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QUEL STATUT POUR LES SERVICES SOCIAUX DANS L’UNION EUROPÉENNE ? Arguments pour des services sociaux non économiques d’intérêt général

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Joël HENRY et Michel CHAUVIERE

mardi 05 juillet 2011

QUEL STATUT POUR LES SERVICES SOCIAUX DANS L’UNION EUROPÉENNE ?

Arguments pour des services sociaux non économiques d’intérêt général [1]

 

Joël HENRY [2] & Michel CHAUVIÈRE [3]

 

Dans le droit de l’Union européenne, le statut des services sociaux d’intérêt général (SSIG) s’avère incertain et discutable. Définis de façon vague et, sauf exceptions, assimilés à des entreprises fournissant des prestations économiques, ils peinent à y trouver une juste place.

La libéralisation de toutes les activités, dont celles des services, se réalise, depuis 1957, par différents instruments juridiques, confortée par l’accord général sur le commerce des services de l’OMC. Pour les services sociaux, les enjeux les plus importants sont la généralisation d’une logique contingentée de prestation ruinant toute modalité de partenariat, entraînant la réduction de la légitimité de l’initiative associative[4], une révolution sans précédent de la gestion empruntant aux entreprises privées lucratives et l’ouverture à des opérateurs marchands de champs entiers du paysage social et médico-social ainsi qu’une grave altération de la clinique d’intervention.

Cette surdétermination libérale détourne la signification de l’intérêt général à destination des ayants droit au profit de logiques productivistes finalisées par le gain financier, renvoyant les non-solvables à la compassion, à l’initiative privée caritative. Ce reformatage engloutit le contrat social-démocrate, les valeurs du service public et de la coopération entre partenaires, ainsi que les pratiques du travail social.

Cette évolution n’est certainement pas irréversible, mais à la condition d’une autre doctrine donnant plus de substance à la notion d’activités exclusivement sociales  formulée par la Cour de justice des Communautés européennes ( arrêt Poucet et Pistre ). Pour cela, dans l’ensemble générique des services d’intérêt général (SIG), il faudrait extraire les SSIG des services d’intérêt économique général (SIEG) dans lesquels ils sont confinés et les (re)classer dans la catégorie des services non économiques d’intérêt général (SNEIG).

À cette fin, on examinera successivement la contingence du droit communautaire, les principaux arguments tirés de ses contradictions, les effets négatifs des marchés sur l’action sociale et leurs corrections possibles, pour conclure à la nécessaire modification du rapport des forces politiques pour y parvenir.

1. Contingence du droit communautaire

La contingence du droit[5] communautaire résulte d’abord de sa surdétermination par l’économie libérale, elle-même sous-tendue par l’ordolibéralisme fondateur de la construction européenne[6] mais aussi du compromis permanent entre des projets nationaux différents et les formations politiques en présence.

Elle procède aussi de la construction pragmatique émanant de la Cour de justice, comblant, au cas par cas, les vides conceptuels par des énoncés relayant la vocation essentiellement marchande de l’Union. En ce sens, certains[7] observent une mutation de la philosophie de cette instance ; s’éloignant du classicisme ordolibéral, elle tendrait vers un objectif principal de profits financiers, plus conforme à la pensée économique de l’école de Chicago[8]. D’où une tension entre l’ordolibéralisme historique et le néo-libéralisme radicalisé actuel.

Ce pragmatisme préoccupe les élus et les pouvoirs publics des États membres quant aux compétences partagées, au principe de subsidiarité, à l’euro compatibilité des modalités d’encadrement et de financement, aux complexités d’application des règles communautaires et aux craintes de requalifications en cas d ’erreur manifeste . Il en résulte des comportements prudentiels, des recours excessifs aux marchés publics de services privilégiant le moins-disant financier tout en prétendant sauver la qualité par la magie du cahier des charges. Il facilite aussi l’ouverture du marché du social aux opérateurs à but lucratif, au risque d’éliminer les acteurs associatifs pourtant performants mais moins  compétitifs dans les appels d’offres.

Dans un contexte d’argent public difficile, cette culture de la concurrence conduit certaines collectivités publiques exsangues, même quand elles ne sont pas en accord idéologique avec cette libéralisation, à se défausser par le biais des délégations de service public au profit d’opérateurs privés se rémunérant sur leurs clients.

1.1. L’ordolibéralisme

Socle invisible de la construction européenne depuis 1957, le modèle ordolibéral a sans cesse été consolidé depuis. Différents traités l’ont mis en œuvre via le droit dérivé produit par la Commission et codécidé par le Parlement et le Conseil ; le tout est interprété par la Cour européenne dont les arrêts et les jurisprudences participent pour beaucoup à la réalisation du marché intérieur[9]. Cet ensemble constitue la doxa [10] européenne sur laquelle échouent les arguments minoritaires aspirant à une autre Europe.

L’ordolibéralisme rarement nommé sinon ignoré, résulte de l’empreinte allemande lors des négociations des traités de Rome. «  Le plus puissant partenaire est parvenu à imposer pour l’essentiel son point de vue… les autres et en particulier la France n’ont obtenu que des concessions partielles. De ce fait, c’est avant tout le modèle allemand qui est réalisé au niveau européen, avec les quatre éléments centraux du système concurrentiel préconisé par l’ordolibéralisme : marchés intérieurs et extérieurs libres et ouverts, primauté des règles de concurrence dans la politique structurelle et primauté de la politique monétaire ainsi que discipline de la politique budgétaire dans la politique macroéconomique… » [11]

Cette filiation est fortement revendiquée par l’ex Commissaire européen Frits Bolkestein, ex-président de l’Internationale libérale, auteur de la directive services, pour lequel : « la pensée de Euken (père de l’ordolibéralisme) et ses solutions restent d’actualité. Le cadre conceptuel qu’il a élaboré est toujours utilisé dans la politique européenne de concurrence… » [12]

1.2. L’économie sociale de marché

Consubstantielle de l’ordolibéralisme, l’économie sociale de marché, typique du modèle rhénan, vise d’abord l’instauration d’un marché libre censé apporter le progrès économique  et social. En application, les objectifs énoncés sont exprimés soit en termes de marché commun dans les traités CEE puis CE, soit en termes moins impopulaires d’économie sociale de marché dans le traité constitutionnel puis le traité de Lisbonne en 2000, le but étant le même. L’économie sociale de marché hautement compétitive décidée à Lisbonne reste la priorité de l’Union, soutenue par le rapport Monti, en 2010, défavorable à l’inclusion d’une clause de progrès social dans les traités. Elle est actuellement l’instrument essentiel du projet d’ Acte sur le marché unique lancé par le Commissaire chargé du marché intérieur, Michel Barnier.

Si, l économie sociale de marché désigne un objectif constant, l’introuvable compromis qui la fonde laisse néanmoins des espaces pour un renversement de doctrine aux fins d’extraire les SSIG du champ du marché et d’en verrouiller l’accès aux opérateurs marchands.

Cette fin est difficile à atteindre car les services réalisent 70% du PIB des États membres (dont 9% pour les services sociaux et de santé) et leur marge de progression est un objectif principal des politiques européennes fixé par le Conseil européen de Lisbonne, en 2000, priorité relancée en 2005 jusque dans l’objectif Europe 2020 : Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive [13] .

C’est dans cette stratégie de Lisbonne que s’inscrit la directive relative aux services dans le marché intérieur , du 12 décembre 2006, dite directive services, vis-à-vis de laquelle il a fallu une rare majorité au Parlement européen pour en exclure certains services sociaux.

Dans les nomenclatures communautaires[14], les services sont en effet uniquement classés sur la base du critère économique : Les services d’intérêt général (SIG) sont des services économiques ou non que les pouvoirs publics considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent, pour cette raison, à des obligations spécifiques de service public. Les services d’intérêt économique général (SIEG) sont des services de nature économique mandatés pour accomplir des obligations de service public. Les services sociaux d’intérêt général (SSIG) sont déterminés selon deux grands groupes : d’une part, les régimes légaux et les régimes complémentaires de protection sociale et, d’autre part, les autres services prestés à la personne, les prestations étant considérées comme des activités économiques. Enfin, Les services non-économiques d’intérêt général (SNEIG), sont ceux accomplis sans contrepartie économique, par l’État ou pour le compte de l’État, dans le cadre de ses missions. Cette absence de contrepartie économique ne peut s’apprécier qu’au cas par cas par la Commission, sans qu’il soit possible, dans la doctrine actuelle, de déterminer une classification ex ante. Ces différentes définitions demeurent, toutefois, très vagues.

L’objectif de démarcation des services sociaux du marché est donc doublement compliqué à fonder car, d’une part, il attente au dogme ordo néolibéral et, d’autre part, il fait toujours craindre l’introduction d’un grain de sable dans le moteur de la croissance économique. De plus, il est source de dépenses publiques voire même d’augmentations de celles-ci, au contraire des réductions drastiques nouvellement imposées.

2. Arguments tirés des contradictions du droit communautaire

L’imprécision du statut des services sociaux dans le droit communautaire résulte d’une construction juridique soumise à des interprétations casuistiques ayant pour effet, sinon pour but, de conforter leur inscription à plus ou moins long terme dans une logique marchande devenue hégémonique. Il y existe, toutefois, des éléments propices à leur démarcation. Ceux-ci sont à rechercher dans les trois domaines constitutifs de leur identité : leur caractère non lucratif, leur objectif voué à l’intérêt général, leurs modalités de mises en œuvre (mandatements).

2.1. À propos du caractère non lucratif des services sociaux

1- Les classifications statistiques des activités économiques produites par l’ONU (CITI) et par la nomenclature statistique des activités économiques dans la communauté européenne (NACE) ne font pas de distinction entre les activités marchandes ou non, même s’il est affirmé que  la distinction est importante dans ces systèmes [15]. Les activités sociales y sont répertoriées en détail sous plusieurs rubriques (n° 87 & 88).

En revanche, pour l’OMC, instance tendant à la libéralisation générale des services (AGCS), les services sociaux bien que figurant dans la nomenclature (référence : 8 C-933) peuvent ne pas être concernés. L’article I- 3  exclut en effet les services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental, c'est-à-dire ceux qui ne sont fournis ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec d’autres fournisseurs. Les activités de sécurité sociale et les autres services publics de santé et d’éducation pas fournis dans les conditions commerciales, en sont de bons exemples. Le critère d’absence de but lucratif est ici visible, associé à celui du mandatement (notion d’exercice du pouvoir gouvernemental ) même si les services sociaux ne sont pas explicitement nommés ; ce qui est renforcé par une communication de 1998 du Conseil du commerce des services sur les services de santé et sociaux indiquant que ceux-ci impliquent une interaction entre une multitude d’objectifs, d’influences et de contraintes, tant économiques que non économiques (p. 2).

2- Même si la problématique des SSIG a une portée transnationale, on ne peut effacer les spécificités nationales, d’autant que les politiques sociales sont de compétences partagées, leurs mises en œuvre, financements et contrôles, restant du ressort de chaque État en vertu du principe de subsidiarité[16]. Or, le social est un principe constitutionnel énoncé par l’article premier de la Constitution en vertu duquel la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Le « social réalisé » y trouve donc une force supérieure au pouvoir gouvernemental évoqué par l’OMC et repris dans la doctrine de l’UE. En l’espèce, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne peut-elle pas être soulevée ?

3- Au niveau communautaire, l’insertion du social dans les activités économiques ne tient pas compte de son caractère non lucratif. En effet, la Cour européenne a jugé, par deux arrêts[17] au moins que toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné constitue une activité économique. Cette conception recoupe celle d’entreprise à savoir : toute entité exerçant une activité économique, indépendamment de son statut juridique et de son mode de financement [18] . Selon l’arrêt Pavlov en 2000, l’absence de but lucratif ainsi que les éléments de solidarité invoqués [19] ne suffisent pas à enlever au fond sa qualité d’entreprise (point 117). Enfin, l’arrêt Bond van Adverteerders du 26 avril 1988 rappelle que l’article 60 du traité n’exige pas que le service soit payé par ceux qui en bénéficient (point 16).

Ces différents arrêts contribuent à établir, par extension, le caractère économique de la plupart des services sociaux et leur qualification de services d’intérêt économique général .

Il en existe, cependant, d’autres, rarement évoqués, nuançant cette affirmation :

-L’arrêt Fenin (T-319/99) dans lequel le tribunal a estimé que des organismes remplissant une fonction exclusivement sociale, fondée sur le principe de solidarité et dépourvue de tout but lucratif ne sont pas des entreprises.

-L’arrêt Selex (C-113/07 P- point 70), 2009, où la Cour rappelle que  par leur nature, les activités d’Eurocontrol sont typiquement des prérogatives de puissance publique ne présentant pas de caractère économique.

4- Si ces différents arrêts ne visent pas spécifiquement les services sociaux, il existe pourtant une voie argumentaire élargissant les effets de certaines décisions au secteur social.

- L’arrêt Humbel (263/86), 1988, énonçant qu’il n’y a pas de contrepartie économique dans le cas de cours dispensés dans le cadre de l’éducation nationale financée par le budget public.

- L’arrêt Wirth , C-109/92 la Cour décidant que des études secondaires suivies dans le cadre de l’éducation nationale ne peuvent pas être qualifiées de services.

- La décision de l’autorité de surveillance de l’AELE (39/07/COL) sur le financement public des jardins d’enfants en Norvège en 2007 élargit la portée de l’arrêt Humbel au secteur préscolaire de la petite enfance sans être contesté par la Commission qui le cite en exemple dans le Guide relatif aux SIEG et en particulier aux SSIG (p. 25).

- La décision de la Commission (N118/00), 2001 , en réponse à une demande française relative au statut des subventions allouées aux clubs sportifs professionnels possédant des centres de formation. Selon le gouvernement français, l’objectif fondamental est la poursuite d’une scolarité mêlant aspect scolaire et aspect sportif, animation dans les quartiers et prévention de la violence. Selon la Commission : le soutien à la formation citoyenne, scolaire et sportive des jeunes peut être considéré comme une action qui relève des missions générales de l’État, dans le domaine de l’enseignement, donc hors du champ de la concurrence. Par conséquent, le soutien à ces mesures ne constituerait pas une aide au sens de l’article 87-1 du traité CE, le régime notifié concerne la scolarité et la formation initiale. Par conséquent, conformément aux dispositions du règlement 68/2001 de la commission relatif à l’application des articles 87 et 88 du traité CE aux aides à la formation  et plus précisément son 6 e considérant, ces mesures ne tombent pas dans le champ d’application de l’article 87. Plus encore : Les actions de prévention de la violence,  d’animation dans les quartiers définies par les autorités françaises comme étant d’intérêt général peuvent s’assimiler à des mesures d’éducation de la citoyenneté au sens large, lesquelles sont au nombre des misions générales de l’État. En conséquence, la Commission a décidé que le régime de subventions notifié par les autorités françaises ne constitue pas une aide d’État.

5- L’arrêt Sodemare, 1997, concerne spécifiquement les services sociaux. Il y est énoncé que les articles 52 et 58 du traité CE ne s’opposent pas à ce qu’un État membre permette aux seuls opérateurs privés ne poursuivant pas de but lucratif de concourir à la réalisation de son système d’assistance sociale par la conclusion de conventions donnant droit au remboursement des coûts de services d’assistance sociale à caractère sanitaire. La condition nécessaire de non lucrativité pour l’exécution d’une fonction de service social, soutenue par la région lombarde, partie au litige, y est reprise dans le point 31 de l’arrêt : Selon le gouvernement italien, la condition d’absence de but lucratif s’avère être le moyen le plus cohérent au regard des finalités exclusivement sociales du système en cause. Les choix effectués en matière d’organisation et de fourniture d’assistance par les opérateurs privés ne poursuivant pas de but lucratif ne seraient pas influencés par l’exigence de tirer des bénéfices de la prestation de services afin que ces opérateurs poursuivent à titre prioritaire les finalités sociales.

6- La directive services indique clairement qu’ afin d’exercer certains services dans le domaine social, la Cour de justice à d’ores et déjà admis qu’il peut être justifié de soumettre le prestataire à l’exigence de ne pas poursuivre de but lucratif (ref. 71), point confirmé par le considérant 73 admettant que les missions importantes liées à la cohésion sociale et territoriale conférées aux SIEG nécessitent certaines exigences de la part des États membres, notamment d’être une personne morale, une entité sans but lucratif. La directive précise encore qu’ elle ne devrait pas affecter le principe de service universel tel qu’il est mis en œuvre dans les services sociaux (ref. 28). Elle énonce aussi que dans la mesure où le service est toujours essentiellement financé par des fonds publics, ces activités exercées par l’État ou pour le compte de l’État, dans le cadre de ses missions dans les domaines social, culturel, éducatif et judiciaire n’entrent pas dans le champ d’application de la présente directive (ref. 34). Dés lors, il semble que la condition de rémunération fondatrice de la notion de service appréciée à partir de l’existence d’une contrepartie économique soit tempérée dès qu’il y a financement public.

Enfin, la même directive exclut de son champ les services non économiques (2-2a), les services de soins de santé (2-2f), les services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à l’enfance et à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin qui sont assurés par l’État, par des prestataires mandatés par l’État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’État (2.2j). Pour la Commission les services sociaux sont seulement destinés aux plus défavorisés, soit un parti pris idéologique lourd de conséquences.

7- Différents autres textes de portée juridique et/ou doctrinale, soulignent le caractère non lucratif des services sociaux fondés sur le principe de solidarité nationale pour les exclure du champ marchand :

- Le commentaire figurant dans le dossier interinstitutionnel 2004/0001 (COD) entre la Commission et le groupe de travail Compétitivité et croissance , 2004, à propos des régimes de sécurité sociale indique que la caractéristique essentielle de la rémunération réside dans le fait que celle-ci constitue le contrepartie économique de la prestation en cause, contrepartie normalement définie entre le prestataire et le destinataire du service. La Cour a estimé qu’une telle caractéristique fait défaut dans le cas de cours dispensés dans le cadre du système d’éducation national. En établissant et maintenant un tel système, l’État n’entend pas s’engager dans des activités rémunérées, mais accomplit sa mission dans les domaines social, culturel et éducatif envers sa population. Le système en cause est, en règle générale, financé par le budget public et non par les élèves ou leurs parents (page 3, 4 e al.). Ce texte, certes non contraignant, paraît lui aussi atténuer la portée des arrêts Pavlov et Bon van Adverteerders , pourtant présentés comme irréfragables par la doxa communautaire.

- La communication de la commission Mettre en œuvre le programme communautaire de Lisbonne. Les services sociaux d’intérêt général dans l’UE COM (2006) 177 final rappelle que le fonctionnement des services sociaux est fondé sur un principe de solidarité (page 4) et que l’une de leurs caractéristiques est l’absence de but lucratif pour aborder les situations les plus difficiles par une relation asymétrique entre prestataires et bénéficiaires ne pouvant être assimilée à une relation normale de type fournisseur-consommateur requérant ainsi la participation d’un tiers payant (page 5).

Le (re)classement des services sociaux dans les services non économiques fondé sur leur caractère non lucratif semble donc un argument non suspect d’être partisan.

2.2. Sur l’intérêt général, vocation exclusive des SSIG

Dans le droit de l’UE, l’intérêt général est un élément juridique et politique important autorisant les exceptions au principe de l’interdiction des aides d’État. Sa détermination est de la seule compétence des États membres, à condition qu’il ne soit pas porté atteinte aux règles communautaires. C’est aussi le critère principal de mise en œuvre de la subsidiarité sur un terrain politiquement mouvant, aux risques de requalifications voire de sanctions .

- L’article 107 du TFUE[20] résume la philosophie économique de l’UE : Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence.

- L’article 106-2 tempère cette interdiction pour permettre, à titre dérogatoire, aux États membres de remplir leurs obligations d’intérêt général : Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans la limite où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie.

Seules sont donc visées les entreprises chargées des services d’intérêt économique général (SIEG), les services non économiques d’intérêt général (SNEIG), étant hors des compétences communautaires.

- La directive services considère, quant à elle, que les services d’intérêt général ne sont pas couverts par la définition de l’article 50 du traité et ne relèvent donc pas du champ d’application de la présente directive (considérant 17).

Il revient aux autorités publiques nationales, locales de déterminer leurs services d’intérêt général (SIG) permettant des dérogations fondées sur des raisons impérieuses d’intérêt général . Cette notion résultant d’une élaboration progressive et encore non aboutie par la Cour de justice européenne couvre, entre autres, le maintien de l’ordre social, les objectifs de politique sociale, la protection des destinataires de services, la protection de la bonne administration de la justice, autant d’aspects qui concernent les services sociaux agissant au titre de l’aide sociale, de la protection judiciaire de la jeunesse. La directive services complète l’énumération ci-dessus en y ajoutant la nécessité de garantir un niveau élevé d’éducation (considérant 40).

- Certains arrêts de la Cour européenne contiennent des dispositions confirmant l’exonération des services d’intérêt général des règles de la concurrence et des marchés. Ainsi, pour l’arrêt Corbeau C-320/91 de 1993 :  les États membres peuvent conférer à des entreprises, qu’ils chargent de la mission d’intérêt économique général, des droits exclusifs qui peuvent faire obstacle à l’application des règles du traité sur la concurrence, dans la mesure où des restrictions à la concurrence, voire une exclusion de toute concurrence, sont nécessaires pour assurer l’accomplissement de la mission particulière qui a été impartie aux entreprises titulaires de droits exclusifs (point 14)[21]. Selon le livre blanc 2004 de la Commission (acte non contraignant) : l’accomplissement effectif d’une mission d’intérêt général prévaut, en cas de tensions, sur l’application des règles du traité (point 3.2).

En résumé, pour importante qu’elle soit, la notion d’intérêt général reste sujette à interprétations différentes. Elle oscille entre deux visions, l’une anglo-saxonne, utilitariste, résultant de la somme des intérêts individuels régulés par le marché et l’autre, volontariste, transcendante, dans la tradition républicaine française sous l’autorité de l’État, entité de coopération de services publics organisés et contrôlés par le gouvernement selon Léon Duguit. Mais cette approche dépassant la somme des intérêts particuliers, a bien du mal à conserver son autorité dans un droit communautaire au service de l’ économie sociale de marché . En outre, le clivage n’est pas seulement entre ces deux visions mais aussi entre les formations politiques, celles qui se réclament, s’adaptent ou se résignent aux règles du libéralisme, ordo et néolibéral, et celles, minoritaires jusqu’alors, voulant substituer d’autres fondements à l’Europe des peuples. Les premières s’efforcent de moduler les règles en vigueur de façon pragmatique, par la recherche du compromis , à l’intérieur du paradigme libéral, ce qui impacte la notion d’intérêt général, à l’insu les acteurs de terrain, pour aboutir à une libéralisation de tous les services, y compris sociaux, réclamée par le patronat[22] et encouragée par l’OMC.

C’est dans cet espace confiné, sans cesse réduit, incertain, menacé, mal défendu, que se situent les missions d’intérêt général conférées aux services sociaux. Il y existe, toutefois, certaines marges permettant de protéger les actions sociales et éducatives, les rétribuer à juste mesure par l’impôt et non par le prix ou la charité.

2.3. Dans la complexité des mises en œuvre (mandatements, financements)

Peu utilisé en droit français, le terme de mandatement y a fait irruption en raison des obligations découlant du respect des règles européennes mais aussi de l’usage excessif de la procédure des marchés publics.

L’euro compatibilité des aides d’État, à titre dérogatoire, procède de l’arrêt Altmark C-280/00, 2003, et des modalités regroupées dans le paquet Monti-Kroes, 2005 . Elle concerne uniquement les services d’intérêt économique d’intérêt général (SIEG).

Dans l’arrêt Altmark, le mandatement est une condition obligatoire d’octroi d’aides d’État devenant, dés lors, des compensations . Acte officiel, préalable, injonctif, par lequel la puissance publique confère la responsabilité de l’exécution d’une mission donnée à une entreprise, il peut prendre des formes diverses mais doit impérativement préciser la nature exacte de la mission, la durée et la portée des obligations de service public (OSP) et l’identité des entreprises concernées.

§ L’arrêt Altmark impose 4 conditions cumulatives :

- L’entreprise bénéficiaire doit être effectivement chargée d’obligations de service public, clairement définies.

- Les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation doivent être clairement établis de façon objective et transparente.

- La compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relative et d’un bénéfice raisonnable. Les surcompensations sont interdites au-delà d’une marge de 10% justifiée.

- Lorsque le choix de l’entreprise à charger de l’exécution d’OSP n’est pas effectué dans le cadre d’une procédure de marché public, permettant de sélectionner ce candidat au moindre coût pour la collectivité, le niveau de la compensation doit être déterminé sur la base d’une analyse des coûts d’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée en moyens de transport[23].

§ Le paquet Monti-Kroes groupe trois textes relatifs aux financements publics versés au titre de compensations de SIEG selon lesquels certaines aides d’État ne respectant pas les 4 conditions de l’arrêt Altmark sont néanmoins considérées comme des compensations compatibles avec le marché et dispensées de notification préalable à la Commission si :

* La compensation est d’un montant inférieur à 100 millions d’€ (HT) sur les deux exercices précédents et ne dépasse pas 30 millions d’€ par an (seuils de minimis), sans plafond pour des hôpitaux ou des entreprises de logement social.

* Le mandat indique la nature et la durée des OSP et concerne un SIEG déterminé par la collectivité adjudicatrice. L’exigence de nécessité et de proportionnalité doit également exister. En cas d’ erreur manifeste, l’entité chargée de l’exécution de la mission particulière doit rembourser les sommes versées .

* Si les exigences ci-dessus ne sont pas remplies, une notification préalable doit être faite à la commission qui appréciera les impacts sur la concurrence.

Le caractère injonctif de ces règles et les obligations d’applications ont suscité-et suscitent- inquiétudes et hostilités en France et, dans une moindre mesure, en Allemagne. Pour les opérateurs de terrain et les pouvoirs publics nationaux, nécessité est de les clarifier et de les compléter de façon proactive par un instrument juridique sécurisant les SIG plutôt que d’exposer ces derniers aux seules interprétations casuistiques de la Commission et de la Cour. De nombreux acteurs réclament également l’exclusion des services de l’accueil de la petite enfance, de l’aide à domicile, de la formation permanente et des loisirs populaires du champ du marché où ils sont maintenus par la directive services. Rares, toutefois, sont ceux qui sont allés jusqu’à demander le reclassement des SSIG dans les SNEIG. Mais pour la Commission, le Conseil et la majorité parlementaire, il n’est guère besoin d’ajouter un texte aux textes clairs et complets pour qui sait les lire ![24]

 D’autres turbulences sont nées de la transposition de la directive services. Pour ce faire, la France, par différence avec 20 autres États membres, a préféré opérer secteur par secteur[25], malgré deux propositions de loi par les groupes socialistes de l’Assemblée nationale et du Sénat, finalement rejetées. Puis le gouvernement a voulu apaiser les craintes par la circulaire du Premier ministre du 18 janvier 2010 relative aux relations entre les pouvoirs publics et les associations, après la conférence de la vie associative du 17 décembre 2009, réclamant une clarification et une sécurisation du cadre juridique de leurs relations financières avec les pouvoirs publics en regard du droit communautaire. Ce texte annonce le maintien du financement triennal par subventions moyennant la signature de conventions pluriannuelles d’objectifs et souligne que la réglementation européenne n’impose pas la procédure de passation des marchés publics . Dés lors, l’exercice d’un mandat d’intérêt général et l’exigence de compensation proportionnée ne limitent pas la liberté d’initiative des associations. La notion de mandat est, en effet, suffisamment flexible. Ainsi la subvention peut donc constituer un mode de financement légal dans le cadre d’un service d’intérêt économique général (annexe 1, point 3).

En résumé, les mandatements avec les effets financiers induits sont des éléments importants de composition (ou de décomposition) des services sociaux. Là encore, il existe des espaces permettant de soustraire ou de mettre ces derniers à bonne distance de la logique descendante d’inspiration libérale.

3. Effets négatifs des marchés sur l’action sociale et corrections possibles

Les règles européennes directes ou transposées impactent les cadres administratifs nationaux de façon parfois négative. Concernant l’action sociale en France, il est utile de préciser les situations juridiques et financières dans lesquelles elle se déroule tout en soulignant les sécurités qui peuvent y être assurées.

§ Un marché public est un contrat conclu à titre onéreux répondant aux besoins de l’administration. Dans ce cas de figure, l’autorité publique achète une prestation à un tiers choisi après appel d’offres ouvert ou limité à des candidats présélectionnés en fonction de leurs compétences spécifiques (droit exclusif ou droits spéciaux). Les services sociaux en tant que prestataires relèvent des marchés publics de services en vertu de la directive 2004/18/CE- annexe II B catégorie 25.

§ Une délégation de service public est un contrat par lequel une autorité publique confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service.

§ Une subvention, initiée par un tiers , consiste en une contribution financière de la personne publique à une opération justifiée par l’intérêt général. En France, son versement est dans la majorité des cas subordonné à l’existence d’une convention (pluri)annuelle d’objectifs.

Dans le secteur social et médico-social ces différentes modalités permettent le financement de missions d’intérêt général à des établissements et services de statuts variables (loi 2002-2).

* Ceux fonctionnant en régie, dans le cadre des administrations d’État ou locales ou bien ceux in house , situés à l’extérieur pour lesquels les pouvoirs publics assurent un contrôle équivalent à celui effectué dans leurs propres administrations ne sont pas concernés. Ils sont hors-marché. Le statut in house est un concept encore relativement vide, la Cour européenne se réservant de l’apprécier au cas par cas. Les deux conditions cumulatives (un contrôle similaire et le fait d’être le principal destinataire de l’activité) semblent pertinentes dans le domaine de l’aide sociale à l’enfance, de la protection judiciaire, par exemple. Les financements qui en résultent sont hors marché et s’intitulent contrats de prestations intégrées ou contrats in house

*Ceux, nombreux, qui fonctionnent grâce à des prix de journée, forfaits journaliers ou dotations globales ressortissent d’une modalité de dépense publique de transfert engagée en application de disposition législatives ou réglementaires s’analysant, selon la Cour des comptes française, en 1998, comme système de tarification de prestations de santé ou sociales . Ils relèvent de fonds publics ou assimilés (Sécurité sociale), le prix fixé est opposable aux organismes tiers payants, afin de financer l’exercice des mandats conférés par les autorités civiles et/ou judicaires (champ de l’assistance éducative, de l’enfance délinquante). Il s’agit là de dépenses obligatoires, permettant une bonne mise en œuvre par un service spécialisé habilité ou agréé[26]. Qu’en est-il, pour ce mode de financement, de son euro-compatibilité ? L’inexistence ou l’extrême rareté d’exposé de doctrine sur ce point ainsi que la poursuite de la tarification sur ce mode signifient-ils qu’il n’y a pas de problème ?

*Ceux, relativement moins nombreux, relevant d’un financement par subventions (clubs et équipes de prévention spécialisée, etc.) sont en situation plus critique. Selon la circulaire du Premier ministre, ils doivent contracter une convention pluriannuelle d’objectifs inscrite dans  les objectifs de politique sociale nationale ou/et locale. L’initiative leur en revient, même en répondant à un appel à projets déterminant des objectifs généraux concrétisés par le projet associatif. Dans les faits, ces services sont davantage soumis à des appels d’offres ouverts à la concurrence et confrontés au moins-disant financier, au détriment de la qualité des prestations.

*Ceux ne pouvant prester qu’à la suite d’appels d’offres ouverts ou présélectionnés en vertu de droits exclusifs ou réservés liés à leurs compétences spécialisées (organismes de formation continue, d’accompagnement du RSA, dispositifs d’accueil de la petite enfance, services d’aide à domicile, éducation populaire) subissent de plein fouet l’ouverture au marché risquant de s’y perdre ou de moduler leurs missions exclusivement sociales.

Pour les services relevant des deux dernières catégories, subissent-ils l’effet d’une insécurité conjoncturelle consécutive au flou des règles communautaires ou s’agit-il d’une tendance de fond intégrant le néolibéralisme concurrentiel comme « bonne pratique » de mise en œuvre sociale ?

3.1. Aspects juridiques

La pression mise par les différentes instances et mouvements nationaux et européens réclame, en vain à ce jour, la promulgation rapide et claire d’un instrument juridique sécurisant. Mais malgré de nombreuses réunions entre toutes les parties concernées, le Conseil et la Commission restent toujours sur leur position, envisageant éventuellement quelques concessions marginales en fonction de l’évaluation mutuelle de l’impact de la directive services et du paquet Monti-Kroes , sans s’engager beaucoup via le Livre vert (note 23).

La mise en œuvre du protocole n°26 sur les SIG annexé au traité de Lisbonne et la concrétisation de l’article 14 du TFUE suscitent un autre chantier initié par l’intergroupe services publics du parlement européen ouvert à des parties prenantes ( Skateholders ) représentant la société civile. Chacun s’efforce d’y faire valoir son point de vue, avec un lobbying très inégal. La thèse minoritaire tendant au (re)classement des SSIG parmi les SNEIG achoppe sur une position majoritaire visant à des aménagements « réalistes » de la configuration juridique communautaire[27].

Par ailleurs, le protocole exigé par la Hollande suscite actuellement (janvier 2011) une mobilisation parlementaire, pas encore majoritaire, contre la Commission et sa vision étriquée sur les services sociaux seulement destinés aux personnes défavorisées et aux groupes vulnérables . Cette controverse fondamentale[28] pose la double question du caractère résiduel on non des services sociaux et celle de la marge de liberté des États membres résultant du principe de subsidiarité.  

Aux fins de parvenir à des activités exclusivement sociales passant par l’exclusion des SSIG du champ du marché, la détermination des compétences respectives, rendue obligatoire par l’article 14 du TFUE, pourrait, selon nous, se faire sur la base suivante :  

A- Compétence communautaire

Élaboration d’un instrument juridique énonçant 3 catégories génériques de services sociaux exerçant des activités :

a) exclusivement sociales,

b) essentiellement sociales,

c) partiellement sociales.

B- Compétence nationale/locale (principe de subsidiarité)

   1- Classification des services sociaux dans l’une des 3 catégories à l’aide de faisceaux d’indices et sur la base de la NACE 2 (voir chapitre 2.1 supra ). Cette détermination étant fondée sur :

a) Le volontariat des entités candidates,

b) L’instruction contradictoire du dossier d’encadrement par l’autorité publique (sous différents régimes de conventions, d’agréments, d’habilitations),

c) Le contrôle du juge administratif.

   2- Financement public proportionnel au quantum de l’activité sociale mandatée.

La plupart des services sociaux actuels se situe dans la catégorie a) telle qu’homologuée par les exclusions de la directive services, accueil de la petite enfance compris. Certains autres dans la catégorie b), par exemple ceux dont l’ancrage socio-sanitaire prévaut sur les activités de confort au sein de l’ensemble éclectique des services à la personne et qui devraient, à ce titre, être également exclus de la directive. Enfin la catégorie c), résiduelle, vise des entités où la part sociale est minoritaire en raison de leurs finalités (résidences pour personnes âgées) et/ou de leur statut lucratif.

Dés lors, débloquant la situation actuelle où tous se renvoient la balle, cette détermination des compétences, respectueuse du principe de subsidiarité et des spécificités culturelles de chacun, entraînerait pour la plupart des services sociaux la possibilité d’un (re)classement dans les services non économiques d’intérêt général.

3.2. Aspects institutionnels

Les opérateurs craignent de passer d’une logique de partenariat entre pouvoirs publics et associations à une logique de prestataires de services chargés, en application de cahiers des charges contraignants, d’exécuter des missions préalablement déterminées, loin des problématiques singulières, souvent imprédictibles, rencontrées sur le terrain, nécessitant souplesse et rapidité des réponses techniques, détection des nouveaux besoins et proposition des solutions inventives. En outre, dans une optique de rationalisation des moyens, les GCSMS font craindre à certains une dissolution des petites associations, pourtant adaptées dans de nombreux cas, des pertes d’emplois, d’autres y voyant au contraire un moyen de mieux résister à la concurrence des opérateurs marchands.

3.3. Aspects financiers

Les réductions de moyens, leur caractère non pérenne et les complexités d’allocation génèrent une insécurité pour l’exercice des missions et la sécurité de l’emploi des salariés. Le moins disant financier, paramètre essentiel des appels d’offre, suscite beaucoup d’inquiétude, la mise en concurrence risquant de créer du dumping et de pénaliser la clinique sociale au détriment des ayants droit.

Il existe des moyens pour conjurer ce glissement, déjà très avéré, vers la logique des marchés publics, sans tomber dans l’autre risque que créent les délégations de service public, quand les opérateurs se rémunèrent sur le seul produit de leur activité. D’une part, le système de financement par subventions n’impose pas d’être un service économique d’intérêt général (SIEG) mais il est fragile car discrétionnaire, sauf s’il est sécurisé par des conventions pluriannuelles d’objectifs et à la condition de ne pas être des cahiers des charges déguisés en appels à projets. D’autre part, le statut in house et les contrats de prestations intégrés sont des modalités à protéger. Ils permettent, depuis longtemps, à un grand nombre de services sociaux d’être rétribués et l’on ne voit pas pourquoi ils deviendraient caducs. Pour ce faire, en droit administratif, la notion juridique de dépenses obligatoires n’exige pas que les établissements et services soient d’intérêt économique. Leur nature conforte donc la classification a) du ch. 3.1 supra .

3.4. Aspects cliniques

Au plan des pratiques sociales et éducatives, l’introduction de la concurrence et l’existence d’un marché nuisent à la qualité des services rendus dans l’intérêt général.

Le glissement de l’objectif exclusivement social vers un but accessoirement social et le détournement de la finalité sociale par des opportunités lucratives ne peuvent qu’engendrer une régression de la solidarité nationale socialisée et une rétraction du contrat républicain. D’une ardente obligation, le social s’en trouverait réduit à l’état de produit sur un marché sélectif, les citoyens les moins fortunés devant se contenter d’un service universel mais minimum, au moindre coût public.

La sélection des clientèles les plus solvables, les moins lourdes, la réduction des moyens en personnels, l’affaiblissement du travail interdisciplinaire, le raccourcissement des durées d’intervention pour ne se préoccuper que de la vaine et éphémère suppression des symptômes, l’augmentation du nombre des cas suivis, l’indisponibilité à l’écoute attentive et patiente, la concurrence interinstitutionnelle substituée à la confiance nécessaire entre les uns et les autres, notamment pour la coordination des actions, quand ce n’est pas la chasse aux clients, ne sont que les principaux effets négatifs de cette marchandisation du social. Elle obère le fonctionnement technique des services (réductions des coûts pour conquérir des parts de marché) et pénalise la clinique des interventions. Finalement, elle affecte tout un chacun dés lors que les bénéficiaires ne sont plus considérés comme les ayants droit d’un régime égalitaire.

Les SSIG sont des services spécifiques garantissant l’effectivité des droits fondamentaux. Le moyen juridiquement possible et techniquement simple pour acter cette spécificité est leur (re)classement, à leur juste place, dans les SNEIG. Ils n’ont rien à faire ni à attendre de leur classification en services d’intérêt économique général (SIEG) où ils se trouvent pour des raisons assises sur des critères et des objectifs marchands. Ce (re)classement aurait au moins trois conséquences principales : 1) Les placer hors de la compétence communautaire. 2) Décourager les opérateurs marchands d’investir un champ improductif de profits financiers. 3) Restituer à l’économie sociale sa vocation majeure et noble d’instrument d’inclusion et de cohésion sociale.

Le nouvel intitulé de services sociaux non économiques d’intérêt général (SSNEIG) que nous avons proposé par ailleurs[29] est, certes, différent mais pas très éloigné d’une formule proposée par le groupe préparatoire du 3 e forum sur les SSIG organisé par et sous la présidence belge du Conseil de l’UE, à Bruxelles en décembre 2010[30]. Il y est en effet suggéré, dans le cadre d’un marché [31] réservé, la création d’un statut européen uniforme de l’entreprise d’intérêt social ou de la société d’économie sociale (ou toute autre dénomination équivalente), statut qui privilégierait la qualification sociale des buts poursuivis par l’opérateur plutôt que le caractère économique ou non des services prestés. Malheureusement, à ce jour, ces propositions n’ont été retenues ni par les participants ni par les autorités, preuve s’il en fallait de la prégnance de la doxa libérale.

Nonobstant, des professionnels du terrain se mobilisent[32]. Refusant toute vision corporatiste, ils constituent des collectifs transversaux œuvrant pour et dans l’intérêt général, cherchant à apporter leur pierre, à juste place, dans la (re)construction de l’Europe sociale. Concomitamment, d’autres s’investissent dans la doctrine.

Conclusion

En définitive, le (re)classement des services sociaux dans la sphère non marchande est affaire de volonté politique. Pour ce faire, dans le corpus communautaire, il existe suffisamment d’éléments juridiques et doctrinaux mais ceux-ci ne sont ni vus ni retenus par la doxa libérale qui généralement s’en tient à quelques aménagements cosmétiques.

Le caractère spécifique des services sociaux n’échappe pourtant à personne mais la majorité actuelle rechigne à franchir le Rubicon pour les situer en droit sur la rive où ils se trouvent déjà en fait. Les activités exclusivement sociales , pourtant reconnues par la Cour européenne, sont encore loin de l’être dans les pratiques communautaires.

[1] Article à paraître dans la Revue de droit sanitaire et social (RDSS) , n°4, juillet/août, 2011, Dalloz.

[2] Joël HENRY, éducateur spécialisé, ancien président de l’ONG EUROCEF, président honoraire du C.N.AEMO

[3] Michel CHAUVIÈRE, directeur de recherche au CNRS, membre du CERSA, université Paris 2

[4] Notamment par des concentrations plus ou moins autoritaires, comme en France avec les dits Groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS)

[5] Max Weber, Sociologie du droit , Paris, PUF, 1986.

[6] Ordolibéralisme : Théorie prônant la liberté économique, faisant confiance aux initiatives individuelles et aux mécanismes du marché et s’opposant à toutes les formes de socialisme et de dirigisme. Voir le Blog de Pierre Bilger, L’école de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché.

[7] M.-A. Frison-Roche, «  L’État, le marché et les principes du droit interne et communautaire de la concurrence  », Les petites affiches, 17/05/1995, n° 59-7.

[8] École de Chicago : groupe informel d’économistes libéraux autour de Milton Friedmann, soutenant la théorie néo-classique du libre marché libertarien (liberté individuelle, réduction de l’État) et du monétarisme.

[9] Cette outrance du rôle du juge est souvent déplorée, y compris par certains d’entre eux. V. Koen Lenaerts, juge à la CJUE, Table ronde, 3 e colloque SSIG, Bruxelles, 27 octobre 2010.

[10] Doxa : Parménide : Opinion confuse que l’on se fait sur quelqu’un ou sur un aspect de la réalité, par opposition au vrai chemin d’accès à la vérité . Husserl : Ensemble des croyances et des idées non objectives.

[11] François Bilger, Idées et intérêts dans la construction économique européenne , Petites affiches, La loi, Le quotidien juridique, 22 janvier 2009.

[12] Frits Bolkestein, Construire l’Europe libérale au XXIème siècle, Conférence à Fribourg en Brisgau, 10 juillet 2000.

[13] V. paragraphe 3.1, Un marché unique pour le XXI e siècle , COM (2010) 2020, Communication de la Commission, pp. 21-22.

[14] Guide de la Commission européenne relatif à l’application aux SIEG et en particulier aux SSIG, des règles de l’UE en matière d’aides d’État, de marchés publics et de marché intérieur, p. 17.

[15] V. EUROSTAT, NACE, rév. 2.

[16] Ce principe est une clé de voûte de l’édification européenne. Trouvant ses origines dans la doctrine sociale de l’Église, imposé par les négociateurs allemands lors de l’élaboration des traités de Rome, il est défini dans l’article 5 -1-2 du traité CE : La communauté agit dans la limite des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la communauté n’intervient […] que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc […] être mieux réalisés au niveau communautaire.

[17] Arrêts 1987 Commission/Italie, 118/85, point 7 puis 1998, Commission/Italie, C35/96, point 36.

[18] Arrêts 1991 : Höfner et Elser, point 21, 1993 : Poucet et Pistre, point 17,1995 : Fédération française des sociétés d’assurances e.a, point 14, arrêts Albany, point 77, Brentjen’s, point 77, Drijvenden Bokken, point 67.

[19] Il s’agit d’un fonds de pensions pour des médecins hollandais.

[20] Traité de fonctionnement de l’UE.

[21] Doctrine renforcée par l’arrêt Commune d’Almelo C-393/92 du 27 avril 1994 (point 46).

[22] Rapport du Medef, Marché unique, acteurs pluriels : pour de nouvelles règles du jeu, 1 ier juillet 2002, principe n°3 : « Intégrer le secteur social dans le secteur marchand ».

[23] L’arrêt Altmark purge un litige relatif à des transports en Allemagne.

[24] Aidé, au besoin, par une assistance technique en ligne. Ajoutons qu’un Livre vert (consultatif) sur la modernisation des marchés publics comportant un volet « services sociaux » vient d’être ouvert.

[25] Pour le détail de cette transposition, voir Rapport de synthèse sur la transposition par la France , 20 janvier 2010.

[26] Par ex., le financement par un département de dépenses engagées par une association pour une mesure d’AEMO judiciaire décidée par un juge des enfants.

[27] L’irlandais Proinsias De Rossa (SD) doit présenter prochainement un rapport circonstancié.

[28] Controverse lancée par les organismes de logement social après la décision E-2/2005 relative au plafonnement des ressources pour accéder au logement social aux Pays-Bas.

[29] Joël Henry : Contribution écrite au 3ème Forum SSIG- Bruxelles, décembre 2010.

[30] Belgian Presidency of the Council of the European Union, Paper SSIG 01, SSIG & marchés publics, B questions 07 & 07 bis, p.5.

[31] Terminologie figurant dans la directive 2004/18/CE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics visant à réserver l’accès à certains marchés aux seuls ateliers protégés (article 19).

[32] Le mouvement MP4-Champ social ( www.mp4-champsocial.org ) a mis en ligne deux pétitions signées par plus de 4 500 travailleurs sociaux, personnels médico-psychologiques, enseignants, magistrats, citoyens divers.

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