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Quelques réflexions à la lecture de « Un éducateur dans les murs » (note de lecture)

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Claude Demateïs

lundi 20 septembre 2004

Ma première rencontre avec les écrits de Jean-François Gomez remonte à la lecture d’un article qu’il avait publié dans les Cahiers de l’Actif : « Adultes handicapés mentaux : la violence des représentations ou le paradoxe du “simple” ». Je me souviens y avoir souligné de nombreux passages ; peut-être est-ce ainsi que j’aurais aimé dire les choses. Je me souviens encore : il y parlait de bon sens camouflé en sollicitude, d’individu atome social insécable, de « sac de nœud », d’histoire, de « clientèle captive »…

Puis j’ai rencontré le bonhomme : « ah ! c’est vous Gomez ! » ; c’était à un congrès du GERSE… Il m’a offert « l’éducateur et son autre histoire » et, à sa lecture, j’ai bien senti à quel point il ne pouvait y avoir histoire d’éducation ou d’accompagnement sans la nécessaire descente en soi, sans que le ressac du souvenir ne soit sans cesse convoqué…

Et il se souvient, Gomez, il ne fait que ça dans « un éducateur dans les murs ». Il se souvient de l’éducateur, des murs (ceux « de l’asile » ?), des habitants des murs… Il se souvient de l’éducateur avant qu’il n’exerce ce métier, quand il était enfant ; il se rappelle le poêle à charbon de l’école où il commençait d’apprendre à vivre, cette école « dressée sans arrêt devant le spectacle de la vie », cette école aussi où « on s’arrêtait d’enseigner pour un rien… et on se mettait à éduquer ». Aujourd’hui, les poêles ont disparu et « le feu ne donne plus le souci qui rassemble ». Et vous ne croyez pas qu’il en a fallu, du temps, pour le reconnaître et le si bien nommer, ce « souci qui rassemble » ?

Et si c’était ça, éduquer, si c’était justement mettre à jour, nommer ce qui rassemble ou fait grandir, et lui donner droit de cité… Je ne peux pas ne pas penser à une cheminée qu’on a bêtement supprimée, pour des « raisons de sécurité », dans l’établissement dans lequel je travaille ! C’est ça « l’effet Gomez » : il vient vous cueillir au fond de votre propre mémoire, il vient raviver la question qu’on essayait d’enterrer pour arriver à vivre à peu près tranquille. Eh bien non, il faut la creuser cette question, cette question de l’être à laquelle toute éducation, tout accompagnement, bref tout parcours humain digne de ce nom prennent leur source : « …nous n’avons pas pris le temps de creuser la mare pour aller chercher le ciment. Nous ne sommes pas allés chercher les pierres à la carrière voisine. Nous avons tout acheté ailleurs, au loin ».

Du regret, de l’amertume, chez Gomez ? bien plutôt de la révolte et de l’espoir… Quand on écrit un livre pareil et qu’on accepte ensuite de diriger un établissement, il ne peut pas ne pas y avoir d’espoir. Et c’est peut-être bien cet espoir fondamental qui fait que l’homme de 60 ans au bout du compte des années retrouve le jeune homme de (si j’ai bien compté) 36 ans. Il retrouve, persiste et signe avec le franc parler qui le caractérise : qui ne se reconnaît pas (s’il veut être totalement honnête) dans de pareils souvenirs à propos de son premier contact avec les personnes gravement handicapées mentales : « On a l’impression , au début, au contact de leur peau, de leurs mains, de leur bave, qu’ils vont nous donner la gangrène. ». Et c’est pourtant bien jusque là qu’il faut aller pour qu’advienne la prise de conscience de l’existence irréductible de l’autre, c’est pourtant bien aussi sur ce dégoût premier que s’initie l’expérience -toujours unique- de la relation.

Voilà : on apprend son « métier d’éducateur…comme on apprend la vie », c’est dire si on l’apprend tous les jours, c’est dire aussi si c’est l’autre, dans sa faiblesse, sa dépendance, et néanmoins son immense ressemblance à nous, qui nous l’apprend. Je ne suis pas sûr que Gomez l’ai dit expressément dans son ouvrage, mais c’est ce que je ressens à la lecture de ces lignes. L’intérêt d’un livre, n’est-ce pas qu’il incite le lecteur, lisant entre les lignes, à aller plus loin que là où le laisse le compagnonnage avec l’auteur, en souffrance, souvent sur le bord de la route. Gomez n’est pas un consolateur, il ne soigne pas ; ses mots ne sont pas magiques et n’ont aucun pouvoir sorcier. Mais il possède ce talent de vous inviter à ses côtés pour que vous aussi vous puissiez retourner un peu sur vos pas et regarder le chemin parcouru avec ces autres que vous avez mission d’accompagner ou d’éduquer. Ce chemin vous dira peut être qui ils sont, plus sûrement qui vous êtes.

En écrivant ces lignes je feuillette le livre ouvert devant moi. Je cherche à y retrouver l’unité que m’ait fait y percevoir ma première lecture. Et je me trouve au cœur d’un fatras d’anecdotes, de colères, de pensées de réflexions, de jugements. J’y rencontre le plaisir et la souffrance mêlés, le dynamisme et l’abattement, le tout lié par un ciment qui vous colle à la peau : la vie, qui se raconte et se contemple, s’attend et vous questionne au jour le jour ; la vie de l’auteur, bien-sûr, mais celles aussi de tous ceux qu’ils nous fait rencontrer, ceux qu’il a aimés, ceux qu’il a combattus, ceux qui l’ont fait changer d’avis ou l’ont encouragé à continuer de les combattre, ceux qui l’ont parfois dérouté aussi… Ainsi de Fernand Deligny qui l’a touché jusqu’au fond de l’âme et dont il semble un temps s’éloigner en maintenant que pour lui, les institutions gardent leur raison d’être.

Qu’importe ! c’est de ces contradictions, de ces confrontations du jugement que naît une pensée. La pensée n’advient que de la rencontre avec l’autre. Et je comprends aujourd’hui la propension de Gomez à se référer à Lévinas : l’autre se manifeste par le visage. Et c’est le face à face avec ce visage qui nous donne toute notre responsabilité. Ainsi de cette altérité en la personne de Deligny que Gomez met en évidence, tant par l’adhésion aux chemins qu’il a entrepris de parcourir que par la séparation ultime (et partielle) d’avec ces mêmes chemins. C’est ici que signe l’engagement, celui qui met réellement l’éducateur hors les murs, hors les murs de ce qu’il a pu recevoir pour fonder, avec la modestie et la réserve qui s’imposent, sa propre pensée, sa propre saisie des événements qui vont traverser sa vie ou que sa vie va traverser, pour se tenir au mieux à la croisée des chemins avec cet autre qu’il a mission d’accompagner.

Mais qu’est-ce que l’autre, pour Gomez ? C’est cet enfant, objet de la première réunion de synthèse à laquelle assiste l’éducateur débutant : «il avait l’impression de voir l’enfant se débattre, objet morcelé, pantelant, dans les mains d’adultes qui possédaient le pouvoir exorbitant de décider de sa vie future ». Et dans les lignes qui suivent, il se revoit lui-même enfant, jouant aux billes…

C’est aussi ce berger provençal qu’un beau jour, les grilles d’une institution fraîchement édifiées détournent du chemin qu’avec ses bêtes, il parcourait depuis des années, le détournent de son chemin…J’ai un jour entendu un détracteur de Gomez ( si, si, il y en a !) lui reprocher de trop analyser l’institution et de ne pas assez s’analyser lui-même… Mais il ne fait que ça, Gomez. Il a bien compris que dans ce métier, on est soi même son propre outil, et que quand le lien institué (par la parole, la pensée, l’intelligence) s’absente, c’est sur le registre de l’émotion que se fait la rencontre.

Et donc, il se souvient :« Je me souviens… » ; c’est souvent ainsi que le propos est annoncé, liant indéfectiblement l’histoire personnelle de l’éducateur (Il est en perpétuelle construction, l’éducateur ) à son travail, à sa mission d’accompagnement de l’autre… Ainsi, le pain du « compagnonnage », la farine , l’eau du ruisseau si chers à Deligny (et à Gomez aussi, n’en doutons pas !) se chargent-ils de témoigner de cette nécessité des plus urgentes (d’où la pertinence de la réédition) de remettre de la vie dans le lien , du lien dans la vie et de l’histoire dans la rencontre, sans quoi les institutions et nous avec, continueront d’être des entreprises délocalisées pour trusts de marchands d’handicapés… L’institution, malgré son nom qui pourrait évoquer une certaine pérennisation du lien, fait de plus en plus table rase du souvenir pour se targuer d’être innovante dans les matériels et techniques… Elle offre des garanties (sécurité etc…), et quand elle emploie le mot « service c’est plus dans le sens d’une « case manageriale » (service des impôts, service des eaux) que dans cette volonté (que Gomez défend) de mettre l’être et le sens du lien que crée l’histoire au service de la rencontre, de la vraie rencontre qui fait que les hommes savent et peuvent encore se reconnaître entre eux.

C’est, à mon sens bien là un des sens de ce livre qui nous arrive à nouveau, non comme une bouée de sauvetage à laquelle nous n’aspirerions qu’à nous accrocher, mais comme le témoignage d’un homme parmi les hommes, une espèce de Sisyphe qui ne sait tenir debout contre la montagne qu’en roulant en lui-même cette pierre de la pensée qui donne sens au chemin traversé…

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