15
Psychogenèse de la dimension du désir
La dimension du désir est bien l’une des deux dimensions fondamentales de l’humain, la seconde étant la “raison”.
C’est certainement cela qui fait dire à Edgar Morin depuis quelques années que l’humain n’est pas
homo sapiens
mais
homo sapiens-demens.
C’est-à-dire à la fois
sage
1
et
fou.
L’erreur des Lumières, à mon avis, fut de croire que la folie de l’humain ne venait que d’un manque de savoir. Alors que la folie de l’humain a pour origine la dimension du désir qui est d’avant le moi, le sujet et la raison. Et certainement à la source également de la créativité humaine. J’y reviendrai longuement plus tard
2
.
Ce sont certainement les mystiques qui les tous premiers avaient perçu cette dimension du désir (Lacan ne cessait de le répéter) et sa spécificité humaine. Seul l’humain avait une âme, c’est-à-dire la mémoire de Dieu en lui. Mais ils ont astucieusement (inconsciemment bien sûr !) coupé la dimension du désir en deux. Une dimension tentant la réalisation de ce désir ici-bas, sera nommé le mal et sera inspiré, dans le judéo-christianisme, par le diable ; et l’autre, sous l’égide de Dieu, sera la réalisation du désir à la fin des temps. Ne croyant plus (ou presque… !) en Dieu, depuis quelques siècles, l’humain a donc tenté de réaliser le désir ici-bas .
Cette dimension ne pouvait-être de ce monde. Ce monde étant sous l’égide de la dualité, de l’imperfection, de la mort.
C’est en ce sens que Dolto pouvait dire que Jésus était « une bête de désir ». Mais ainsi elle participait à la confusion qui règne depuis le début de l’humain. Lacan, reprenant les mystiques sous l’égide d’une relecture de Freud, parlera sans cesse de cette dimension du désir mais en ne réussissant pas à “décoller” des mystiques, ce qui lui fera mettre sur le même plan le désir, l’inconscient et la parole. Il fera du A (grand autre) l’origine du désir. Il écrira, dès le
Séminaire II
4
:
Le désir est un rapport d’être à manque. Ce manque est manque d’être à proprement parler. Ce n’est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe.
Ce manque est au-delà de tout ce qui peut le présenter
Troublant si on lit bien “manque d’être par quoi l’être existe”. L’être n’existe donc que par qu’il y a ce manque d’être. Mais alors, qu’est cet être avant le vécu du manque ? Un être, mais qui n’existe pas. Pour qu’il ex-siste (situé hors de) il faut qu’il me manque. Avant de me manquer il n’existe pas, il EST. C’est ainsi que les hébreux nommerons, entre autre, Dieu. Et Lacan dira ailleurs : « Si Dieu existe c’est l’inconscient »
Donc, soyons logique :
Si l’être n’existe qu’à parti du manque, le manque, lui, est un manque de quoi ? Il est un manque de … RIEN. Mais un RIEN qui n’est pas rien comme aurait pu dire ce cher et regretté Devos. Le Rien qui permet le “jeu” en mécanique, le Rien qui permet l’humour. A condition bien sûr, que nous cessions de le représenter par la “plénitude”, l’“Être”, etc.
A l’origine de l’humain un manque : mais non un manque “ontologique”
5
, mais un manque fantasmatique.
Quel magnifique résumé de Paul Valéry :
« Qu’est-ce que deviendrait l’homme sans le secours de ce qui n’existe pas »
6
Mais d’où vient ce fantasme de manque à être ?
Entre 397 et 400 de notre ère, il y a donc 16 siècles ! Un homme s’est trouvé face à ce même problème. Il se nommait Saint Augustin, et fut l’un des grands initiateurs du christianisme.
Quand je vous cherche, mon Dieu, je cherche la vie bienheureuse, et je vous chercherai afin que mon âme vive, puisque c’est de vous que mon âme tire sa vie, comme c’est de mon âme que mon corps tire la sienne.
7
De quelle sorte est-ce donc que je cherche la vie bienheureuse ? Car je ne puis dire que je la possède, jusqu’à ce que je puisse dire : je n’ai plus rien à désirer, et que j’aie un véritable sujet de le dire. Comment la cherché-je ? Est-ce par mon souvenir, comme si je l’avais oubliée, et Que Je me souvinsse néanmoins de l’avoir oubliée ? Ou est-ce par un désir d’apprendre une chose qui m’est inconnue, soit que je ne l’aie jamais sue, ou que je l’ai oubliée de telle sorte que je ne me souvienne pas même de l’avoir oubliée ?
8
Quelques 13 siècles plus tard, Pascal, dans l’une de ses
Pensées dira, de même :
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des choses absentes les secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même.
Pensées, 1658-1662
Paris, Seuil, 1963 (1ère éd. 1670)
Papiers classés / Section I, Le souverain bien /X
Reprenons Saint Augustin, car, à mon avis
9
, il ne délirait pas du tout lorsqu’il écrivit dans ses “Confessions”, Livre X, chapitre XXIV qu’il me faut citer entièrement :
DIEU SE TROUVE DANS LA MÉMOIRE.
Ai-je assez dévoré les espaces de ma mémoire à vous chercher, mon Dieu ? et je ne vous ai pas trouvé hors d’elle! Non, je n’ai rien trouvé de vous que je ne me sois rappelé, depuis le jour où vous m’avez été enseigné. Depuis ce jour, je ne vous ai pas oublié.
Où j’ai trouvé la vérité, là j’ai trouvé mon Dieu, la vérité même, alors connue, dès lors présente à. ma mémoire. Et, depuis que je vous sais, vous n’en êtes pas sorti, et je vous y trouve toutes les fois que votre souvenir me convie à vos délices. Voilà mes voluptés saintes, don de votre miséricorde, qui a jeté un regard sur ma pauvreté. (462)
Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, vous, Seigneur? où y demeurez-vous? Quelle chambre vous y êtes-vous faite? Quel sanctuaire vous êtes-vous bâti? Vous lui avez fait cet honneur d’habiter en elle, je le sais; mais c’est votre logement que j’y cherche. Lorsque mon coeur s’est rappelé mon Dieu, j’ai traversé toutes ces régions de souvenir qui me sont communes avec les bêtes; ne vous trouvant pas entre les images des objets sensibles, je vous ai demandé à la résidence où je mets en dépôt les affections de mon esprit; mais vainement : j’ai pénétré au siége même de l’esprit, hôte de ma mémoire, car l’esprit se souvient aussi de soi-même; et vous n’y étiez pas, parce que vous n’êtes ni une image sensible, ni une affection du principe vivant en nous, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, l’oubli, ni l’esprit lui-même, mais le Seigneur, Dieu de l’esprit.
Instabilité que tout cela, et pourtant vous, éternel et immuable, vous avez daigné demeurer dans ma mémoire depuis que je vous ai connu. Et je demande encore où vous habitez en elle, comme si elle était lieu? Mais certes vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis l’heure où je vous ai connu, et c’est en elle que je vous retrouve, lorsque votre souvenir se représente à mon cœur.
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Il est évident que ce qui trouble St Augustin c’est que ce souvenir est en lui et n’est pas de lui. Et qu’il est souvenir d’une perfection qui n’est pas de ce monde. Comment ne pas inventer “Dieu” ?!
Lacan, lui, ne le nommera pas Dieu, mais l’
Autre
(grand-autre)Dans son “schéma L”. Et le positionnera aussi comme origine du désir. Mais il dira que A est “une
instance logique pure sans laquelle la structure ne fonctionne pas”.
Elle est, pour Lacan origine de la dimension du désir. Ce désir qui est au fondement, (comme tous les grands mystiques l’ont perçu, je vous en reparlerais), de la dimension humaine :
Le désir, fonction centrale à toute l’expérience humaine, est désir de rien de nommable. [comme le Dieu des hébreux]
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Et c’est ce désir qui est en même temps à la source de toute espèce d’animation [qui donc nous donnerait une âme]. Si l’être n’était que ce qu’il est, il n’y aurait même pas la place pour qu’on en parle. L’être vient à exister en fonction même de ce manque. C’est en fonction de ce manque, dans l’expérience de désir, que l’être arrive à un sentiment de soi par rapport à l’être. [notre conscience de conscience serait donc la conscience de soi par rapport à l’être manquant.] C’est de la poursuite de cet au-delà qui n’est rien [je le nommerais fantasme, dont l’étymologie renvoie à fantôme…], qu’il revient au sentiment d’un être conscient de soi.
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Pascal insiste sur le fait que cette dimension du désir humain ( qui est pour lui désir de Dieu) “parle au cœur et non à la raison”
Sœur Emmanuelle parle d’une présence de Dieu au cœur de l’homme. “ lieu où Dieu parle à l’homme.”
Ce cœur est effectivement la dimension émotionnelle inconsciente. Pascal dira à ce sujet dans une de ces
Pensées :
« le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas »
François Flahault (dont nous reparlerons
13
), parle de “proto-soi”
Le soi natif, le soi premier n'est pas soi, mais une sorte de proto-subjectivité non-délimitée, non-différenciée. Ainsi, répondre à l'impératif « Deviens ce que tu es », c'est d'abord renoncer (dans la mesure du possible) à ce soi infini qui précède le soi défini comme le Cha
os primordial précède le monde différencié.
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Mais d’où vient ce “proto-soi” ? Où est-il inscrit ?
Un souvenir d’avant le moi, parce que « nous » n’était pas là et pourtant c’est « en nous » que cela est mémorisé. Il nous en reste donc une « marque et la trace toute vide », c’est bien cela la dimension du désir qui « ne peut être rempli que par un objet infini ». Nous verrons plus loin pourquoi “un objet infini”.
Notre système nerveux était déjà en fonctionnement dans le vécu intra-utérin, alors que notre moi n’existait pas encore. Il ne commencera à se constituer qu’à partir du 8ème mois après la naissance. Il y aurait donc en nous, dans notre cerveau, un vécu mémorisé
15
. Mais mémorisé par qui ? Un “nous” sans “moi”, d’avant le moi et hantant ce moi.
Et comme il n’y a pas de “moi”, et encore moins de “sujet”, il n’y a pas non plus, certainement, d’objet. Et que peut-être une mémoire sans moi, sans sujet, sans objet ? Nous semblons nager dans l’absurde, le non sens !
Béla Grunberger parle de “mémoire cénesthésie”
16
prénatale
17
qu’il donne comme origine du “narcissisme primaire”, ou “narcissisme pur”.
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Voici quelques extraits de neuropsychiatres pour illustrer rapidement ce phénomène, que nous reprendrons longuement par la suite :
« Une inscription psychique non réflexive, représente bel et bien un présupposé fondamental et nécessaire, sans lequel la réflexion sur la place de la vie intra-utérine au sein de la théorie de l'après-coup n'a même pas lieu d'être. (p.6)
Bernard Golse
« – Hypothèse 1 : les traces sensorielles proto représentatives engrammées lors de la vie intra-utérine d'Auguste existent et sont actives. Elles ne sont pas directement symbolisables mais, par contre, actives dans une homéostase psychosomatique et dans tous les nombreux conflits affectifs intrapsychiques et interpersonnels qui commémorent chez lui régulièrement la dialectique primordiale contenu/contenant.
»
Sylvain Missonnier
« En
invoquant l'hypothèse d'une certaine « mémoire fœtale », nous
pourrions
dire que des traumatismes précocissimes, survenus au cours
de
la vie intra-utérine, et à ce moment-là non représentables bien que
laissant en quelque sorte des « traces mnésiques », sont susceptibles de
se voir réveillés et réactivés, dans un climat d'angoisse et de déplaisir,
à l'occasion de traumatismes plus tardifs, devenus représentables quant à
eux.
Nous avons longuement exprimé par ailleurs (2004) notre conviction
que les fantasmes originaires correspondaient à des « souvenirs/non sou
venirs », ces fantaisies ne pouvant que rester totalement inconscientes
dès leur constitution en raison de l'impossibilité pour le fœtus de se
faire une représentation visualisable des scènes auxquelles ils pourraient
correspondre ».
Jean Bergeret et Marcel Houser
Anthropologie du Fœtus
Ed. Dunod 2006
J’avais élaboré, il y a bien longtemps, un tableau tentant de résumer le vécu cénesthésique prénatal. Le voici complété pour l’occasion :
Lorsque je mets, dans la première colonne “intérieur” et “extérieur” entre guillemets c’est pour signaler que ces concepts ne sont valables que pour nous qui sommes nés et parlons. Pour le fœtus il ne peut y avoir ni extérieur ni intérieur. Étant apparu là, dans ce que nous nommons, nous, utérus. Il ne peut éprouver un quelconque intérieur, n’ayant jamais éprouvé d’extérieur.
Vécu intra-utérin
|
Vécu extra-utérin
|
Analogie mythique
d’après-coup
|
Milieu liquide tiède
|
Milieu aérien
|
Eau régénérante
baptême
|
Quasi apesanteur
|
Perte des eaux et chute
dans la pesanteur
|
“Chute de l’ange”
|
Pression équivalente
“intér.” et “extér.”
|
Pression intérieure supérieure
|
Différence interne/externe
|
Température “interne” et “externe” égale
|
Différence de température
|
“chaleur humaine”
|
Monde à sa dimension
|
Sans limite
|
Recherche du
“Nid douillet”
|
Contact uniforme sur toute la peau (liquide)
|
Contact non uniforme
|
Caresses
Massages
|
Son dans les tonalités graves
|
Différence aigue/grave
|
Musique “religieuse” grave
|
Obscurité ou lumière blafarde
|
Obscurité/Lumière
|
Lumière tamisée
Clair de lune
|
Odeur assez forte
Très peu de variations
|
Odeur très variables
|
Parfum
|
Goût très fort et peu de variations
|
Goûts très variables
|
|
Monde à notre disposition
|
Monde indifférent à nous
|
Dieu a crée le monde pour nous
|
Aucun effort pour vivre
|
Respirer – déglutir-effort pour bouger etc.
|
Paradis où nous n’avions rien à faire
|
Le premier vécu à l’ “extérieur” sera celui de la respiration avec la dualité inspir/expir
Tout cela est mémorisé dans ce “proto-soi” sur un mode analogique
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Cette mémoire du vécu intra-utérin est maintenant admise par la psychiatrie contemporaine :
« On peut penser qu'il s'agit d'un mode relationnel « objectal semblant sans objet » non pas parce que l'objet n'existe pas mais tout simplement parce que nous nous référons à une période où l'objet, aussi réel soit-il, ne serait pas encore représentable (outre par ses conséquences au registre de la «demi -représentativité » potentielle que constitue le niveau des affects seulement). Une telle situation correspondrait tout à fait à ce qui se passe au cours de la dernière période de la vie fœtale, c'est-à-dire à un moment où plusieurs organes perceptifs parviennent à fonctionner, sauf la vision bien sûr. D'où le manque à conserver une « représentation» (au sens freudien du terme) figurable de l'objet. Le souvenir primitif ne correspondrait en effet qu'à la trace mnésique laissée essentiellement par les affects. Et les affects pourraient par la suite faire alliance avec d'autres représentations, ultérieurement perceptibles, pour donner naissance à des « néo-objets » qui permettraient de légitimer la présence d'affects, non liables jusque-là, mais reliables maintenant à des objets nouveaux et à des scènes qui leur sont secondairement rapportées. L'ensemble ainsi recréé constituant les « souvenirs de couverture » évoqués par Freud. Celui-ci les décrivait comme « transportant une situation en un endroit où elle n'a pas eu lieu ».
(p.15)
(…)
Nous estimons aussi que si le registre des véritables représentations n'est pas déjà efficient chez un fœtus, il est permis de penser que le registre des affects se trouve par contre, quant à lui, en état de fonctionnement de façon précoce. Il serait donc possible, dans cette hypothèse, de retrouver plus tard des traces d'affects fort archaïques cherchant à se lier à de plus récentes représentations. (p.16)
LE FŒTUS DANS NOTRE INCONSCIENT
Jean Bergeret – Marcel Houser
Ed. Dunod 2004
Je pense que l’une des dimensions
20
de la spécificité humaine a pour origine cette capacité à mémoriser ce vécu que nous nommons, nous (étant nait et parlant) intra-utérin. Le vécu par le fœtus n’est ni intra ni extra utérin. N’oublions pas qu’il est apparu en ce lieu. Et donc il n’est pas pour lui dans un intérieur, n’ayant jamais connu d’extérieur à ce lieu. Et ce “lieu” n’est pas “un” lieu, puisqu’il n’en a jamais connu d’autres. Et ce “il” n’est pas non plus un “il”, puisqu’il n’y a pas de “tu” pour constituer un “je ”et encore moins de moi, puisque pas de possibilité d’image de soi ni par soi ni par un autre, puisqu’il n’y a pas non plus d’autre. Donc pas plus de “lui”.
Mais alors, que peut-être cette mémoire s’il n’y a ni lieu, ni moi, ni je, ni autre… ?
Relisez maintenant les passages de St Augustin aux pages 5 et 6 !
Je pense que le cœur du problème humain
21
réside dans le fait que cette mémoire n’est pas signifiée. Rien ne peut être signifié, si non par rapport à autre chose.
N’ayant jamais été malade, la santé pour nous n’aurait aucune signification. Ce n’est qu’après avoir été malade que l’avant maladie prend le sens de santé. C’est l’absence qui donne son sens à la présence.
Le vécu d’avant ce que nous appelons naissance (et qui fut plutôt un effondrement de tout le vécu précédent) sera rigoureusement in-comparable à tout ce que nous allons vivre après. N’est-ce pas étonnant qu’
incomparable
veuille dire qui ne peut être comparer et également connote une valeur exceptionnelle de ce fait même !
En naissant nous vivons un “après” qui connotera ce qui fut mémorisé d’“avant”.
C’est l’après qui donne sens à l’avant.
Or cet “après” est constitué de multiples dualités qui n’étaient “avant” pas significatives. (Cf. le tableau p.9)
L’après coup fera que l’avant sera connoté de non-dualité. Et comme la naissance est source de multiples douleurs-souffrances. L’avant connoté de non-duel sera lui connoté de non-douleur.
Nous avons là, je pense, l’origine de ce que presque toutes les traditions, aussi bien orientales qu’occidentales vont mythologiser. J’y reviendrai en détail plus tard.
Pour illustrer cela voici un petit extrait :
Shankara
22
et la non-dualité
Michel Hulin
(…)
On pourrait résumer tout l'enseignement de Shankara en disant qu'il consiste en une certaine manière systématique d'interpréter le Veda — et tout spécialement les Upanisad — aux fins d'y lire la réduction de toute la diversité sensible du monde à une substance unique, indifférenciée, illimitée, éternelle, au-delà de toute qualification, et que l'on appelle le brahman. D'où le nom de « non- dualité » (a-dvaita) souvent donné à cette philosophie que résume par ailleurs l'adage classique brahman satyam jagan mithya « C'est le brahman qui est la réalité ; le monde est illusoire. »
(…)
(…) le concept d’atman – qui envelope l’idée d’une unite absolue, refermée sur elle-même, sans « dehors »
(p.78)
(…)
On trouve ainsi chez tous les réformateurs du XIX
e
siècle une référence à la non-dualité du brahman comme fondement ultime aussi bien de leur hindouisme idéal que de toute religion ou philosophie.
(p.249-250)
(…)
(…) Râmakrishna eut la révélation fulgurante de ce que représente l'identité du Soi et du brahman. Pendant trois jours il demeura inanimé, ne sachant plus qui il était. Il lui restait quelque vingt ans à vivre au cours desquels il donna au monde l'exemple de ce que signifie « la délivrance en cette vie même ».
(p.251)
Ed. Bayard 2001
Paul Cissou Décembre 2008
_________________________
Psychogenèse de la dimension du désir
2
Résumons tout d’abord ce qui a été esquissé dans le numéro 1.
A partir du cinquième mois environ le cerveau du fœtus mémorise. J’avais commencé à écrire le vécu du… et je n’ai pu continuer. C’est là la grande difficulté de la nomination phénoménologique de cette phase. Je ne peux dire “du fœtus”, cela sous-entendrait qu’il y a un individu que je nomme ainsi. Or il n’y a “personne”. Il y a bien un cerveau qui mémorise, mais personne pour s’approprier ce cerveau, le vivre comme sien. Il n’y a pas de “moi”. Il commence à peine à apparaître au huitième mois après la naissance. Et à ce stade il est encore bien flou.
Il y a donc là une mémoire sans moi, sans sujet.
Relisez les propos de Saint Augustin de la page 6 du N°1. Il est évident qu’il éprouve qu’il y a en lui une mémoire qui n’est pas la sienne et qui pourtant est en lui. Il y a là de quoi devenir fou. Cela revient à s’éprouver possédé. Il lui fallait trouver une origine à cette possession. Dans le cas de Saint Augustin, de Pascal, et bien d’autres, ce fut ce qu’ils nommèrent Dieu. Dans le cas de l’hindouisme le Soi
23
…
Ce qui se mémorise ne peut donc être signifié puisqu’il n’y a personne pour cela.
Et de plus, Jean-Marie Delassus l’a bien relevé, ce vécu est bien trop marqué par une assez grande homogénéité pour pouvoir prendre sens.
Quelle est la nature générale de cette information ? On pourrait l'imaginer diverse en raison de la diversification des voies et des modalités sensorielles. Ce n'est sans doute pas le cas puisque chacune des fonctions sensibles plonge ses antennes dans un milieu originel où il recueille des données qui sont toutes issues de l’homogénéité vitale ambiante continuellement adaptée aux nécessités de l'existence fœtale. Par conséquent, le fœtus ignore la différence. Tout ce qui lui parvient de son environnement intérieur tient en somme le même discours, lequel émane de la transposition utérine de la vie elle-même. Le fœtus est ainsi branché, de par tous ses sens et ses sensibilités, sur un univers de cohérence vitale. Il en résulte que la multiplicité apparente des informations se change en un ressenti univoque, provenant certes d'instruments différents, mais qui font résonner la même harmonie générale. Tous les sens, chacun en leur langage et selon leurs modalités propres, disent la même chose. Cette chose, c'est l’homogénéité vitale.
24
(p.76)
Il ne faut pas oublier qu’une chose n’a de sens que par rapport, par comparaison à une autre chose assez différente d’elle. Il n’y a d’identité que par rapport à une altérité. Sans altérité pas d’identité possible.
Ce qui fut mémorisé était très peu marqué par la dualité. Et de plus, sauf cas de défectuosité assez grave dans la gestation, pratiquement sans besoin, donc sans manque éprouvé.
Nous pourrions dire que ce qui est mémorisé ce sont des signifiants sans signifiés. Des sensations vécues et mémorisées mais qui n’ont aucune signification. Pas de “non dualité”, parce qu’il n’y a jamais eu de dualité éprouvée, pas de “non manque”, parce que pas de manque suffisamment éprouvé. Pas de dedans et de dehors, puisqu’il n’y a jamais eu un dehors de ce dedans, donc pas de dedans.
Il n’y a que ce qui est éprouvé là, donc ce là est Tout. Et ce Tout est Soi qui ne se sait pour l’instant ni Soi ni Tout.
C’est la brisure de la “naissance” qui fera que la partie que nous appelons “fœtus”, devenant bébé, s’éprouvera ayant perdu “sa” partie enveloppante, sa partie “Monde”, “soi-environnement”. La difficulté réside dans le fait que tout cela n’est qu’éprouvé et non signifié.
N’est-ce pas ce qui, entre autre, pourra mener au « Aime ton prochain comme toi-même » Ce qui est vécu comme ayant été proche, était bien vécu comme soi. Le “même” du soi-même serait à prendre littéralement.
Freud, une dizaine d’années avant sa mort, écrivit
Malaise dans la culture
25
(en 1929). Il y reprend ce fameux 11ème commandement d’après St Paul :
Or, parmi les exigences idéales de la société civilisée, il en est une qui peut, ici, nous mettre sur la voie. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous dit-elle. Célèbre dans le monde entier, cette maxime est plus vieille à coup sûr que le christianisme, qui s'en est pourtant emparé comme du décret dont il avait lieu de s'estimer le plus fier.
(p.61)
puis :
Nous ne pouvons alors nous défendre d’un sentiment de surprise devant son étrangeté. Pourquoi serait-ce là notre devoir ? Quel secours y trouverions-nous ? Et, surtout, comment arriver à l’accomplir ? Comment cela nous serait-il possible ?
(p.61-62)
Je pense qu’il y a une erreur d’“orientation”. La formulation, à mon avis, trompe. La forme est bien celle du commandement, du devoir. Mais je crois qu’elle vient s’imposer comme ayant été avant sa possibilité de formulation, elle surgit du fond de ce Soi d’avant le moi. Elle s’impose au moi comme venant d’avant lui en lui. Elle a même origine que les propos de St Augustin et de Pascal, elle est aussi étrange qu’eux. Ce n’est pas un devoir pour le présent ou le futur, mais un devoir qui s’impose au moi, venant d’un passé d’avant lui. Mais c’est l’autre imaginaire (noté i(m) : image de moi par Lacan dans le schéma L). Ce qui sera, je pense, le problème le plus crucial de l’humain viendra de là. La difficulté à advenir à la reconnaissance de l’autre comme Autre. Ce que nomme le concept d’“altérité”. Et ceci passerait, à mon avis, par l’affrontement à l’altérité de soi. Ou plutôt , je devrais dire : l’altérité au moi.
Les mystiques n’ont cessé de parler de cet autre en eux. En occident nous l’avons nommé Dieu. En Orient se fut le Soi pour le brahamanisme et le Tao pour le boudhisme. Lacan, à partir de Freud mit l’Inconscient à la Place de Dieu. Puis ce fut le “grand autre”
A
.
Freud, au début du même ouvrage
26
, parle aussi d’une entité inconsciente sans limite et prend comme exemple le sentiment de non-dualité
27
dans l’amour
Le premier raisonnement dont nous disposons est le suivant : normalement, rien n'est plus stable en nous que le sentiment de nous-mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et bien différencié de tout le reste. Mais que cette apparence soit trompeuse, que le Moi au contraire rompe toute limite précise, et se prolonge dans une autre entité inconsciente que nous appelons le soi et auquel il ne sert proprement que de façade, c'est ce que, la première, l'investigation psychanalytique nous a appris ; et, d'ailleurs, nous attendons encore maints autres éclaircissements sur les relations qui lient le Moi au soi. Mais, considéré de l'extérieur tout au moins, le Moi paraît comporter des limites nettes et précises. Il n'est qu'un seul état - exceptionnel il est vrai, mais qu'on ne saurait pour cela qualifier de morbide - qui soit de nature à modifier cette situation : au plus fort de l'état amoureux, la démarcation entre le Moi et l'objet court le risque de s'effacer. A l'encontre de tous les témoignages des sens, l'amoureux soutiendra que Moi et Toi ne font qu'un, et il est tout prêt à se comporter comme s'il en était réellement ainsi.
(p.7-8)
Lacan, dans le Séminaire III fera du
A
l’origine du désir :
Cette distinction de l'Autre avec un grand A, c'est-à-dire de l'Autre en tant qu'il n'est pas connu, et de l'autre avec un petit a, c'est-à-dire de l'autre qui est moi, qui est la source de toute connaissance, c'est dans cet écart, c'est dans l'angle ouvert de ces deux relations que toute la dialectique du désir doit être situé
28
.
Et il positionnera le verbe du côté de ce
A
et du désir.
Denis Vasse, le psychanalyste et prêtre Jésuite qui fut l’un de mes maîtres
29
ne cessait de répéter (et je ne comprenais pas pourquoi, pensant qu’il projetait sa propre foi sur l’approche de Lacan) que Lacan se refusait à admettre que c’était bien Dieu que représentait
A.
Or, si “Moi et Toi ne font qu’un”, nous retrouvons bien là le “Aime ton prochain comme toi-même” comme un impératif pour s’aimer soi--
même
. Mais dans la dimension amoureuse et pas dans celle de la vie culturelle et civilisée. St Paul et les mystiques ne s’occupaient nullement de la vie sociale mais du retour au UN-TOUT. Il parlaient du “désir” et non pas des instincts.
Freud a toujours été persuadé que le problème de l’humain était dû à la répression des instincts :
L’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives (…)
elle postule
précisément la non-satisfaction
(répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants instincts.
(p.47)
N’ayant pu repérer qu’il y avait chez l’humain une dimension avant même celle des pulsions instinctives son sentiment “d’étrangeté” est compréhensible.
C’est Lacan qui perçut qu’il y avait en l’humain une autre dimension que celle des instincts engendrant des pulsions. Une dimension propre à l’humain, alors que nous partageons les instincts et les pulsions avec les animaux. Et comme ce qui semble distinguer fondamentalement l’homme et l’animal est la parole et que, à l’origine du désir est la division du sujet entre Inconscient et conscient pour Freud et entre le petit autre (
a
) et le grand Autre (
A
). Cette division ne pouvait avoir pour origine que la parole. Lacan nomma donc l’humain le “ parlêtre” puisqu’il était persuadé que la dimension inconsciente et la division du sujet qui lui est corrélative avait pour origine le fait d’être entré dans la parole :
« Lacan nous a amenés à repérer en quoi la découverte de Freud était pure et simple conséquence du fait que nous sommes des êtres parlants – des parlêtres, comme il le disait.
30
»
Freud n’a jamais, à ma connaissance, basé son approche de la dimension humaine sur le fait qu’il parle, mais sur la prématuration du petit humain à sa naissance et sur le fameux “hilflosikeit
”
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Et voici un extrait d’un article de Colette Saler
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, dans un excellent livre sur Lacan
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, qui résume admirablement le fondement de la pensée lacanienne. Que j’ai aussi transmise mais avec laquelle je ne suis plus d’accord.
L'hypothèse lacanienne
Là, il faut revenir à l'hypothèse proprement lacanienne. (…) elle dit que l'inconscient et ses effets sur le vivant sont une conséquence du langage. Le Séminaire Encore la formule expressément, cette hypothèse, mais elle était à l'œuvre bien avant cette date, et elle est unique. Reconnaître dans la pulsion un effet de langage, c'était déjà poser que le langage, loin de se réduire à sa fonction de communication, est un opérateur qui transforme le réel. (p.115)
Avec cette hypothèse de Lacan (…) Si nous demandons, d'où vient la pulsion ?, nous avons une seule réponse : la pulsion est produite par l'opération, non du Saint-Esprit, mais par l'opération du langage. Elle dérive des besoins dont elle est une transformation, produite par le langage via l'obligation pour le petit homme d'utiliser la demande articulée. Telle est la thèse lacanienne : le langage n'est pas primairement un instrument que nous pouvons utiliser comme nous le voulons, il n'est pas simplement un organe pour s'exprimer ou communiquer avec d'autres, comme on le croit souvent, le langage est fondamentalement inscrit dans le réel de l'être humain qui, dans la mesure où il parle, perd ses régulations instinctuelles, est fait « parlêtre ».
Si je reprends le vocabulaire de L'éthique de la psychanalyse, je peux dire que le langage est la cause de la Chose, das Ding, en allemand, the Thing en anglais. Das Ding qui est quelque chose comme un trou dans le réel précisément engendré par une perte originaire de vie et qui pousse dans la quête de satisfaction. Mais le langage n'est pas seulement la cause de l'humaine dénaturation, il est aussi la voie, peut-être la seule, pour obtenir, au moins partiellement, ce que la chose réclame. L'objet a, plus de jouir, ce ludion logique, dit Lacan, élaboré des années durant, visait à inscrire précisément la part de jouissance qui s'élabore dans le langage, un petit plus, un « bonus », se faisant partenaire d'un sujet irrémédiablement introduit au manque par l'opération primaire d'une soustraction de jouissance. À ces deux versants de l'opération langagière répondent d'ailleurs les deux termes du fantasme : le sujet divisé et le plus de jouir qui lui fait compagnie. Pourtant ce partenaire de substitution qu'est l'objet a jamais ne parvient à étancher la substance jouissante, insaisissable et omniprésente, qui se dérobe et s'impose, jusqu'à s'infiltrer dans le langage lui-même. Plus qu'opérateur, le voilà qui devient rival.
(p.116)
Deux passages sont fondamentaux dans ce texte :
“
le langage est fondamentalement inscrit dans le réel de l'être humain qui, dans la mesure où il parle, perd ses régulations instinctuelles, est fait « parlêtre ».”
Je ne vois pas en quoi le fait d’entrer dans la parole entraînerait la perte des régulations instinctuelles. Il semblerait bien qu’elles soient perdues bien avant l’entrée dans la parole. La prématuration l’expliquait bien mieux. C’est pour Lacan que la parole était origine de la dimension du désir au travers de la demande. Pour Freud c’est la perte d’une totalité-indifférenciée éprouvée et non pensée, encore moins nommée. Lisez plutôt ceci, qui date de la fin de son œuvre :
à l'origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde extérieur. Par conséquent, notre sentiment actuel du Moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci
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d'un sentiment d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout, et qui correspondait à une union plus intime du Moi avec son milieu. Si nous admettons que ce sentiment primaire du Moi
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s'est conservé - en plus ou moins large mesure - dans l'âme de beaucoup d'individus, il s'opposerait en quelque sorte au sentiment du Moi propre à l'âge mûr, et dont la délimitation est plus étroite et plus précise. Et les représentations qui lui sont propres auraient précisément pour contenu les mêmes notions d'illimité et d'union avec le
grand Tout, auxquelles recourait mon ami pour définir le sentiment« océanique»
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. Et, cependant, sommes-nous en droit d'admettre la survivance du primitif à côté de l'évolué qui en est émané ?
Sans aucun doute, car pareil phénomène n'a rien pour nous surprendre, ni dans le domaine psychique ni dans d'autres.
Nous touchons ici au problème plus général de la « conservation des impressions psychiques »
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, qui n'a pour ainsi dire jamais encore été abordé. Il est pourtant si séduisant et si important que nous sommes en droit de lui accorder un instant d'attention, même si l'occasion n'en paraît pas justifiée. Depuis que, revenus d'une erreur, nous ne considérons plus nos oublis courants comme dus à une destruction des traces mnésiques, donc à leur anéantissement, nous inclinons à cette conception opposée : rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé, tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances favorables, par exemple au cours d'une régression suffisante. Il est permis de chercher à se rendre compte du sens de cette conception par une comparaison empruntée à un autre domaine.
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Nous sommes là presque à ce que je propose mais Freud parle d’une “union du moi avec son milieu”, alors que pour moi à ce stade, il n’y a pas de moi. Il ne commence à se constituer qu’au alentour du 8ème mois après la naissance. Il émet ensuite l’hypothèse de la mémoire de cette préhistoire. Ceci a été confirmé depuis. Et il n’est pas question, dans cette préhistoire du moi de la langue.
François Flahault l’appelle un
proto-soi
:
Le soi natif, le soi premier n'est pas soi, mais une sorte de proto-subjectivité non-délimitée, non-différenciée. Ainsi, répondre à l'impératif « Deviens ce que tu es », c'est d'abord renoncer (dans la mesure du possible) à ce soi infini qui précède le soi défini comme le Chaos primordial précède le monde différencié.
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C’est Lacan qui, fasciné par la langue, la linguistique, le structuralisme, et le surréalisme, etc. voulut tout ramener à la dimension langagière dans laquelle il excellait. Jusqu’au fameux “l’inconscient est structuré comme un langage”. Le fait de nommer sera pour lui à l’origine du manque :
De ce qui n'est que parlêtre, parce que s'il parlait pas, il y aurait pas le mot être.
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Il n’y aurait pas le mot être, ce qui n’empêcherait pas un vécu fantasmatique de totalité, de non-dualité perdu que représente au niveau de la nomination le concept d’être.
Un passage de ce même texte de Colette Saler permet de comprendre pourquoi Lacan était si incompréhensible la plupart du temps. Cohérent avec son postulat et les conséquences qu’il en tirait :
“
Mais le langage n'est pas seulement la cause de l'humaine dénaturation, il est aussi la voie, peut-être la seule, pour obtenir, au moins partiellement, ce que la chose réclame. L'objet a, plus de jouir, ce ludion logique, dit Lacan, élaboré des années durant, visait à inscrire précisément la part de jouissance qui s'élabore dans le langage, un petit plus, un « bonus »”
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Il est évident qu’il jouissait de son discours, pendant que nous ramions à le suivre dans sa galère. J’en connais beaucoup qui continuent à ramer… Pour ma part j’ai quitté la galère et je tente d’être compréhensible.
_______________________________
Tentons donc d’être clair, et résumons avant de continuer.
L’être humain, au-delà du manque physiologique de l’ordre des besoins chez tous vivants ; et du manque psychique de l’ordre des envies chez tous mammifères, est affublé d’un magnifique et terrible manque ontologique (ou métaphysique), origine de la dimension du désir.
C’est cette dimension que je nomme (avec d’autres) désir, les mystiques Dieu, la psychanalyse le narcissisme primaire, B. Grunberger le narcissisme pur, la philosophie l’Être…
Le mystère de ce manque nommé désir, c’est de ne pas avoir d’objet lui correspondant, comme pour le besoin, ni d’image, comme pour les envies. Luis Bunuel en avait fait le titre de son dernier film “
Cet obscur objet du désir”
. Et de quoi nous causait ce magnifique film ? De la relation homme/femme, de l’Amour bien sûr !
Quand Lacan disait que : « Mon désir est le désir de l’Autre »
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Il faut, je pense, repérer que cet Autre est en réalité cette mythique partie de soi que l’on a vécu, cénesthésiquement
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comme perdue. En naissant nous avons perdu, non pas notre mère (il n’existait rien d’autre que ce qui était éprouvé). C’est certainement ce qui sera à l’origine de ce que l’on nomme la “division du sujet”.
Le point de départ de notre existence est un vécu purement cénesthésique. Le cerveau que nous considérerons beaucoup plus tard comme le nôtre, a mémorisé le vécu “intra-utérin” qui ne pouvait être éprouvé ni comme “intra” ni comme “utérin” ni comme “notre”. D’où, certainement, ce sentiment postérieur qu’il y a en nous, à l’origine de nous, quelque chose qui n’est pas nous et qui est plus que nous puisque illimité et hors temps. Illimité puisque c’est la dualité qui engendre une limite entre les deux pôles de la dualité et hors temps puisqu’également sans perception de la dualité pas de temps. Donc éternel, puisqu’éternel signifie “hors temps”.
Une réflexion de Frances Tustin, spécialiste de l’autisme, illustre parfaitement ce dont il nous faudra sans cesse prendre garde en nommant ce vécu originel, si son propos colle parfaitement pour ce dont je parle ici, c’est parce que cette phase que je vais tenter de décrire et une phase qu’elle-même appelle parfois “autisme normal” :
(…) si l’on veut introduire de la clarté dans ce débat sur les états d’indifférenciation, grâce aux différences que portent les mots, il est nécessaire de distinguer l’expérience de l’observateur de celle de l’enfant [du fœtus dans notre cas] qui se trouve dans cet état de relative indifférenciation.
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Nous ne pouvons nous représenter ce que peuvent être des sensations qui ne sont vécues ni comme venant de l’intérieur, ni comme venant de l’extérieur, ni de soi ni de l’autre. Tout cela, ces
différenciations
, ces
dualités
, mettront des mois après la naissance pour être perçues. Dans l’immense majorité des gestations ça fonctionne sans aucun travail, pas de mastication, pas de déglutition, pas de digestion, pas de respiration…
Ce vécu est mémorisé, mais il n’y a pas de “moi”, et encore moins de “je”, et de plus, pas de comparaison possible avec un autre vécu qui aurait été mémorisé et qui serait “différent”. Cette mémoire n’a pas le sens, la signification qu’on lui attribue pratiquement tout le temps.
Or, le fœtus est réellement tout-puissant et souverain (dans son univers qui se confond pour lui avec l'Univers tout court); il est autonome, ne connaissant rien d'autre que lui (tous les termes psychologiques que nous employons à son sujet, tels que souvenir, connaissance, etc. doivent, bien entendu, être transposés, encore que nous ignorions les caractéristiques du registre correspondant qui est le sien).
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Et pourtant Grunberger prend ici la précaution, dans la partie entre parenthèses, de pointer que ces nominations sont inadéquates. Dans un autre ouvrage, le dernier qu’il a écrit, il est encore plus dans ce qui pour moi est l’erreur d’interprétation générale :
L’ensemble utérus fœtus représente l’univers de la puissance infinie et c’est de lui que naît la divinité. Cet univers est une réalité organique et les différentes capacités du narcissisme chez le futur sujet auront également une base organique.
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Or, la signification donnée à ce vécu mémorisé ne peut être que “d’après-coup”. Si nous n’avons jamais été malade, ce que nous vivons alors ne peut-être connoté de “santé”, et la maladie non plus n’a alors pas de sens. Ce que nous vivons est ce qu’il est, point. C’est ce sens qu’il faut donner à la phrase de Lacan et que malheureusement nous n’entendons (comme je le faisais aussi) que sur un plan langagier :
« Un sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant »
La naissance va faire jouer deux signifiants cette mémoire sans sujet, prénatale, et le vécu post-natal. Nait alors un sujet qui est, par son avénement même, divisé.
« À la naissance, ce serait tout le système de l'esprit, tout son enracinement charnel et sensoriel qui serait quasiment détruit. L'œil souffrirait à sa manière de la naissance, l'oreille serait attaquée par des bruits nouveaux, les autres sensibilités seraient violentées par des goûts, des odeurs et des saveurs étrangères et brutales.
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»
C’est alors que la mémoire prénatale va commencer à prendre sens. D’où sa signification “d’après-coup”.
Sartre dans un passage de
l’Etre et le Néant,
en abordant la conscience uniquement sur le plan phénoménologique en arrivait à une conclusion semblable :
« Ce qui constitue originellement l'être du pour-soi, c'est ce rapport à un être qui n'est pas conscience, qui existe dans la nuit totale de l'identité et que le pour-soi est cependant obligé d'être, hors de lui, derrière lui. Avec cet être, auquel en aucun cas on ne peut ramener le pour-soi, par rapport auquel le pour-soi représente une nouveauté absolue, le pour-soi se sent une profonde solidarité d'être, qui se marque par le mot d'avant: l'en-soi c'est ce que le pour-soi était avant. En ce sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d'avoir un passé — mais qu'il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu'en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c'était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m'inquiéter de savoir comment c'est d'un tel embryon que je suis né, et ce problème est peut-être insoluble. […]Mais il n'y a pas lieu de poser ensuite des questions métaphysiques sur l'en-soi d'où est né le pour-soi, telles que: « Comment y avait-il un en-soi avant la naissance du pour-soi, comment le pour-soi est-il né de cet en-soi plutôt que de tel autre, etc. »
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Le pour-soi étant la conscience de soi. Sartre nous montre qu’il ne pourrait, phénoménologiquement y avoir conscience s’il n’y avait pas négation d’un avant cette conscience. Et, le magnifique, c’est qu’il perçoit bien qu’il y a la un problème métaphysique. Mais je crois qu’avec les apports de la neurophysiologie et de la psychanalyse le problème n’est plus insoluble.
Je terminerai, pour ce numéro avec ce petit schéma pour illustrer le phénomène d’après-coup qui donne sens au vécu intra-utérin. Le paradoxe c’est que le premier phénomène réellement vécu à un certain niveau de conscience est l’expulsion (la “chute” dans la Bible). Le vécu intra-utérin mémorisé mais sans sujet prenant la signification, en bout de course, de non-dualité (bouddhisme), de Nirvana (hindouisme), de Paradis (Bible),
de narcissisme primaire (Freud), de Jouissance (Lacan) ou …d’Amour (pour nous tous !)
Paul Cissou, mai 2009
Paul Cissou organise et anime des séminaires de psychogénèse.
Pour tous renseignements:
Paul Cissou
Le Gorée
56650 Inzinzac-Lochrist
02 97 36 93 53
1
Sapiens
en latin : “intelligent, sage, raisonnable, prudent. ” F. Gaffiot, ed. Hachette 1936.
2
. Lire dans ce même numéro les extraits commentés par Paul de “Eloge de la corruption” de Marie-Laure Susini (cf. p.17)
3
.
La Cité de Dieu.
4
. J. Lacan
Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse
, Seuil 1978, p.261
5
. ontos en grec : Être
6
Cité par Régis Debray dans
Avec ou sans Dieu,
Ed. Bayard, 2006, p.32.
7
. Traduisons pour nous maintenant ( à mon avis bien sûr !) : mon désir tire sa vie de vous et c’est de mon désir que mon corps tire la sienne. L’anorexie mentale du bébé nous montre cliniquement que sans la dimension du désir le corps ne peut vivre. Et St Augustin parle sans cesse du désir de Dieu.
8
.
Confessions,
Livre X chapitre XX, éd. Gallimard, folio classique, p.361-362
9
. Je n’avais pas le même avis il y a à peine quelques années…
10
Folio classique, trad. D’A. d’Andilly
11
. Entre crochet ce seront mes commentaires (Paul Cissou)
12
. J. Lacan
idem
, p.262.
13
. Auteur, entre autre, de l’excellent “
Be yourself !”
ed. Mille et une nuits, 2006.
14
F. Flahault “La méchanceté” ed. Descartes et Cie 1998, p.54.
15
cf. Annexe p.53.
16
Impression générale, sentiment global d'aise ou de malaise résultant de l'ensemble des sensations internes, indépendamment de leur spécificité.
Grand Robert
17
.Mémoire purement sensitive.
18
. Béla Grunberger,
Narcisse et Anubis,
Ed. des femmes 1989.
19
. cf. annexe 1
20
. L’autre étant la raison, j’y reviendrai loguement par la suite.
21
. A l’origine, peut-être de ce que la pensée humaine appellera “spirituel”, “métaphysique”, “essence” en opposition à l’existence.
22
Adi Shankara
(ou
Sankara
) parfois appelé
Adi Shankarâchârya
(
788
- vers
820
, dates controversées) (sanscrit , de
shankara
, celui qui crée la félicité, un des épithètes de
Shiva
), est considéré comme l'un des plus grands maîtres spirituels de l'
hindouisme
, philosophe, réformateur, et commentateur le plus connu du
Védânta
. Ce
brahmane
a entrepris, sans quitter une vie d'ascète, de « réformer » l'
hindouisme
, c'est-à-dire de revenir à ce qui en est, selon lui, la source, soit la Source Éternelle,
cause première
de toute tradition. (Wikipedia)
23
. j’y reviendrais sur ce “Soi”.
24
Anthropologie du fœtus
Dunod 2006, p.76.
25
. La traduction se nomme
Malaise dans la civilisation,
trad.CH. et J. Odier, PUF 1971
26
Malaise dans la civilisation,
op. cit.,
p.7 et 8
27
. Cest bien sûr moi qui le nnomme ainsi, mais c’est bien ce qu’il décrit…
28
Les Psychoses,
Ed. Seuil, 1981,
p.51
29
. J’ai suivi ses séminaires pendant plusieurs années. Et assuré la retranscription d’une partie de ces sessions dans la première revue Saros. Entre 1980 et 1986.
30
La mutation du lien social,
Jean-Pierre Lebrun,
01/02/2004. Disponible sur internet
31
. mot allemand signifie littéralement “abandon d’aide”..
32
Les paradoxes du symptôme en psychanalyse, Lacan sans paradoxe
33
LACAN
Sous la direction de Jean-Michel Rabaté Ed. Bayard 2005
34
. Dans le texte allemand : « ratatiné ». (NA.T.)
35
. Souvent appelé par divers auteurs Soi, pour le différencier du Moi d’après la différenciation.
36
. L’ami en question était Romain Rolland, dans une lettre à Freud.
37
. Dans le texte allemand : « conservation dans le psychisme ». (N.d. T.)
38
. S. Freud,
Malaise dans la civilisation,
PUF, 1971, p.10 et 11.
39
François Flahault, “La méchanceté”, Descartes et Cie, 1998, p.54
40
. J. Lacan,
R S I
Séminaire non édité, 1974 – 1975, p.101.
41
. Colette Saler, Les paradoxes du symptôme en psychanalyse, Lacan sans paradoxe, op. cité. Souligné par moi.
42
Séminaire VI
Le désir et son interprétation
. p.21. Non paru
43
. Cénesthésie : Impression générale, sentiment global d'aise ou de malaise résultant de l'ensemble des sensations internes, indépendamment de leur spécificité. | La cénesthésie est « la sensation de notre propre existence » (Richet).
44
. F. Tustin,
Les états autistiques chez l’enfant,
Seuil 2003, p.201.
45
B. Grunberger,
Le narcissisme.
p.31. Relisez donc tout le passage concerné dans le N° 1, p.14-15
46
.B. Grunberger et P. Dessuant,
Narcissisme-Christianisme-Antisémitisme
, Actes Sud 1997, p.306-307.
47
. J. Bergeret-Marcel Houser,
Le Fœtus dans notre inconscient,
éd. Dunod 2004,
p.143
48
J.-P. Sartre,
L’Etre et le Néant,
éd. Tel Gallimard, p. 174.