Bonjour,
Comment j'arrive à vous ? Cela mérite déjà d'être raconté : Je suis en train de lire "Sarn", le roman anglais de Mary Webb (paru en 1924 ; l'action se déroule dans les années 1810/1820), l'un des plus beaux de la littérature mondiale.
Le père Sarn, au cours d'une xième séance de coups de fouet ravageurs sur le corps de ses deux enfants (l'aîné, Gédéon 17 ans, et sa soeur cadette Prue, 15 ans, affligée d'un bec de lièvre) meurt d'une attaque.
Il est enterré et, selon la coutume, quelqu'un doit boire le pain et le vin posés sur son cercueil (en général c'est un pauvre hère que l'on rétribue). Mais Gédéon décide de procéder lui-même à cet acte qui signifie explicitement "avaler les pêchés du mort afin qu'il ne soit pas la proie de Satan". Celui qui le fait est alors maudit. C'est Gédéon, ce jeune homme qui n'a connu toute sa vie que les abus d'un père violent et dénué de sentiments affectueux, qui, volontairement, donne ainsi son âme au diable.
La suite de sa vie montrera, de drames en tragédies, à quel point la prophétie se réalise.
Selon moi, Gédéon a incorporé l'agresseur ; et en chargeant ainsi sa jeune vie de toute la violence reçue par lui, sa soeur et leur mère, il ne peut devenir que son père : de plus en plus sombre, de plus en plus violent, de plus en plus (auto) destructeur. Mais, sans le savoir consciemment, il délivre sa jeune soeur du poids terrible de ce passé traumatisant. Gédéon est donc un personnage magnifique et tragique car, lui, personne ne peut l'aider à se délivrer (pas même Prue, qui le verra sombrer et tentera en vain de l'aider).
Dans ce roman magnifique, la narratrice est Prue, la seule qui s'en sortira.
En partie parce que son frère lui a fait le cadeau de la délivrer de la malédiction paternelle, en partie aussi parce que son bec de lièvre, qui la défigure, agit aussi comme un talisman qui la protège. C'est pour cela que le vrai titre du roman, traduit en Français par "Sarn", est en réalité "Precious bane" : précieux fléau, ou précieuse calamité (selon les traductions).
Que vient faire la résilience dans tout cela ? Eh bien, rien, justement.
Je suis sûre que les tenants de cette notion affirmeraient que Prue Sarn est un modèle de résiliante... Mais c'est absolument faux. Prue, illétrée au début du roman, se voit intimer l'ordre par son frère d'apprendre à lire, écrire et compter, auprès de Benguildy, un homme réputé être un sorcier !
Quel merveilleux acte d'amour et d'espoir d'un frère pour sa soeur !
Prue, en accédant à la lecture et à l'écriture, trouve la voie de sa parole intime et sort peu à peu de l'obscurité. Elle ne "reprend pas sa forme initiale", mais elle se transforme, elle renaît. Elle s'ouvre et laisse le monde entrer en elle, et l'amour aussi, alors qu'on lui avait toujours dit que l'amour lui était interdit à cause de sa difformité.
La résilience, c'est l'enfouissement moléculaire des chocs et des traumatismes, des blessures et des abus dans un silence qui n'a pour objectif que d'épargner les agresseurs. Les victimes sont instrumentalisées car elles ont pour seule fonction la déculpabilisation des agresseurs...
" voyez, je survis, donc ça n'était pas après tout si grave"...
Dès qu'elle est apparue, cette "résilience" m'a fait froid dans le dos, m'a glacé le sang : perverse, dure et violente, elle est aussi extrêmement sournoise, culpabilisante (un mauvais résilient, un "souffrant", est décidément un moins que rien !). Elle fait l'apologie du pire en lui permettant de rester tapi au plus pronfod des victimes. Avec sourire obligé svp !
La résilience me fait penser à ces orchestres que les nazis faisaient jouer dans les camps, composés souvent de virtuoses juifs. La musique de chambre (devenue "à gaz") de Schubert et Mozart rythmant les humiliations et les mises à mort.
Je ne suis pas psy, mais je m'intéresse depuis longtemps, pour des raisons personnelles autant que littéraires, aux conséquences et aux transmissions des traumatismes et des violences.
C'est en lisant votre article sur le site Psychasoc que j'ai eu envie de vous écrire ce petit mot qui vous semblera sans doute bien naïf.
Si vous n'avez pas lu "Sarn", jettez-vous dessus ; c'est une merveille d'histoire racontée dans un style dont la lumière et l'ardeur laissent pantois.
Bien à vous,
Francette VIGNERON