peuvent envahir le champ subjectif du groupe soignant. La clinique des adolescents nous renvoie donc à un trouble qui diffuse ; autant donc nous fonder de cette réalité puisque, comme le disait WINNICOTT, il n’y a pas d’autre solution que de partir d’où en est le patient et, pourrions nous ajouter, que de partir de la position à laquelle il nous assigne, fût – elle confuse.
Le patient adolescent nous confronte précisément à une déstabilisation de l’identité et de ses corollaires, les fonctions et rôles sociaux. Il semble même, pour une part, s’étayer paradoxalement sur cette vacillation qui apparaît souvent dans les interactions de la vie quotidienne sous la forme d’un usage particulier de la communication. Comme si les échanges déterminés par les adolescents mettaient rituellement en échec la pensée pour le sens - la transmission de l’information, le désir de se représenter, ou le fait de poser un problème pour avancer dans sa résolution – et avaient plutôt pour fonction d’organiser et développer de mini crises à fonction de décharge des tensions internes.
Philippe GUTTON a montré que ces situations - au travers de leur répétition susceptible d’épuiser l’entourage, en tout cas d’éprouver son équilibre - sont à mettre au compte des « phénomènes psychiques de la puberté » qui se caractérisent par la déroute du surmoi devant les modifications quantitatives et qualitatives du régime pulsionnel.
La position des adultes en « pièce d’usure » apparaît donc inévitable dans cette confrontation adulte – adolescent et caractérise sans doute une modalité de la forme d’étayage qui est en jeu et que l’on retrouve dans cette sorte de combat insistant pour modifier l’autre et le faire devenir comme on veut qu’il soit. Il y a là à la fois la trace d’un désir de symbolisation et une impasse quand au choix du matériau symbolique lui – même puisque l’autre ne saurait être réduit à un pur signe sans perdre sa qualité d’altérité. La résolution de l’impasse survient lorsque entre l’adolescent et ses protagonistes adultes s’inscrit l’idée que l’autre n’est pas réductible à un signe de son propre répertoire d’interprétation du monde. De là nous pouvons facilement déduire l’idée, corroborée par la clinique, que les impasses du développement à l’adolescence peuvent être directement produites par la rigidification du système de positions adultes – adolescent. Ceci valant, au – delà de la famille, pour ce qui se déroule à l’intérieur des espaces mettant aux prises dans des mouvements transférentiels puissants, adultes et adolescents. Je pense à l’espace soignant, mais aussi à la situation scolaire et au groupe sportif ou de loisir lorsqu’ils sont investis. Ce paramètres s’ajoutant à celui de la nature archaïque des émotions et des fantasmes mobilisés amène à dégager un axe de travail périphérique et indirect dans la prise en charge des adolescents. Cet aspect a notamment été mis en exergue par Kati VARGA lorsque, par exemple, elle insiste sur le suivi des parents dans la prise en charge des jeunes toxicomanes, même lorsque ceux – ci se soustraient, dans un premier mouvement, aux soins. D’autre part les éducateurs qui s’occupent d’adolescents savent bien comment une simple visite de leur part à un enseignant, un maître d’apprentissage, ou à celui des parents qui a pu être mis ou se mettre lui - même « sur la touche » de l’éducation de son enfant, peut déterminer des modifications parfois spectaculaires dans les attitudes du jeune en difficulté. De même peut – on constater que le travail d’élaboration des équipes soignantes produit « en creux », par le détour du contre transfert analysé, une figurabilité des affects, des fantasmes et des conflits psychiques en jeu, qui ne seraient pas accessible par l’échange direct avec le patient.
S’il est en effet difficile de faire face à l’adolescent, lorsque le face à face survient, il doit s’appuyer sur une ressource élaborée dans le collectif des protagonistes concernés, et ne pas s’en tenir à l’exposition excitante d’une pulsionnalité contre une autre. Je garde en mémoire cette situation dans laquelle un éducateur s’était approché d’un groupe d’adolescents en ébullition, il s’était arrêté au bord de l’espace d’agitation, et avait l’air de réfléchir, visiblement il ne savait pas très bien quoi faire mis à part de se tenir là. En peu de temps cette présence qui réfléchissait autre chose que l’agitation est devenue spatialement organisatrice. J’ai eu l’impression d’être témoin d’un phénomène à la fois météorologique et électromagnétique. Une telle ressource basée sur la qualité de présence, la connaissance du groupe et des individus qui le composent, la capacité de penser en milieu « hostile », n’est jamais élaborée une fois pour toute.
Car de même que PH. GUTTON oppose aux phénomènes psychiques de la puberté, un processus réparateur qu’il appelle « élaboration adolescente » ou « névrose adolescente », on constate qu’il y a pour les parents ou pour les soignants une charge permanente de travail psychique a assumer pour relier sensation, intuition et figurabilité afin de maintenir la position de l’idéal du moi et le processus du sens dans la relation à l’individu ou au groupe.
Si les parents et la famille de l’adolescent, le professionnel et l’équipe, peuvent être dits en position de
pièce d’usure
, cela ne représente que la première partie d’une réalité dont l’autre partie demeure une construction à entreprendre. Winnicott avait bien perçu ce premier aspect des choses lorsqu’il disait que face aux difficultés que vivait et faisait vivre l’adolescent, le seul remède est le temps. Tous les protagonistes embarqués dans la même galère n’ont qu’à tenter de maintenir un cap parmi les flots tumultueux. Mais il y a un deuxième aspect sur lequel insiste PH. JEAMMET et qui complète l’indication de WINNICOTT. Gagner du temps tout en restant vivant et en bonne santé, certes, mais ne pas rester passif : nourrir ce temps de propositions bien pensées et articulées. L’écoute fait partie de ces propositions et en constitue le fond. Ecouter la demande d’amour, les potentialités d’investissement, la déception, le vide, l’impuissance et la haine, mais au travers d’un cadre et d’objets transitionnels qui sont autant de médiations dont nous allons tenter de définir les fonctions.
Dans la discussion d’un cas de psychothérapie d’une adolescente présenté par Catherine CHABERT, il y a quelques années, Roger MISES avait indiqué la nécessité pour l’équipe soignante de renforcer les
assises narcissiques
des adolescents en difficulté par la construction d’un « espace spéculaire » présentant la double propriété de « contenir
à la fois
les images de soi et les relations d’objet ». Il y a là une formulation qui contient une axiologie et qui condensent pour moi les principes que je retiens d’une expérience de vingt ans dans plusieurs institut de rééducation auprès d’adolescents ou de pré – adolescents perturbés.
Partons donc de cette notion d’
assise narcissique
. Freud dans son article de 1914 « Pour introduire le narcissisme », situe la possibilité pour la libido de fluctuer entre investissement du moi et investissement d’objet. La maladie narcissique serait, dit – il, causée par le reflux de la libido sur le moi et le désinvestissement de l’objet.
Mais quand on parle d’assises narcissiques ce n’est pas d’une déviation, d’une maladie ou d’un dysfonctionnement qu’il est question, mais bien plutôt d’une organisation, d’une compétence psychique qui rend possible pour le sujet à la fois de s’investir lui – même et d’investir le « sujet – autre », comme dit ROUSSILLON. C’est la pluri modalité de l’investissement libidinal entre soi et autre, entre moi et objet, qui est la fonction résultante d’une organisation narcissique adéquate, et c’est la défaillance de cette distribution de l’investissement qui définit la pathologie narcissique de la personnalité. On trouve ce cas de figure dans la mise en place du sevrage telle que le montre la clinique du petit enfant lorsqu’il améliore sa tolérance à quitter sa mère, à se familiariser et à investir une pluralité de lieu et de personnes qui prennent soin de lui ; ou bien au contraire, lorsque la difficulté de séparation se pérennise et que les investissements vers d’autres objets s’effectuent mal.
Les travaux de Bela GRUNBERGER, en France, vont clairement dans ce sens. On peut d’ailleurs comprendre la scénographie du mythe grec de Narcisse sous cet angle. Ce dont le mythe construit la représentation n’est pas l’assise narcissique du sujet, mais sa structure mise en impasse : Narcisse échouant à soutenir à la fois l’investissement libidinal de son image
et
celui de la nymphe amoureuse. L’impossibilité de la coexistence de différentes modalités de l’investissement à la fois interne et externe désigne, en creux, une organisation défaillante de la structure narcissique primaire et de l’intrication pulsionnelle qu’elle détermine. Cette défaillance pourrait d’ailleurs aussi bien être illustrée par une scénographie inversée : Narcisse livrant entière sa libido à la nymphe Echo et déprivant les images de soi de tout investissement. On rejoindrait là une figure classique de la passion et de son soubassement mélancolique, posant au passage la question des liens existant entre pathologie narcissique et mélancolie.
Avec les adolescents en souffrance, ce niveau de problématique est omniprésent, et les difficultés pratiques d’apprentissages et de socialisation dérivent directement de cette incapacité plus ou moins accentuée à faire coexister les investissements pour des objets de statuts différents. Car l’adolescence, outre le remaniement interne due au phénomène de la puberté qui la déclenche, confronte ordinairement le sujet à la brutale externalité de l’objet du désir. Les personnages parentaux qui étaient, jusque là, non seulement les meilleurs gardiens du monde transitionnel de l’enfant ( à la fois interne et externe comme le définit WINNICOTT ) mais aussi les co–auteurs et les acteurs, deviennent soudain les supporteurs de la réalité externe et les détracteurs des solutions que mettent en place leurs ados pour la dénier. Il y a quand même là quelque chose qui ne peut qu’être vécu comme une trahison majeure de l’enfance et, de ce point de vue, la haine structurante de l’adolescent est à mettre sur le compte de la crise oedipienne en tant que mécanisme de désillusion.
Nous sommes bien là dans le cas de figure du trauma psychique et, comme dans tout processus traumatique, l’outil de sens, c’est à dire le réseau de représentations utilisé par le sujet pour interpréter la réalité ( interne comme externe ) se trouve partiellement disqualifié. Cette crise de la transitionnalité infantile, son désaveu, correspond à la dévaluation du système d’interprétation du monde et de soi procédant du
contrat narcissique
de l’enfance. ( Piera AULAGNIER ). Lorsque les mots d’avant ne sont plus
aptes
aux nouveaux
affects
( AULAGNIER ), il reste au sujet la solution de la reconstruction d’un système d’interprétation qui, comme tout système d’interprétation qui ne soit pas délirant, exige un nouveau contrat narcissique dont les protagonistes sont soit les mêmes mais sur des positions différentes, soit sont nouveaux. En résumé, un enfant ne « passe » pas l’adolescence si les adultes autour de lui n’ont pas eux – mêmes engagé leur propre capacité subjective à assumer la désillusion et à construire de nouveaux systèmes d’interprétation.
Il faut croire que la nécessité d’une telle réciprocité, ou dialectique, pour le bon fonctionnement du processus maturatif constitue un élément central dans ce qu’on a appelé
assises narcissiques
du sujet.
Les manifestations anti-pensée caractéristiques de l’adolescence sont donc à comprendre comme résultant de plusieurs facteurs : le refus psycho défensif inconscient face aux modifications entraînées par la puberté, la dé potentialisation de l’outil sémiosique et la résistance du référent adultes à la modification de sa propre position subjective. On peut comprendre cette résistance en ce que, pour un parent, l’accès de son enfant à la sexualité génitale signifie au moins deux choses : le déclin de la sienne en tant que sexualité pour la procréation et son propre passage à la génération pour la mort, dans la mesure où le temps de l’adolescence de ses enfants correspond à celui du grand âge pour les parents du parent et donc à l’actualité de la problématique de leur disparition. La constatation chronologique d’appartenir à la prochaine génération à disparaître est, dés lors, inévitable.
Le passage de l’adolescence concerne donc à la fois l’adolescent, son groupe primaire familial, ses groupes secondaires d’appartenance et les modes transactionnels qui se mettent en place entre ces différents registres. De même que les rites de passage entre monde de l’enfance et monde adulte propre aux sociétés traditionnelles mobilisent l’ensemble de la communauté, la problématique de notre adolescent moderne concerne en fait les cercles concentriques de ses différents groupes de référence. On peut se demander où en est aujourd’hui le système d’implication groupal nécessaire à faire un adulte d’un enfant , et si l’adolescent n’est pas trop souvent seul, mis en position sociale de cible commerciale, insuffisamment étayé par une famille elle – même isolée, réduite au noyau conjugal voire aux parents séparés.
Le regard psychanalytique sur l’adolescence a intégré depuis quelques années les perspectives de l’ethnologie et de la psychosociologie. Il oriente les prises en charge thérapeutiques dans trois directions complémentaires, nécessairement articulées entre elles : l’écoute psychanalytique du sujet, l’implication de la famille, la construction de scénarios éducatifs qui mettent en œuvre ce que Pierre KAMMERER a appelé « L’alternative symbolisante du don et de l’initiation » utilisant – je cite Jacques SELOSSE – « …une série de situations qui questionnent les individus concernés, telles qu’une séparation d’avec le milieu familial, un affrontement risqué avec des éléments naturels hostiles, des contraintes de vie en commun à surmonter et une confrontation des manières d’être et de faire avec, par exemple, une société et une culture différente. »
Au fond, les progrès théorico – cliniques actuels déterminent des modèles dont les axes pratiques avaient guidés les grands éducateurs du passé, leurs intuitions étaient justes, leurs outils peuvent être utilement ré interrogés. Certes le contexte a changé, l’enthousiasme de reconstruction sociale des après guerres n’est pas de circonstance, les cadres institutionnels se sont rationalisés, sont probablement en cours de bureaucratisation, l’espace soignant est saturé de discours référentiels. Mais certaines marges de manœuvre demeurent, d’autres se dégagent du fait des nouvelles lois et de l’évolution globale de la technicité. Il s’agit de les repérer et de les investir. Les adolescents en difficulté sont en attente d’expériences corporelles et intersubjectives ( Bernard GOLSE ) susceptibles de modifier les représentations inconscientes d’eux – mêmes marquées des identifications adhésives et parasitaires qui déterminent le processus d’auto dépréciation et son contre – investissement par l’omnipotence. La psychanalyse, comme elle l’a montré pour la thérapie des enfants, des psychotiques et pour la dynamique thérapeutique des groupes, est susceptible de dépasser ses limites d’herméneutique pour aider à figurer les nouvelles formes initiatiques de passage à proposer aux adolescents d’aujourd’hui.