Cela fait plusieurs années que l’équipe d’hébergement a demandé à ce qu’un intervenant extérieur, psychologue clinicien de préférence, intervienne dans nos temps de réunions et cela de manière très régulière : 1h00 toutes les semaines. Un petit nombre d’éducateurs ont porté ce projet à bout de bras et l’ont imposé au reste de l’équipe qui ne voyait pas réellement l’utilité de cette démarche et de cette intervention.
Je ne m’étendrais pas longtemps sur la mise en place de l’intervention, n’ayant pas encore intégrée cette équipe et ne voulant pas déformer ou mal reproduire l’historique.
Supervision, analyse de la pratique, médiation…tous les termes y sont passés. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Et que va faire ce psychologue clinicien et en plus psychanalyste ici, dans notre institution ? Et que va-t-on lui dire ? Et que va-t-il nous répondre ?
Une discussion a été nécessaire pour définir le contenu de cette intervention : Que cherchons-nous et qu’attendons de quelqu’un d’extérieur avec un regard différent, décalé.
Nous avons réussi à tendre tous vers le même projet : Parler de notre pratique, de situations vécues difficiles, déroutantes, violentes, douloureuses avec un tiers qui ne connaît pas les ados. Chaque éducateur arrivait à se faire une petite idée, personnelle et subjective bien sur, de ce qui allait se dérouler dans ce lieu. Nous avons décidé de jouer le jeu, de nous inscrire dans ce travail, de nous faire confiance et nous sommes engagés à ne porter aucun jugement sur nos discours et sur nos positions.
Il me semble que nous y sommes parvenus en respectant plus ou moins nos engagements. Cela a pris beaucoup de temps. Les premières séances ont été déstabilisantes : Comment aborder les événements…Qui commence ? De longs silences s’installaient lorsque l’intervenant arrivait…Chacun d’entre nous baissait la tête et regardait ses chaussures mais des mots, des idées, des réflexions se bousculaient sans savoir trop quoi en faire ou par ou commencer… C’était si difficile de se lancer, de sauter le pas, si vertigineux de prendre la parole dans ce silence.
Petit à petit, nous nous sommes lancés :
« Je voudrais parler de tel jeune qui me met en difficulté dès que je monte un projet avec elle »
La fois suivante :
« Je voudrais réfléchir à la relation que met en place ce jeune avec tel autre »
Et la fois suivante :
« Et pourquoi ce jeune a besoin de tous ces objets autour de lui ? Devons-nous lui permettre de les conserver avec lui ? »
Nos questions se sont faites plus précises, plus élaborées, plus profondes…Les longs silences se sont réduits et ils n’avaient plus la même texture : ils nous servaient à élaborer et construire notre réflexion avant de prendre la parole. Nous commencions à nous mettre réellement au travail et nos questionnements se transformaient. Nous n’abordions plus notre question de départ par « Faut-il lui interdire à tel jeune tel comportement mais pourquoi a t-il ce comportement là ? » En fait, nous remettions les choses dans le bon ordre. Je vais prendre un exemple :
A une séance, une éducatrice évoque le comportement d’un jeune adolescent ayant des troubles autistiques graves. Cet ado est très intéressé par les bouteilles de shampoing, gel douche…qu’il s’empresse de vider dès qu’il les trouve. C’est évidemment dérangeant car au moment des toilettes, tous les éducateurs sont à la recherche de la bouteille rescapée qui aurait échappée à la vigilance de ce jeune…ce qui n’arrive pas souvent, vous vous en doutez !
Si on l’empêche, ce jeune s’agite, s’énerve et peut se mettre en colère de façon très violente.
La solution est simple me dirait-vous. Enfermons les bouteilles, toutes les bouteilles ! !! Dans le placard. Plus de problèmes… Mais voilà, ce n’est pas aussi simple. Ce jeune (qui arrive à mettre en place de nouvelles stratégies pour arriver à son but) trouve un autre substitut : les ficelles. Les ficelles des sacs poubelles, les bouts de laine et sa recherche deviennent aussi frénétiques qu’avec les bouteilles de shampooings. Rien n’est réglé, tout est déplacé !!
Et c’est après ces diverses tentatives que nous nous mettons réellement au travail et que nous abordons la notion de symptômes :
Mais au fait, à quoi lui sert cette ficelle ?
Nous percevons bien qu’elle est vitale et essentielle pour lui. Elle l’aide et le soutient à affronter et à organiser son existence. Le psychanalyste, à ce moment-là, parle de « trouvaille » : c’est ce que ce jeune a trouvé pour se confronter au réel.
Nous voyons bien qu’il ne nous est pas possible de rectifier son comportement. Il ne s’agit pas de vouloir rectifier voire de corriger (qui était en fait notre question de départ) un défaut sur un mode coercitif et réducteur de la déficience ou du handicap, mais d’être à l’écoute, de faire acte de réception d’une différence qui nous étonne et que nous ne comprenons pas (Pourquoi le symptôme nous dérange t’il autant ?) mais qui seule peut constituer une voie de savoir. Il est vrai que ce « comportement « ou plutôt cette façon de faire se pose à l’endroit ou il pourrait y avoir une parole et ici, il n’y en a pas …Cette manifestation symptomatique a donc la place d’une parole. Alors, prenons là comme telle !!
Nous nous sommes arrêtés sur ces paroles….mais la réflexion s’est poursuivie dans nos têtes et dans notre travail avec ce jeune. Et nous avons été emmenés à en reparler quelques temps après.
Mais nous nous sommes aperçus que ce lieu repéré, cet espace devenu si important pour nous, ne restait qu’une parenthèse. Il prenait vie avec l’arrivée de l’intervenant et se refermait avec son départ. C’était un lieu de parole et de réflexion qui nous soulageait, nous permettait d’énoncer nos difficultés, mais qu’est-ce qu’on en faisait par la suite, dans notre travail de tous les jours, dans le quotidien auprès des jeunes et dans les activités mises en place.
Nous avions des difficultés à établir un pont entre cet espace et notre pratique. Des mots, des idées flottaient au dessus de nous sans que nous puissions réellement les utiliser
.
Il nous fallait encore et encore plus de temps pour que tout se lie, se mélange….
Et nous continuions toutes les semaines à se retrouver et à réfléchir :
« Je ne peux plus travailler avec ce jeune, je sature ! »
« Telle ado crée avec moi une relation si proche, si fusionnelle que j’étouffe »
« Je produis de la violence et de l’excitation chez lui. Qu’est-ce qui se joue entre nous ? »
Petit à petit, nous nous sommes rendu compte que notre travail changeait ; non pas dans les actes, nous continuions à accompagner le jeune dans son quotidien mais dans notre regard. Notre regard sur le jeune changeait : nous étions beaucoup plus dans l’observation. Que produisait nos actes, quels en étaient les effets. Comment tel jeune se comportait dans telle situation. NOTRE REGARD CHANGEAIT et nous étions beaucoup plus attentifs aux réactions.
Cela s’est perçu également dans les séances d’analyse des pratiques. Nous arrivions avec beaucoup plus de matériels. Nous ne nous contentions plus d’énoncer « ce jeune va mal » mais nous arrivions à expliquer ce qui nous faisait nous dire cela. Cela semble évident, mais c’est en réalité très difficile : expliquer avec des mots ce que l’on ressent de façon subjective. Mettre des mots sur des maux. L’observation est bien entendu au premier plan de ce travail.
Notre analyse était beaucoup plus riche, beaucoup plus approfondie. Prenons un autre exemple de séance sur un adolescent sur le versant de la schizophrénie ; jeune à la fois très attirant par son étrangeté, très déstabilisant par son non-sens quasi permanent et très effrayant par sa folie, sa démence, sa parole….et notre incapacité à rentrer en contact avec lui.
C’est d’ailleurs dans ce sens que nous avons abordé la discussion avec le psychologue :
« Il ne fait pas de progrès et nous met en échec. Il échappe à toutes intentions directives de notre part et nous déroute par son fonctionnement. »
« Dès qu’on lui pose une question, même simple, il répond par : JE SAIS PAS !
Il vit dans un monde « intérieur » qui nous semble clos et hermétique et nous n’arrivons pas à entrer en relation avec lui.
Nous nous sommes vite aperçu que ce jeune percevait cette tentative de contact comme une agression, un sentiment d’intrusion qu’il fallait fuir au plus vite par « je ne sais pas » ou par la fuite physique (C’est un jeune qui déambule énormément). L’Autre apparaît trop présent, trop réel et trop dangereux.
C’était donc à nous à changer notre mode de relation et d’inventer d’autres façon de faire.
De quelle manière alors peut-on se mettre en contact avec lui ?
Nous avons beaucoup discuté sur ce point et nous en avons conclu qu’il fallait se protéger un peu de nos intentions lorsque nous nous adressions à lui. Mais comment réaliser cela dans le quotidien ?
Il nous a fallu inventer d’autres supports comme je l’ai énoncé plus haut et cela a été très difficile pour nous de sortir de ce que nous connaissions. Nous avons pensé ne pas l’interpeller directement mais plutôt à la troisième personne, pour qu’il vienne à table par exemple. Nous sommes devenus son allié en nous mettant de son coté et en engueulant nous aussi les mêmes objets que lui, en jetant comme lui les cailloux (ça avait tellement l’air de l’apaiser). Nous étions avec lui mais jamais face à face.
Cela peut paraître ridicule ou être n’importe quoi, mais à chaque essai, nous observions les réactions de ce jeune et réévaluions, réajustions alors nos tentatives.
Et nous faisions un petit point lors de certaines séances ou lorsque quelque chose de nouveau apparaissait ou nous déstabilisait.
Je suis bien consciente qu’il n’y ait pas de recettes miracles, mais nous essayions.
Et petit à petit, des contacts furtifs se sont installés : des regards appuyés, des demandes adaptées de sa part même si les « Je sais pas » sont toujours là. Nous avons sentis une évolution…de notre part, de la sienne….peu importe, dans tous les cas, un peu plus de lien.
Le psychanalyste nous a également réorienté sur la notion de progrès (notion chère aux éducateurs !) que nous avions abordé en début de séance. Le but du travail est-il forcément de vouloir amener du changement….Changer quoi ? Ce qui nous dérange parce que nous ne le maîtrisons pas ? Il faut avant tout comprendre ce qui ordonne le fonctionnement de ce jeune, être à son écoute sans rien vouloir dans un premier temps…Notre action oscille sans cesse entre un compromis de conciliation entre des exigences de socialisation, en référence à des notions de normes, de règles, d’apprentissages et ce qui est du coté du bien-être psychique, subjectif, de la découverte d’un espace intérieur, d’une expression singulière, de ce qu’il continue alors de nous exprimer, comme il le peut.
Et nous arrivions enfin à faire le lien entre cet espace clos et notre pratique. Difficile d’expliquer comment. Cela ne se voyait pas dans nos actions éducatives mais c’était dans notre tête et cela nous guidait dans notre travail. Nous en reparlions souvent ensembles, dans des moments informels ou après une situation difficile ou heureuse d’ailleurs.
Les deux temps étaient extrêmement mêlés.
Cela fait 7 ans que ce travail continue. Bien sur, les donnes ont un peu changés : l’équipe s’est modifiée, l’intervenant n’est plus tout à fait extérieur, il connaît les jeunes sans les connaître, certains liens se sont crées entre lui et nous : nous avons passées des moments difficiles, de conflit et de violence au sein de l’équipe et nous l’avons tenu au courant, mais nous sommes toujours au travail et il nous a donné non pas une autre façon de faire mais une autre façon de voir.
Pourquoi le besoin d’évoquer aujourd’hui cette expérience riche, intense ?
Parce que ce travail de longue haleine est menacé….sous prétexte que « tout travail a un début et une fin » et qu’il faut laisser « la place aux autres », sous prétexte que ce travail a un coût, il est diminué : nous passons à une séance par mois et il se terminera l’année prochaine.
Comme ça, d’un coup, comme si tout ce que nous avions fait, construit, élaboré n’avait pas de sens, n’était pas si important et cela sans que nous soyons consultés.
Voilà des éducateurs au travail, dans une réflexion sur leurs actions, sur leurs actes éducatifs…On s’autorisait même à laisser quelques traces sur des bouts de papiers…
Cet espace va rester vide, béant….