Quelques éléments de psychothérapie avec les enfants manifestant des signes d’autisme
Barbara Bonneau
«
Les troubles psychiatriques
sont plus fréquents chez les personnes avec TED qu’en population générale », selon les HAS. «
Ils concernent, selon les études, entre 50 % et 75 % des personnes avec TED
.
Ils sont difficiles à déceler chez les personnes avec TED associé à un retard mental. Chez les adultes avec TED sans retard mental, l'anxiété et la dépression sont les troubles psychiatriques associés les plus fréquents. Chez l'enfant avec TED, le trouble « déficit de l'attention - hyperactivité » est un des troubles psychiatriques associés les plus fréquents. La possibilité d'une pathologie psychotique (délire, bouffées délirantes, schizophrénie) associée aux TED justifie des recherches complémentaires ».
Ces conclusions justifient, sans d’autres motifs, à mon sens, la proposition d’une psychothérapie avec un psychanalyste pour l’enfant pour lequel le diagnostic TED a été posé. Les troubles psychiatriques peuvent se déclencher ou peuvent s’aggraver à l’adolescence, selon la HAS, et selon cette même autorité, entre 8 et 10% des ces personnes ne récupèreront pas de cette aggravation.
Cependant, la Haute Autorité de Santé n’interroge pas les symptômes psychiatriques de la même manière que des psychothérapeutes ayant pour référence la théorie psychanalytique. La raison s’explique en partie par le fait que la HAS tente de regrouper des symptômes, ou signes, qu’elle appelle des
troubles
, sous une catégorie. Chaque catégorie, ou diagnostic, est posée à partir de la fréquence d’apparition purement statistique d’un certain nombre de « signes ». La catégorie qu’elle appelle TED, ou
Troubles Envahissant de Développement
correspond à une catégorie dans laquelle apparaissent un certain nombre de symptômes, ou plutôt de signes, appartenant déjà à d’autres catégories, notamment psychiatriques. Cette recoupe de signes inhérente à toute classification pose un problème logique lorsqu’il s’agit d’aborder un sujet par la notion d’une pathologie à soigner ou une norme à évaluer. En revanche, la référence à la psychanalyse comme notion clinique et comme éthique permet d’aborder le sujet par son savoir singulier. De ce fait, le symptôme pris dans sa globalité est compris comme énigme à déchiffrer avec le sujet. Le diagnostic ne fournit alors qu’une direction à la cure, et non une posologie médicamenteuse, ou prophylactique.
Lorsque qu’un psychothérapeute ayant une formation de psychanalyste s’engage dans un travail avec un enfant atteint de(s) TED, ou d’autres symptômes, il n’engage pas cette thérapie avec l’idée que cet enfant ne peut pas évoluer. La plasticité est une caractéristique du psychisme humain. Le psychanalyste prend en considération ces troubles, ou signes, comme s’il s’agissait d’un symptôme, ou plutôt d’un savoir énigmatique qui peut le renseigner sur le sujet lui-même.
La détresse ou l’angoisse existentielle conduit le sujet à se répéter, comme si quelque chose s’était figé chez lui. C’est la loi de l’homéostasie. La reconnaissance d’un « besoin de répétition » comme élément structurant de lien permet au thérapeute de mieux appréhender l’espace psychique en jeu pendant les séances. Il s’en suit un travail de longue haleine où l’enfant, s’accrochant à des liens qu’il a lui-même créé avec son environnement, prend petit à petit une distance avec le contenu psychique qui l’a conduit à se répéter.
Ces principes fondés sur le respect du sujet et simples en apparence, amènent les psychothérapeutes ayant une formation de psychanalyste à mettre l’enfant ainsi que les choix de celui-ci, au centre de la thérapie. De ce fait, le psychanalyste est confronté souvent à une nécessité de répondre activement à la moindre piste proposée par l’enfant qui lui semble pertinente par rapport à l’histoire de l’enfant, à sa souffrance (telle que l’analyste a pu la repérer). Cette piste est déterminée à partir du contenu verbal ou gestuel apporté par l’enfant. En même temps, il doit combattre sa propre lassitude face à un sujet qui se répète presque sans cesse. Cette configuration du cadre où l’analyste maintient une certaine réactivité s’oppose diamétralement à une psychanalyse pour une personne non atteinte de difficultés de cette nature. Néanmoins, le thérapeute qui a pour habitude de mettre l’enfant au centre de la cure, (par exemple en ne proposant ni des apprentissages ni des jeux standardisés), se trouve plus à l’aise pour « lire » les signes proposés par l’enfant dans le décor de son « jeu », plus confortable avec le jargon incompréhensible de l’enfant autiste et moins déconcerté par la communication non verbale de celui-ci.
Pour permettre à l’enfant de trouver ses « marques », les premières phases de cette prise en charge ne sont pas dominées par les propositions verbales du thérapeute. Au contraire, les première ouvertures se limitent à des variations de thèmes sur le jeu de la bobine, à des silences, des rires, et une appropriation par l’analyste de la communication gestuelle et du jargon de l’enfant (répétitions de sons, de mots, de phrases, à première vue sans intention). Les variations du jeu de la bobine sont des formes concrètes où les corps (ou partie des corps) de l’enfant et du thérapeute, sont tantôt présents, tantôt absents de la sphère du regard ou de l’ouïe. Ce jeu se développe au fil des séances avec l’adjonction d’échanges verbaux plus complexes et éventuellement des interprétations limitées. En effet, malgré l’absence d’une intention
à priori
, le gestuel, le verbiage, les cris, sont tous à considérer comme des efforts par l’enfant à construire un « symptôme », à construire un espace où il ne sera plus encombré par des éléments existentiels qui pèsent sur lui.
J’utilise avec précaution ce terme : symptôme. En effet, je ne parle pas ici des signes de pathologie que le praticien note pour déterminer un diagnostic. J’emploie ce terme pour parler d’un dispositif que l’enfant utilise pour la construction d’une sorte d’édifice qui l’aiderait à se « brancher » à la vie. Il peut s’agir d’un signe noté par le praticien mais son usage est déterminé par une construction très personnelle, liée à l’identité même de l’enfant. Très concrets, ces dispositifs sont souvent remarqués à la différence d’un symptôme névrotique, par exemple. Parfois, ce symptôme peut paraître pour nous comme un attachement à un objet transitionnel tel que défini par Winnicott. On a tous vu, par exemple, le bonnet de Steve, le sac à dos d’Alex. Cet objet peut aussi être très différent des objets transitionnels classiques: nounours, doudous, chiffons de tous ordres…On peut penser ainsi que les différents jeux de Luc, les diverses machines inventées par des patients de Margaret Mahler, de Bruno Bettelheim ont un usage du même ordre. En faite toute sorte d’objets, du plus simple au plus élaboré, peut se prêter à cette fonction. Ces constructions peuvent également se présenter sous la forme d’un usage particulier d’un jeu, d’un sondage, d’un chiffrage quelconque : participation au PMU, comptage des places du cinéma, relevé des compteurs électriques, sont tous des exemples de dispositifs que j’ai vu mettre en place chez différents adultes ayant des troubles dits autistiques. Toutes ces constructions sont liées au langage mais semblent peu articulées, et même peu articulables, à la parole. Nous les appelons « symptômes » parce qu’ils prennent la même place que le symptôme chez la personne qu’on va dire, « normalement névrosée ». Le psychiatre-psychanalyste, Jacques Lacan a proposé le nom de :
Sinthome
pour parler des écrits de l’auteur irlandais James Joyce, dont certains psychologues n’hésitent pas aujourd’hui à donner l’étiquette : « autiste Asperger ». Cette œuvre littéraire majeure du vingtième siècle est constituée par un travail sur la langue dont pour une grande partie, la construction se fait par assonance. Le diagnostic de cet écrivain est hors de porté de cet écrit. Néanmoins, je propose à l’avenir, lorsque je parle d’un symptôme-construction d’une personne autiste, d’appeler celui-ci un
sinthome
. Je parlerai une autre fois des limites de ces constructions pour la personne autiste.
Cette façon d’aborder le sinthome, permet de mettre en évidence la notion de jouissance ou angoisse existentielle et d’introduire la notion de réel dans le symptôme. Le signifiant (l’image sonore lorsqu’il s’agit d’une lettre, phonème, mot ou phrase, ou plus rarement, l’image visuelle) donne ainsi accès à des phénomènes. Ces phénomènes sont différents des processus métaphoriques où le symptôme est pris pour un élément de sens. Par exemple dans l’hystérie, une forme de névrose, la patiente peut avoir un symptôme à la gorge et dire au cours d’une psychanalyse : « j’ai du mal à avaler ». Ce qu’elle exprime par ce symptôme du corps elle peut continuer à l’élaborer pour dire tout ce qu’elle a du mal à avaler dans son existence. Lacan distinguait le signifiant de la lettre. La lettre réunit les phénomènes de jouissance avec le signifiant. Par exemple dans l’autisme la répétition des phonèmes, ou pour ainsi dire d’une « lettre », est imprégnée de l’angoisse. Ce signifiant ou lettre, fait bord entre les deux champs, le symbolique et le réel (lieu de l’innommable, de l’angoisse et de la jouissance), sans passer par l’imaginaire (lieu du fantasme et du rêve). Tandis que le symptôme peut être pris comme une énigme à déchiffrer avec recours à l’imaginaire, la lettre, une sorte de reste verbal, est le chiffre qui n’y a pas recours.
La lettre elle-même n’est pas à déchiffrer. Elle ne fait pas sens. C’est le signifiant détaché de sa valeur de signification, détaché du signifié. Néanmoins, la lettre ne préexiste pas. Elle se détache du signifiant déjà présent. Dans la psychose, et même parfois la névrose, la lettre est ce signifiant refoulé qui fait retour dans le réel. Cependant, la lettre a une répercussion sur le sujet. Elle a ainsi une valeur au cours d’une analyse.
C’est par l’investissement de cette lettre comme savoir énigmatique
et indéchiffrable
que le transfert est opérant dans la thérapie avec un autiste.
Dans la psychothérapie de type analytique, ce qui est visé n’est pas le sens du symptôme ou à plus forte raison du sinthome, mais la jouissance inscrite dans la lettre. Elle ne traite pas le symptôme mais ses causes. La cure se résume à une mobilisation à ce qui fait chiffre pour en faire un sinthome, si possible. Ce chiffrage est ce que nous pouvons entendre par la répétition rencontrée si souvent dans l’autisme. Avant tout ce chiffrage « ne cesse pas de s’écrire du réel »
. C’est-à-dire, cette répétition de phonèmes (de lettre) ne cesse pas d’enfermer l’angoisse. La psychiatrie résume cette répétition sous le terme de « stéréotypie ». La visée de la psychothérapie de type analytique est d’apaiser la souffrance associée à cette répétition. C’est cette souffrance que nous appelons la jouissance. Le travail de l’analyse est d’apaiser cette jouissance jusqu’au point où le langage puisse faire équivoque, jeu de mots ou question. Ce travail qui sépare ce qui se réduise à la jouissance est déjà énorme pour l’enfant autiste pour lequel l’équivoque n’existe pas. Le dispositif le plus proche de l’équivoque est peut-être plutôt une sorte de sécession temporaire d’une sorte d’objet-qui-peut-devenir-sinthome créé par un nouage du signifiant avec un signifié qui ne fait pas forcement sens pour nous. La scansion, la rupture, l’arrêt des séances par l’analyste à un moment propice peut participer à la réduction de la jouissance dans ces phénomènes de répétition et faire apparaître ces sinthomes en devenir mais sous une forme négativée (telle une question, ou une sorte de métaphorisation, à cet endroit). Puisqu’elle réduit la jouissance, la scansion peut être considérée comme une forme d’interprétation. Ainsi, le moment propice n’est pas choisi par hasard. Le thérapeute attend un effet. Lorsqu’elle est opérante, la scansion produit une dévalorisation immédiate de la jouissance. Comme pour le mot d’esprit, s’il n’y a pas d’effet immédiat, il n’y a pas d’effet du tout.
Un exemple récent de cette forme de scansion avec les effets de métaphorisation (même si l’on ne peut pas parler de métaphore) s’est produit dans la thérapie de Gilles. Après des séances passées à souffler sur des feutres pour les faire tomber de l’autre côté de mon bureau sur mes genoux (jeu qu’il a lui-même instauré), les faisant disparaître, Gilles vient avec une sorte de « nouvelle langue » qu’il appelle « le Chinois ». Il ne s’agit pas de donner sens à ce qui peut être considérée comme une langue au delà de la langue. Mon intervention consiste simplement à faire une sorte de ponctuation au jeu de syllabes de sonorité Chinoise. Je demande à Gilles
de ralentir car je ne comprends pas bien « le Chinois ».
Du coup il prend un feutre en main et dessine dix personnages avec les yeux bridés et Un avec les yeux ronds. Il me dit que
c’est du Kung Fu
. Le personnage qui le représente, me semble-t-il, est selon lui, attaqué par les autres. Il se défend. Ainsi, Gilles avance dans la construction de son identité propre, différent des autres, mais assez solide dans cet instant, malgré tout.
Parfois ces dispositifs, commencés avec la répétition d’un phonème peuvent plus tard être identifié comme participant dans une construction plus élaborée : poème ou chanson, par exemple. Parfois ces phonèmes se révèlent sur un versant délirant, prêtant un déguisement momentané entendu sous forme de voix. Ils peuvent aussi participer à la création d’un objet-sinthôme qui définit si bien la personne qui lui permet par moment de circuler normalement dans la vie. Ils sont ainsi des « objets–soutien-à-la-parole.
Lors de la thérapie de type analytique, le rythme, l’intensité, la fréquence des réflexions verbales participent à la construction du jeu. Le verbiage particulier de certains de ces enfants pose des défis au thérapeute. Qu’est-ce qu’il doit y comprendre ? Est-ce que ces fragments verbaux sont des sorts d’échafaudages où la parole peut venir se fixer ? Admettons, au moins pour nous permettre à avancer. Un échafaudage est une forme d’armature, ou d’assemblage. Penser que nous pouvons imaginer sa topologie future ? Rien ne le prouve. Ce n’est pas parce que Luc explore une machine à laver qu’il pourrait prendre en charge un jour le lavage des vêtements, même s’il s’agit là d’une hypothèse de travail forte intéressante. Néanmoins, cette plate-forme structure le « sinthome » qui se construit sur son ossature. Or c’est l’enfant qui choisit les pièces de cet assemblage et défini son (ou ses) aboutissement(s). Le psychanalyste est là pour l’entendre, pour l’encourager, et même pour le solliciter une fois que l’enfant s’en est emparé et lui a montré le chemin.
Revenons à Luc et sa passion passée pour la machine à laver de l’IME, ou même toutes les machines à laver. Il faut croire que cette ardeur n’a rien à voir avec une relation symbolique. C’est-à-dire, qu’au moment de son attention exacerbée pour cet objet, Luc n’affichait aucun intérêt dans le fait que cette machine transforme des vêtements sales, en vêtements propres. Il démarrait la machine vide. Il attendait. J’aurais même la tendance à penser que Luc s’intéressait surtout aux sons émis par la machine, leur accordant autant d’attention, et même peut-être plus, qu’aux sons émis par les être humaines ! Cette hypothèse repose à la fois sur l’observation clinique ainsi que sur la théorisation concernant la difficulté pour la personne autiste de « découper » du sens du bruit qui l’entoure. Mon intention ici, n’est pas de dévaloriser la parole mais d’indiquer que l’enfant ayant des tendances autistiques ne semble pas chercher le sens uniquement dans la parole d’une personne et ne limite pas davantage sa recherche des sons à la voix humaine ! J’ai même connu un homme, maintenant résident à A., qui imitait, avec la même précision, une tondeuse à gazon et la voix de Humphry Bogart, en anglais, dans le film,
Casablanca
!
Comment alors, la personne autiste construit-elle un « sinthome » ? Ce que je peux dire pour Luc, est que ce sinthome semble se construire à partir des phonèmes, composant le nom de sa mère. Il ne dit pas, comme il pourrait dire par exemple, qu’il se nomme « Luc Bisine M.
». Il donne sa propre version qui se dresse pour le thérapeute que je suis comme un index pointé sur une sorte d’étiquette que Luc s’est donné. De point de vue purement orthophonique, le
P
et le
B
sont des sons qui se confondent très souvent durant la petite enfance. Luc semble entendre ici surtout la fin du nom (
sine
) et tente de recouper le flot des sons, récupérant peut-être au passage du sens à un endroit où le sens est complètement arbitraire
. Il se nomme ainsi pendant plusieurs séances: « Luc Piscine M.. » De séance en séance, d’année en année, ces phonèmes ont fini par trouver, semble-t-il, leur expression à travers divers objets, y inclus la machine à laver, par leur capacité de se remplir ou se vider d’eau. Il ne s’agit pas ici d’un mécanisme de contenant ayant un contenu, hypothèse utilisée par certains psychanalystes pour expliquer la notion d’enveloppe psychique notamment chez le névrosé. Cette hypothèse semble insuffisante pour expliquer comment l’enfant peut alors développé le même type d’identification à partir des objets, mots ou phonèmes qui n’ont plus rien à voir avec l’aspect imaginaire de contenant ou de contenu.
Il faut alors admettre que cette analyse « contenant-contenu » des sinthomes est insuffisante pour expliquer leur intérêt pour la personne autiste. Bien que le sens empiète sur le champ du réel, il ne s’agit pas non plus d’accorder un sens à tout non plus. Néanmoins, du déchiffrage, je retiens pour le travail thérapeutique que je fais avec Luc, ce « chiffre » qui éclaire mon chemin. C’est bien de savoir que nous enseigne le symptôme ou le « sinthôme ». Ces sont donc ces dispositifs langagier, commencé par un élément identifié par le sujet comme faisant « corps » qui participe à la construction du sinthome que j’appelle « l’icône ».
Le sinthome est une construction qui s’étale dans le langage, par le langage. Il est fait de la même « étoffe » que le discours. Ce rapport étonnant entre la pensée et le langage est connu depuis longtemps. Le psychiatre Eugène Bleuler, l’inventeur du terme « autisme », a été un des premiers auteurs à noter cette « erreur » de la pensée qui se retrouve également sous une forme intentionnelle dans la poésie. Le rapport métonymique associatif entre phonèmes d’une même assonance, l’association des objets également par leur ressemblance, ainsi que l’association d’une partie d’un mot ou d’une chose, prise pour le tout, semblent être les « moteurs » de la pensée dans les constructions autistes.
A présent et depuis un certain temps, Luc cible des mots-objets-phonèmes qui semblent en lien avec le son du verbe « CASSE » ou son prénom. Est-ce que Luc est passé par la piscine au verre fragile qui casse par terre lorsqu’on le jette (ce qu’il a réellement fait en séance), à « casquette », à « cassette », et à l’expression, « Casse-toi »? Il semble que oui. Il s’accroche au sens de chaque chose ou élément phonique d’après sa présence. Cette présence détermine une concrétisation du langage, le signifiant « se boulonne » en quelque sorte de façon plus ou moins permanente à son signifiant. Luc s’intéresse également à des objets, des êtres et des phonèmes qui lui semble en rapport avec son prénom. Il me demande d’écrire le nom d’un chanteur français sur le tableau, soulignant les trois premières lettres qu’il semble entendre comme phonétiquement proche de son prénom et ainsi de lui-même. De même, il veut que j’écrive des phrases qui contient des phonème ayant la même assonance que son prénom. Nous travaillons à présent sur une notion de « semblance » qui semble être en partie à sa portée,
pour peu que cette notion reste dans une certaine sphère. Le semblant est de l’ordre du signifiant, tandis que la jouissance est de l’ordre du réel, représenté par la lettre. On peut faire semblant de boire de l’eau dans un verre vide. On ne peut pas faire semblant de le casser parce que celui-ci 1) soit il casse parce qu’il est en verre, donc il n’y a pas de possibilité de semblance (l’objet disparaît, « réellement ». 2) soit il ne casse pas parce qu’il est en plastique et il rebondit. La réalité limite ces objets parfois. Ces phonèmes « primaires » semblent en effet avoir une qualité particulière, ils appartiennent au champ du réel. On peut noter ici comment ces éléments de réel, bordent le champ symbolique du jeu. La réalité en désigne les limites. La ressemblance phonétique (du champ symbolique) dépasse la sphère de la polysémie des mots. L’assonance, le chant des sirènes, est du domaine du réel.
Lors de mes études, j’ai essayé de mettre ces qualités de langage et leurs répercussions sur la pensée en lien avec ce que Pièra Aulagnier appelait des « pictogrammes ». Ces pictogrammes ne sont pas pour cette psychanalyste des petites images utilisées pour communiquer avec les enfants ayant des difficultés avec le langage oral. Ils sont plutôt des représentations psychiques chez l’enfant d’un lieu partagé entre son corps et celui de sa mère—une sorte de « bouche-sein » par exemple. Pour elle ces représentations sont une sorte de lieu psychique hypothétique d’une relation « originaire » entre l’enfant et le monde. J’ai élargit ce concept pour expliquer ses enjeux dans le langage et dans l’image en utilisant le terme « icones » d’après la définition du linguiste-logicien, Charles Peirce.
Peirce établit une distinction entre les « qualités matérielles », le signifiant de tout signe (lettre, hiéroglyphés, fumée..), et son « interprétant immédiat », c’est-à-dire le signifié (le contenu). Les linguistes modernes depuis De Saussure, distinguent par exemple l’image sonore (ce qu’on entend) du mot « arbre », de son contenu, c’est-à-dire le sens du mot : « arbre ». La différence qui se manifeste dans la relation entre le signifiant et le signifié permet à Peirce de discerner trois variétés fondamentales de signes. 1)
l’icône opère par la similitude de fait entre son signifiant et son signifié, par exemple entre la représentation d’un animal et l’animal représenté : la première vaut pour le second, « tout simplement parce qu’elle lui ressemble »
. L’enfant phobique, par exemple, craint l’image de l’objet phobique autant que l’objet lui-même. L’un vaut pour l’autre dans le vécu de cet enfant. 2) L’indice opère par la contiguïté de fait, vécue, entre son signifiant et son signifié;
par exemple la fumée est indice d’un feu ; la notion passée en proverbe qu’ « il n’y a pas de fumée sans feu » permet à n’importe quel interprète de la fumée d’inférer l’existence du feu, que celui-ci ait ou non été allumé intentionnellement en vue d’attirer l’attention de quelqu’un
; 3) Le symbole opère avant tout par
contiguïté instituée, apprise
, entre signifiant et signifié. Cette connexion « consiste dans le fait qu’elle forme une règle », et ne dépend pas de la présence ou de l’absence de quelque similitude ou contiguïté de fait que ce soit.
Les pictogrammes que nous utilisons pour communiquer avec les enfants sont ainsi des symboles.
J’ai nommé « icône » cette représentation psychique
qui noue un signifiant et son signifié dans la schizophrénie et l’autisme. L’un vaut pour l’autre. Ce n’est pas la lettre. Le phonème « sine » pour Luc semble avoir ainsi une valeur particulière. A la différence des premiers vocables acquis par le bébé, par exemple le « fort-da » du jeu de la bobine de Freud où
fort
veut dire, parti, et
da
,« là », ce vocable choisit par Luc ne représente pas les allées et venues de sa mère mais constitue plutôt sa permanence comme objet. Cette « représentation » n’est pas ce que nous avons identifié après Lacan, comme lettre, mais une sorte de sédimentation d’un phonème particulier avec son signifié, à partir d’une chose, une partie du corps, pourquoi pas même une personne ou une idée, qui se prête à cette concrétisation.
Il ne me semble pas inutile de considérer ces icônes, parfois, pour des raisons cliniques ou thérapeutiques, comme un lieu psychique où se partage le corps de l’enfant et de sa mère. Ainsi, l’icône permet la thérapeute de partager cet espace et de travailler avec lui pour la construction d’un sinthome (sorte de carte d’identité) qui lui ressemble. L’icône plonge, en quelque sorte, ses racines dans le psychisme, pour permettre les éléments de redevenir accessibles. Ce dispositif est également différent de la métaphore qui n’a pas besoin d’une interface pour devenir conscient ou visible. J’utilise régulièrement ces icônes, lorsque j’arrive à les identifier, dans mon travail avec les enfants autistes. A une autre occasion, je vous en dirai un peu plus sur ce sujet.
Il ne s’agit pas cependant de prendre tout phonème, même répété, pour élément de cet « icône » ou de mettre du sens partout. En effet, une définition pour le délire serait le « tout sens ». Le délirant accorde un sens à tout. Il fait un certain « chiffrage » de son environnement qui l’aide à maîtriser son angoisse. Néanmoins, pour ne pas être prise pour objet d’une pensée délirante, et ce, malgré le fait que les sujets ayant des troubles psychiatriques de cet ordre semblent être en quête de sens, il vaut mieux limiter les interprétations à des explications concrètes de vécus partagés. Lacan dit que le sens « fuit » comme d’un tonneau. Nous pouvons attendre d’attraper et ne retenir que très peu. Pour répondre aux questions d’un sujet en proie à un délire, lui dire simplement qu’on « ne comprend pas ». Cette attitude est celle qui convient le mieux pour aider un sujet de continuer à nous adresser le savoir qu’il construit lui-même sur son sinthome et nous permettre de l’accompagner dans cette aventure.
Fait ce jour le 10 Novembre 2010 à Beaune
Barbara Bonneau
©
Ce texte, basé sur mes propres observations et ma recherche, était écrit à l’origine pour l’équipe soignant de l’IME et SESSAD où je suis employée comme thérapeute pour expliquer mon travail d’analyste avec les enfants dont j’ai la charge. Cela explique son style avec recours à un langage plus psychiatrique et plus psychologisant par moment. J’espère que mes lecteurs analystes me pardonneront. Texte corrigé par Rafaéla Gallago, Stéphanie Kiffer, et Françoise Vergnes.
Soulignée par moi-même.
Haute autorité de Santé,
Etat des connaissance ; Autisme et autres troubles envahissants de développement
,
état de connaissance hors mécanismes physiopathologiques, psychopathologiques, et recherche fondamentale
. Synthèse élaborée par consensus formalisée, Janvier 2010, p. 10.
Idem
. P. 12.
LACAN Jacques, Conférence à Genève, 1975.
LACAN, Jacques, « La troisième », lettres de l’Ecole freudienne, n°16, 1975, p. 200.
Le nom de famille a été transformé pour cette version « publique » de ce texte. J’ai essayé néanmoins de conserver la sonorité et les phonèmes principales. Par ailleurs, pour respecter la confidentialité, je ne peux pas inclure la totalité de cette observation ici. Ceci explique l’absence de lien logique partiel dans la discussion par rapport aux phonèmes qui permettent le rattachement entre le nom et le verre d’eau, tous apporté en séance. J’ai le privilège de connaître ce jeune depuis maintenant sept ans.
Le nom de famille est arbitraire : ce n’est pas parce que nous sommes appelés
Le Blanc
qu’on ne puisse être noir de peau ! Le nom de famille n’a pas de sens pour ce qui concerne un contenu.
Il n’est pas à exclure que Luc ne fait qu’imiter des gestes qu’il a appris ailleurs dans un autre contexte. L’imitation dans ce cas est aussi limité par la réalité, autre réel comme impossible.
Ma proposition d’appeler
« icône »
ce dispositif de boulonnage, plutôt que de « sorte de métaphore » ou de « prothèse », comme je l’avais jadis fait (1992, 1994), vient de ma thèse, 2001,
Les Mots dans l’oeil
.
Le discours du schizophrène et l’image de son corps, Etiologie différentielle des dysmorphophobies,
sous la direction de Pierre Fedida, « Nous avons déjà, lors d’un travail antérieur81, désigné comme
boulon imaginaire
cet élément qui
bouche
ce manque chez le schizophrène. » p. 37, note 81
Les Mots dans l’œil,
2001. Note 81« BONNEAU,B.,
J’ai tué mon père et je suis dans la glace, Articulation entre le rejet du signifiant
primordial et l’image spéculaire
, Maîtrise en Sciences Humaines Cliniques, section psychologie, Université de Paris VII,1992, copie confiée à la Bibliothèque Sciences Humaines Cliniques de Paris VII, et
La langue
m’a frappé dans les yeux, Articulation entre le rejet du signifiant primordial et l’image pathologique de soi,
de l’empreinte à l’image,
DEA de Psychopathologie Fondamentale et psychanalyse, Université de Paris VII, 1994. »
L’indice selon Peirce est l’équivalent du
signe
comme « expression » dans la tradition philosophique allemande. Ainsi, il n’est ni à confondre avec l’
indice
husserlien, ni avec un prétendu ‘signe du miroir’ d‘Abely, qui n’a pas pris en compte la dimension double : signifiant/ signifié.
Un exemple de l’indice est l’équivalence entre « l’image du verre comme objet » et le signe qui le représente : « les bris de verre cassé »
JAKOBSON, Roman, « A la recherche de l’essence du langage »
in Problèmes du langage
, Paris, Gallimard, 1966, p. 24.
L’analyste est souvent tenté de prendre ces « icônes » pour une représentation originaire. C’était bien le sujet de mon DEA,
La langue m’a frappé dans les yeux
, 1994. Le plupart d’études démontrent que la langue ne se développe pas ainsi chez l’être humain. Néanmoins on peut penser que l’existence de ces constructions est déterminante pour les autistes. Elles empêchent le développement « normal » du langage tout en permettant une forme d’expression verbale. Si l’on a l’idée que la lettre est le produit d’un refoulement originaire, l’icône quant à lui est le produit d’un nouage de signifiant avec le signifié du corps, ou ce qui peut en être assimilé au corps, tel le nom, par exemple.
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