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Réforme de la protection de l’enfance : le débat politique aura-t-il lieu ?

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Collectif d'auteurs

dimanche 15 octobre 2006

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Par Michèle Becquemin , éducatrice spécialisée, sociologue, maître de conférence Paris XII ; Michel Chauvière , sociologue, CNRS CERSA Paris II ; Joël Plantet , éducateur spécialisé, rédacteur en chef adjoint de Lien Social ; Charles Ségalen , éducateur spécialisé dans un service de la protection de l’enfance, Membres de l’association « Éducation art du possible » .

Une réforme de la protection de l’enfance en danger va être présentée au Parlement, rejoignant les préconisations de plusieurs rapports d’origine parlementaires ou institutionnelle. Sur fond d’affaires retentissantes de pédophilie et de négligences parentales graves, un consensus politique se dégage à partir des points suivants : modifier la répartition des compétences entre la Justice des mineurs et les administrations départementales d’aide sociale à l’enfance, faciliter le partage des informations entre les acteurs et les institutions concernés, renforcer le dépistage précoce des situations à risque, mieux agencer les procédures de signalement d’enfants en danger, développer les moyens de la prévention…

Présenté comme un programme cohérent, ce projet de réforme risque pourtant de bousculer sérieusement les fondements du dispositif de protection de l’enfance. En privilégiant les administrations départementales pour sa mise en œuvre et en poussant à contractualiser le plus possible l’intervention avec les familles, de telles orientations tranchent en effet dans un domaine particulièrement sensible : s’y croisent à tout le moins le droit des enfants à être protégés par la société, y compris le cas échéant contre leurs parents, le droit et le devoir de ces derniers d’exercer à bon escient leur autorité parentale sur leurs propres enfants et, pour tous, le respect des droits et libertés individuels.

Quelques rappels. Depuis la fin du XIXe siècle, s’agissant des enfants repérés « en danger », c’est à la Justice civile qu’il est fait appel, au nom de l’intérêt de l’enfant. L’ASE (Aide sociale à l’enfance, ex-assistance publique), décentralisée depuis 1986, a une compétence liée. Il lui revient une grande part de la charge financière des enfants à protéger par décision de Justice. Parallèlement, l’ASE accueille des enfants notamment à la demande de leurs parents en cas de difficultés temporaires et développe des actions préventives auprès des familles, des enfants ou des jeunes en difficulté, dans leur milieu de vie.

L’ensemble de ce dispositif concerne 270 000 enfants. Parmi ceux-ci, environ 140 000 font l’objet d’une mesure judiciaire au titre de l’article 375 du code civil : « si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice » .

L’intervention judiciaire est issue d’une progressive et difficile autonomisation du droit des mineurs, c’est-à-dire d’un traitement spécifique de chaque enfant, en tant que personne, tout à la fois au plan pénal (délinquance) et au plan civil (protection). Cette autonomisation qui s’est affirmée au cours du XXe siècle, s’est réalisée contre une tradition culturelle et politique bien française dans laquelle l’espace privé de la famille et la puissance paternelle ont longtemps été considérés comme les piliers de l’ordre social, ce qui renvoyait l’intervention des pouvoirs publics aux seuls cas d’atteintes graves à l’intégrité des individus au sein de la famille. Centrée sur l’enfant, la protection judiciaire entend, au contraire, garantir l’épanouissement des enfants en intervenant de manière corrective ou préventive ; pour cela, elle prend en considération de façon la plus large les dangers encourus. En plaçant ainsi l’enfant au cœur du principe de protection, l’esprit de la loi rejoint celui de l’école de la République quand elle garantit l’instruction pour tous. Dans les deux domaines, c’est la vulnérabilité des enfants et leur importance pour la société à venir qui mobilise l’action publique.

Parallèlement, l’autorité parentale (ex-puissance paternelle depuis 1970) s’impose comme un principe général. Aussi, lorsqu’elles sont mises en place par la Justice, les mesures de protection civile opèrent-elles, en cas de nécessité, dans l’intérêt de l’enfant, contre les prérogatives des parents. La Justice, en tant qu’institution indépendante et séparée du législatif et de l’exécutif, avec ses voies de recours et d’appel, est en l’espèce garante des droits et libertés individuels. C’est pour cette raison, entre autres, que le(s) parent(s), toute personne, professionnelle du social ou non, voire les jeunes eux-mêmes, peuvent la solliciter au titre de la protection de l’enfance.

De ce fait, et cela depuis plus d’un siècle, les parlementaires n’ont jamais considéré que les autorités administratives ou les pouvoirs locaux étaient suffisamment légitimes pour endosser une responsabilité restreignant l’exercice de l’autorité parentale. Face à plusieurs propositions de loi émises en faveur de telles attributions aux départements entre 1944 et 1957, les délibérations parlementaires ont systématiquement conclu sur le fait que la protection des enfants en danger relevait de la Justice civile. La Cinquième République naissante a validé cette orientation en promulguant l’ordonnance du 23 décembre 1958 qui institue l’assistance éducative judiciaire.

Ce principe démocratique fondamental dans un état de droit, les thuriféraires de la décentralisation ont eu tendance à l’occulter pour ne considérer que les dysfonctionnements causés par la Justice. Depuis le premier train de transfert de compétences des années 1980, la priorité a en effet été accordée à l’aménagement des procédures administratives au sein des départements dans un climat de discrédit de l’appareil socio-judiciaire. C’est, replacée dans ce contexte, que s’entend leur volonté persistante de « déjudiciariser » la protection de l’enfance. La rhétorique de la « déjudiciarisation » a germé à la fin des années 1990, faisant apparaître l’intervention judiciaire comme un dévoiement des pratiques, s’alarmant d’une augmentation des signalements et des placements judiciaires, que démentent les statistiques [2].

La mise en place de la décentralisation de l’ASE s’est également nourrie de campagnes de sensibilisation aux problèmes de la maltraitance et des abus sexuels. Chargés par la loi de 1989 de prévenir principalement ces deux types de danger, les services départementaux ont progressivement mis en place des procédures permettant de filtrer tous les signalements d’enfants repérés en danger, y compris et surtout ceux adressés à la Justice. Parmi les arguments avancés, celui du rapport De Broissia a le mérite d’être clair : les mesures d’assistance éducative sont ordonnées par le juge « hors de toute saisine de l’aide sociale à l’enfance, qui aura pourtant à en assumer le financement ». En outre, « 40.000 signalements vont chez le juge sans passer par le conseil général. Avec l’instauration d’une cellule unique de signalement, beaucoup moins iront chez le juge ! », assure-t-on à l’ODAS. Il s’agit donc bien de donner au payeur le contrôle des décisions de protection. Le fameux « qui paye décide » a servi de justification dogmatique à une certaine décentralisation sans pour autant résorber les inégalités territoriales comme l’a souligné la défenseure des enfants, Claire Brisset, dans son rapport de 2004.

Les arguments de la réforme se sont aussi étayés de comparaisons avec les systèmes de protection des pays voisins. Malheureusement, ils ne sont pour la plupart destinés qu’à une seule chose : nous convaincre du retard de la France. L’antienne libérale en économie vaudrait donc aussi pour la protection de l’enfance ? Sont passés notamment sous silence le fait que des travailleurs sociaux allemands et écossais nous ont envié les compétences attribuées au juge des enfants et, par ailleurs, les conséquences regrettables de la « déjudiciarisation » intervenue en Belgique en 1991 [3]. En la matière, c’est surtout du Québec que viendraient les solutions idéales et notamment la « prévenance », nouveau concept importé à point nommé pour raviver l’aide de proximité, avec un zeste de morale philanthropique.

Pareille dérive serait d’autant plus regrettable que s’y ajoute, en pleine déroute du lien social, une nouvelle célébration politique de la famille, notamment sous la forme d’un renforcement des droits et des responsabilités parentales. Le propos de l’actuel ministre délégué à la Famille, Philippe Bas, est éclairant : « l’opposition entre droits des parents et droits de l’enfant est stérile » . D’autant qu’il fait écho, à quelques nuances près, à une déclaration de Ségolène Royal, précédente titulaire de cette charge, en 2000 : « il est vain d’opposer droit de l’enfant et des parents, sauf cas de délit, crime, abus sexuels » . Sachant que c’est ce conflit d’intérêt qui motive l’intervention du juge des enfants et que ces dernières catégories ne représentent que le tiers des saisines au civil, on mesure l’enjeu de cette « clarification » de la notion d’intérêt de l’enfant attendue de la reforme.

Serions-nous en train d’assister à une dilution de l’intérêt de l’enfant dans celui de la famille, à un regain de familialisme, paré de « parentalité » ? Le contrat de responsabilisation parentale (CRP) prévu dans la loi pour l’égalité des chances pourrait en être l’illustration, en même temps que se réduit l’engagement de la collectivité auprès des enfants et que déclinent les politiques de l’enfance. Curieusement, lors des Premières assises nationales de la protection de l’enfance les 10 et 11 avril derniers à Angers, le ministre Philippe Bas n’a guère fait d’allusion à cette nouvelle disposition et à ses enjeux concrets. Peut-être le voisinage avec d’autres objets de litige comme le CPE ou le CNE était-il gênant. Et troublant… En effet, il est aussi vain d’opposer l’intérêt de l’enfant et celui des parents, que celui de l’employé et de l’employeur comme le prétendait le CPE. N’est-ce pas la même logique de recul de l’action publique ?

Ainsi, la résurgence d’un familialisme fondé sur les droits et les responsabilités parentales, l’impératif de rationaliser les coûts du social, l’apologie de la proximité (l’intervention à domicile, des associations de quartiers, du voisinage, de la famille élargie), le sentiment d’insécurité, dont on connaît mieux l’instrumentalisation politique, ont-ils contribué à modifier les représentations des dangers encourus par les enfants et la nature des réponses à y apporter.

Dans cette logique, la maltraitance avérée et les abus sexuels pourraient devenir les seuls indicateurs de saisine du juge des enfants. Une telle orientation aurait pour effet de renvoyer les jeunes « sauvageons », éventuellement primo délinquants, devant la justice pénale alors qu’un certain nombre d’entre eux ont besoin, avant tout, d’être protégés ; elle laisserait également au département la tâche de gérer les situations familiales dites lourdes ou pathogènes quand un rappel structurant de la loi peut s’avérer nécessaire. Elle évacuerait les cas où les parents et les jeunes, conscients de leurs difficultés, en appellent à la Justice civile. C’est dans ce processus d’ensemble que la réforme de la protection de l’enfance, en réserve depuis 2000, s’est engagée en septembre 2005 : au motif d’améliorations pragmatiques sans nul doute souhaitables, les départements se verraient proclamés « chefs de file » de la protection de l’enfance, la Justice civile réduite à un recours subsidiaire.

En réalité, il s’agirait, à tout le moins, de renvoyer la Justice civile dans l’espace symbolique de la sanction ou de l’arbitrage des conflits familiaux au détriment d’un rôle de restructuration de l’autorité parentale qui pouvait opérer, jusqu’ici, à la demande des services sociaux, des parents ou des jeunes eux-mêmes. Ce qui est congruent avec le renforcement répressif policier au plan communal et la pénalisation des comportements parentaux déviants.

En outre, cette rétractation de la justice civile placerait les services des départements dans une position peu commode : ils seraient alors seuls à assumer la protection de l’enfance face à une justice pénale de plus en plus répressive à l’égard des jeunes délinquants et des familles « fautives ». Si la prévention et la protection se veulent durablement sociale et éducative, leurs repères doivent être cadrés par des autorités publiques stables et légitimes. Le risque est grand en effet de voir les politiques départementales de protection de l’enfance ballottées au gré des changements électoraux, phagocytées en amont par des logiques sécuritaires ou de contrôle social global.

La réforme annoncée, drapée de recherche d’efficacité et de consensus, est en réalité tiraillée par toutes sortes de logiques contraires. A lire le projet, on comprend que l’hégémonie des départements sur l’enfant à protéger pourrait se poursuivre demain par le renforcement de la prévention (absorption du service social scolaire des collèges, extension de la PMI aux mineurs de 11 ans, etc.). Mais qu’en pensent les professionnels des institutions concernées et ceux d’autres des autres services de prévention, la prévention spécialisée par exemple ?

En l’état actuel, le texte soumis aux discussions parlementaires prévoit le recours à la Justice lorsque la protection départementale s’avère inopérante, que les parents s’y opposent ou qu’elle ne peut évaluer la situation. Les prérogatives départementales s’étendraient de la prévention du « risque de danger » à la protection de l’enfance « en danger », maltraitance éventuellement inclue, à condition que les parents acceptent l’aide proposée. Outre la surcharge bureaucratique qu’elle suppose, cette contractualisation pose d’ores et déjà problème aux travailleurs sociaux qui ne pourront entreprendre une action en faveur de l’enfant sans que les parents n’aient spécifiquement formalisé leur accord. En outre, les juristes s’interrogent sur ce type de contrat (public ou privé ?) et sur ses conséquences juridiques.

Par ailleurs, l’enfant doit être reconnu dans ses droits et libertés conformément à la convention internationale des droits de l’enfant. D’après l’exposé des motifs du projet de loi, « il doit être consulté et écouté, ce qui implique de remettre en question le projet qui a été construit pour lui, s’il le souhaite ou si son développement et son mieux-être l’exigent ». Que faire s’il s’oppose aux projets des parents ?

Compte tenu de toutes ces pressions ne faudrait-il pas revenir à la question centrale : où se situe l’intérêt de l’enfant ? Sans oublier celle, très concrète, des moyens nécessaires à sa protection : comment éviter que les impératifs de rationalisation économique ne viennent trancher dans les imbroglios juridiques des pratiques de protection de l’enfance proposées ?

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[1] Ce texte est le développement d’un article, signé des mêmes auteurs, paru dans Libération le 28 avril 2006 sous le titre : « Un projet de réforme bouscule les fondements du dispositif de protection. Resituer l’intérêt de l’enfant ». Il a été publié dans le Journal du Droit des Jeunes de juin 2006.

[2] Sur les dix dernières années, le pourcentage d’enfants à protéger signalés au parquet est respectivement de 55, 57, 60, 59, 57, 56, 56, 57, 58 et 60 % (source ODAS). Entre 1994 et 1998, note le rapport Naves-Cathala, le nombre d’enfants confiés à l’ASE sur décision du juge des enfants baisse de 1 % ; entre 2000 et 2004, il baisse de 3 % (source DRESS).

[3] Comme l’a souligné Alain Grevot, la contrepartie de la déjudiciarisation, c’est « la recherche de négociation à tout prix qui peut, à un moment donné, entrer en contradiction avec la notion d’intérêt de l’enfant » (JDJ-RAJS novembre 2005).

Commentaires

Assistance éducative

Le contenu de l'art 375 n'apprtient pas au droit objectif positif.
L'assistance éducative aprteint au champ de l'éducation national sans qu'il soit nécessaire de judiciariser ce problème.
Le législmateur s'est gravement trompé après guerre faute de consensus et faute d'une constitution élaborée sur les fondements de la science du droit (Kelsen).
Ce système est un échec, comme le système économique qui prévaut.