RAS (Rien à Signaler) ?
entre
responsabilité et évaluation
D’une certaine manière notre articulation de la responsabilité et de l’évaluation se mobilise à partir de cet extrait tiré du 3
ème
rapport de l’Observatoire National de l’Enfance en Danger (Oned) remis il y a peu à M. Xavier Bertrand : « La distinction entre action sociale et judiciaire ne repose plus sur les notions de risques
et de danger mais sur la
capacité des services départementaux à remédier
à la situation de l’enfant ». L’intervention sociale rentre ici dans le schème pharmacologique : un symptôme n’apparaît qu’après réaction au traitement, subordonnée qui plus est à la prophylaxie sur le mode épidémique et sanitaire. Par ailleurs l’impératif d’exhaustion quant à l’intérêt de l’enfant : « on ne peut pas ne pas savoir » se réfère, nous y reviendrons, à
Œdipe-roi
, tragédie traitant conjointement de la recherche du meurtrier du roi de Thèbes et du responsable des maux de la ville.
Puis c’est avec trois termes que nous allons essayer de traiter le sujet : a) le signalement en rapport au signe ; b) la responsabilité en rapport à la conduite ; c) l’évaluation en rapport au sens. Comment au travers de ces différentes manifestations la question « qu’est-ce qu’un père ? » peut se poser et rester pertinente ?
Lacan définit le signe comme « ce qui représente quelque chose pour quelqu’un »
. Or nous faisons l’hypothèse que ce « quelque chose » indique également un certain rapport à la réalité ; le signe, inscrit dans une continuité et une temporalité, relie quelqu’un avec quelque chose qui le précède. Du coup cet "avant" rapporté à la place du père peut également porter non seulement sur sa légitimité mais aussi sur ce qui le précède à savoir un vide sans garantie, une trace de l’absence de cause, et également un lieu vide pouvant devenir source de soupçon et de suspicion : comment se peut-il qu’il n’y ait rien ? Dans le cadre du signalement, on peut relire l’adage qu’il n’y a pas de fumée sans feu.
Premières questions : cette continuité fait-elle le lit de l’évaluation à l’inverse d’une opacité dans laquelle gît une subjectivité-responsabilité. En sous-tâche, dirons-nous, se tient une difficulté de sortir de ce couple exclusif,
ou évaluation ou responsabilité
.
Toutefois, il y a un mouvement logique qui entretient l’illusion de la non-défaillance car chaque acteur peut intervenir à tout moment dans le processus éducatif et le signalement est un exemple précis. Qu’est-ce que l’on signale ? non pas une situation avérée de danger mais une
prédiction
de danger ou danger potentiel après évaluation (autre type d’inscription dans le temps). Dans cette écologie sociale la frontière entre la prévention et précaution devient indistincte de telle sorte que la dénonciation « militante » du TS se voit récupérée dans un
modus operandi
administrant les institutions. Qui plus est l’opacité percée à jour se trouve légitimée par un retour du naturel que la pratique et le savoir-faire tentaient de chasser. C’est-à-dire qu’ils sont passés dans le camp adverse : difficile de soutenir ce qui n’est pas à signaler, de quel droit ? au nom de quoi ? Notre question relève donc d’une inversion : Est-on en mesure de ne pas signaler ? Il semble que la responsabilité relève aussi du camp adverse, de quoi répond-on ? d’un choix ? d’un désir même s’il est méconnu et en quoi un guide des bonnes pratiques ne soulage pas un sujet devenu témoin à charge et déchargé … qu’est-ce que l’on prend en charge si cela est déjà consigné ? N’est-ce pas une forme de contrainte qui déresponsabilise ?
Si l’on se réfère aux trois temps logiques développés notamment dans l’article de J. Lacan dans l’assertion de certitude anticipée, soit : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure. Cela correspond donc à un écrasement du deuxième temps, de l’instant de voir on passe directement au moment de conclure et de signaler, le deuxième temps, celui de la subjectivité reconstruite
est littéralement battue. En outre cette imputabilité « vue » est-elle suffisante pour passer au signalement ?
Passons à présent à la responsabilité, ce n’est pas une notion philosophique elle est d’une part en relation avec la morale et issue d’autre part du champ juridique. C’est pourquoi nous évoquerons l’aspect technique puisqu’il faut introduire la question de la réparation pour le dommage causé à autrui, associé à celle du risque. « Situation ou caractère de celui qui peut être appelé à répondre d’un fait »
. D’un point de vue pénal, la responsabilité « ne s’attache ni à l’acte même ni à l’intention, mais à l’
indoles
(penchant, disposition) de l’agent »
. Cet
indoles
répond à la dimension individuelle d’une peine infligée
.
La responsabilité se définit par le jugement et l’évaluation des dommages et des peines causés dans la mesure où la responsabilisation équivaut au fait d’être passible de sanctions. Quand est-ce que la balance s’équilibre ?
tu m’as fait ça, je te fais ça
, œil pour œil; dent pour dent ; un contre un = 0. Doit-on tendre vers le zéro dans l’évaluation des peines et des risques ? La tolérance zéro dans la traque de l’impunité c’est celui qui ne supporte plus rien, nouvelle inversion donc : qu’est-ce qui est supportable ? En outre dans la loi du Talion ce qui est biffé c’est le temps de la répétition, le temps de celui qui s’insurge pour rendre ce qu’il a reçu, en connaissance de cause ; en
response
! La responsabilité est donc du côté du second ou alors le second s’illusionne de réagir (réacte) à une cause légitime pour s’en défendre.
Prenons un autre exemple, celui du statut de l’enfant, ne le rendons-nous pas, au regard des moyens de répression, de plus en plus responsable ? L’enfant n’est pas innocent
ou non responsable parce que non adulte, mais il relève justement d’un autre statut. Le fait de remettre en question la majorité pénale correspond à un écrasement œdipien car Œdipe est cette personne mythique qui est à la fois comme l’énigme le fils, l’homme et le vieux père.
- Son nom comme vous le savez condense la tragédie : Œdipe-
Oidipous
, c’est l’homme au pied (
poús
) enflé (
oidos
) et celui qui sait (
oida
).
- Solution de l’énigme : « Il est sur terre un être à deux, à quatre, à trois pieds, dont la voix est unique. Seul il change sa nature… »
:
dípoús
,
tetrápoús
,
trípoús
,
Oidí-poús
.
Pour Sophocle, la vraie grandeur de l’homme n’est pas dans la connaissance de ses limites mais dans l’interrogation de celles-ci : « l’homme commence à s’expérimenter lui-même en tant qu’agent (…) : dans quelle mesure l’homme est-il réellement la source de ses actions ? Lors même qu’il semble en prendre l’initiative et en porter la responsabilité, n’ont-elles pas ailleurs qu’en lui leur véritable origine ? »
. Ce qui est ici mis en question demeure après Freud et Lacan un point d’origine et pivot sur lequel se différencie l’action de l’acte. D’abord du côté de la signification parce que la signification de nos actes reste opaque et que se sont moins les intentions de l’agent que l’
acte lui-même
qui vient valider après-coup ce qui s’est passé et qui, du coup révèle la nature de l’agent. Ensuite que le sujet est absent de son acte à la différence d’une action où il est supposé. Cette distinction rapide s’appuie sur différentes conceptions que nous ne pouvons aborder ici, prenons donc cela comme une hypothèse de travail dans l’optique du couple responsabilité/évaluation.
Auquel cas la description de l’action devient possible dans la mesure où il s’agit d’évaluer le sens de l’action dont le sujet est l’agent. Or sur le plan de la signification comment différencier une action d’un faire ? En effet quand on veut bien faire nos bonnes intentions guident l’action. Eh bien ! est-ce pousser la caricature en disant que l’évaluation participe du même mouvement ? Nous voyons ici la difficulté d’avoir une vision positive de celle-ci.
Dans la pratique analytique l’écoute de l’inconscient n’implique pas « qu’on l’évalue comme savoir qui ne pense pas, ni ne calcule, ni ne juge, ce qui ne l’empêche pas de travailler… »
. Est-ce à dire que ce travailleur idéal résiste à l’évaluation ou bien qu’elle ne peut tenir compte du désir qui ne s’entend qu’après coup ou bien qu’à l’évaluer elle ne peut qu’y mettre du sens sur fond de bon sens ? La limite de l’évaluation sera de se déplacer vers une « moralisation », voire un service des biens
, c’est-à-dire une position dans laquelle la relation est assujettie à une mission et à une norme.
Dans l’
Éthique à Nicomaque
, il s’agit d’une conformisation du sujet à quelque chose d’incontesté, cependant « si la règle de l’action est dans l’
orthos logos
, s’il ne peut y avoir de bonne action que conforme à celui-ci, comment se fait-il que subsiste ce qu’Aristote articule comme l’intempérance ? Comment se fait-il que dans le sujet les penchants aillent ailleurs ? Comment cela est-il explicable ? »
. Et c’est sur ces penchants que porte la responsabilité, autrement dit ce qu’on laisse faire ou non correspond à un degré de responsabilité qu’il s’agit d’évaluer. La dimension positive de l’évaluation n’est donc envisageable qu’après la prise en compte de ce qui a valeur d’acte dans le respect des différents temps et place du sujet.
Autrement et pour conclure, l’écrasement des temps induit par l’évaluation participe aussi de ce mouvement tendant vers le un, vers une recherche d’exhaustivité et de transparence à partir d’un interlocuteur unique et centralisé. Or ce mouvement ou cette stratégie tend logiquement à défaire des réseaux existants avec des pratiques spécifiques. À ce titre la « protection » de l’enfance donne des exemples précis : la commande faite à l’INSERM (Institut National de la santé et de la
Recherche Médicale) par un Ministère de l’Intérieur sur le trouble des conduites chez l’enfant de trois ans et la possibilité de supprimer les RASED (Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté)… Ainsi on peut effectivement se demander où se situe l’intérêt pour l’enfant ?
Gilles GARCIA
Et je passe les différents glissements sémantiques : enfant en danger, risque de danger, situation préoccupante. Situations qui sont maintenant recueillies par la CRIP (Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes).
LACAN J.,
Les Problèmes cruciaux pour la psychanalyse
, 02/12/1964.
Ne pourrait pas mettre en perspective le « temps de comprendre » et la deuxième phase reconstruite en analyse (cf. «
Le fantasme reste inconscient et ne pourra être reconstruit que dans l’analyse
» S. FREUD,
Œuvres Complètes : psychanalyse
, XV, « Un enfant est battu : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » (1919), p. 131) ?
LALANDE A.,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie
, v° la responsabilité.
LALANDE A.,
Vocabulaire technique et critique de la philosophie
, v° la responsabilité.
Individualisation qui est remise en question dans la mise en place des peines plancher.
On retrouve sur le mode automatique la suppression du temps subjectif de la répétition : « ce qui signifie qu’il n’y a pas d’innocence dans le sujet, quand bien même il deviendrait fou,
ayant perdu les moyens de savoir ce qu’il a rejeté
» (CZERMAK M.,
Patronymies, Considérations cliniques sur les psychoses
, p. 8, que l’on souligne).
Cf. EURIPIDE,
Les Phéniciennes
.
VERNANT J.-P. et VIDAL-NAQUET P.,
Mythe et tragédie en Grèce ancienne
, t. I, p. 80.
LACAN
J.,
Télévision
, p.26.
M. CZERMAK, Y a-t-il une doctrine de la responsabilité en psychiatrie ?,
Faut-il juger et punir les malades mentaux criminels ?
, JFP n° 13, p. 4.
LACAN J.,
Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse
, p. 31.