Relation Éducative et Fiche de lecture
Il était une fois un roi qui se promenait, dans sa belle contrée verdoyante, les ruelles étaient lumineuses, les pluies de la veille les avaient lavées. C’était par un matin radieux et printanier, au dédalle d’une ruelle, il rencontra le sage du village et lui demanda de lui confectionner un miroir magique. Dans ce miroir, on ne voyait pas que son reflet .mais aussi On y voyait son âme : il montrait qui l’on était vraiment.
Le sage ne pouvait pas le regarder sans détourner les yeux. Le roi ne pouvait pas le regarder. Les courtisans ne pouvaient pas le regarder. On promit une récompense, une malle pleine de joyaux, à tout citoyen de cette paisible contrée qui pourrait le regarder pendant soixante secondes sans détourner les yeux. Pas un seul n’y parvint …
Pour moi, la société est ce miroir, ce miroir mais avec une grande différence ; ici on ne
peut pas
détourner les yeux…
Je déménage alors comme tout déménagement on trie, on garde, puis on jette puis on reprend, et surtout on relit des pages de revues, de textes dont on a surligné des passages…Je suis tombée sur une ancienne fiche de lecture du collège, il y a un siècle !! Non, j’exagère.
Je n’ai jamais été bonne en fiche de lecture parce qu’il fallait répondre aux attentes du prof, il fallait situer l’histoire, la remettre dans son contexte, résumer les personnages <les mettre dans des boîtes >, les idées que sous-tend le texte autrement dit en saisir le message et faire une biographie de l’auteur.
Prenez un auteur comme Balzac,
Peau de Chagrin
quand vous êtes jeune vous ne mesurez pas toujours les enjeux d’un tel texte et de son auteur, alors comment résumer l’idée que sous-tend l’auteur, en faire émerger l’idée générale ?
Puis vous lisez Zola
l’Assommo
ir, en imaginer le contexte historique et politique, et plus difficile les enjeux qui en découlent .Pourquoi cette introduction un peu brouillonne. Je suis Directrice Adjointe d’un service de Prévention Spécialisée, (oui je sais depuis que l’on se connaît j’ai pris du Galon bien mérité !!)
Nous étions en séminaire cadres, et nous devions travailler sur le Projet Personnalisé Éducatif (PPE) (non ce n’est pas une grave maladie !!) et il fallait mettre en place une fiche synthétique du parcours du jeune, car les travailleurs sociaux n’ont pas le temps d’étudier les candidatures, donc mettre l’essentiel du parcours dans cette fiche de synthèse…, Alors me revient en mémoire mon histoire de fiche de lecture et je fais un parallèle un peu hasardeux certes, d’une fiche de lecture et du travail éducatif.
J’étais gênée car mes collèges travaillaient d’arrache-pied, le brainstorming fusait dans tous les sens, et moi j’étais là à rêvasser (je me suis dit Akila, vu ton salaire tu n’es pas là pour rêvasser !!) Je me demande si c’est parce que nous sommes gonflés au numérique dans la vie grâce au GPS, à Google Maps, que nous aimons la gratification immédiate ou bien encore résumer nos pensées en 140 caractères. Je me demande si c’est parce que nous finissons par nous habituer à tout cela et que devant le flot mais qui est aussi une nasse de nouvelles, de prêt-à-penser, si bien que plus rien ne nous touche vraiment …
J’ai le sentiment, actuellement que même dans le travail éducatif tout doit être rapide, synthétique, formaté, que les instants partagés avec les jeunes dans la rue, les rencontres avec les familles, les habitants soient du surfait quantité négligeable…Je sais que nous vivons une période accélérée, mais peut-on, doit-on faire de même dans l’action éducative ?
Alors devons- nous jouer le
jeu et je
? Pour avoir droit à une place en foyer ou une place tout court faut-il demander aux jeunes de faire une fiche de lecture de leur vie ?
Et il me vient en mémoire un passage que j’avais souligné (lors de mon fameux déménagement) dans
Crime et châtiment
, de DOSTOÏEDSKI (je pense que vous avez compris depuis un moment que c’est mon écrivain préféré)
« Comprenez-vous ? Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? » La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit.
« Car il faut que tout homme puisse aller quelque part. »
Peut-être, doit-on faire des fiches de lecture de notre vie, réduire en un minimum de mots ce qui nous semble primordial pour l’autre mais vital pour nous, pour avoir droit à une place en foyer, en accueil d’urgence, répondre aux attentes de l’autre en l’occurrence le travailleur social, le rassurer avec sa fiche à remplir ; pas de débordements possibles parce qu’il y a, une trame à remplir avec des consignes, des contraintes, des attentes…!!
Se mouvoir dans cet univers, n’est pas chose aisée, tant nous vivons trop souvent avec l’illusion de pouvoir gérer, de pouvoir maîtriser
le tempo
de l’action éducative car ce tempo n’est pas
compté
il nous est conté «
histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien »
1
Il fut un temps où la Prévention Spécialisée et l’Action Sociale portaient clairement un message politique et elles étaient un lieu où la critique, devait chercher à déceler ce message dans le travail social, ou notre actions dénonçait explicitement les contradictions sociales…Aurions-nous osé après la guerre faire des
fiches synthétiques
des jeunes en déshérence ? …. Des blessures de l’enfance et de l’adolescence…
Pouvez-vous me faire une synthèse de votre histoire !!
Alors où seraient allés tout le chagrin, les émois, les blessures en échos ? !! Cela aurait-il été seulement possible ? Alors pourquoi aujourd’hui laisser toute une jeunesse dans une errance, un no man land ?
…
Abandonnés plutôt que libres ;
« Je suis libre, abandonné
»
2
« Celui qui est mis au ban n’est pas simplement placé en dehors de la loi ni indiffèrent à elle : il est
abandonné
par elle, exposé et risqué en ce seuil où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent. De lui, il n’est littéralement pas possible de dire s’il est à l’extérieur ou à l’intérieur de l’ordre » 3
Hélas ! Combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
À ceux qu’on foule aux pieds
Poème toujours d’actualité, écrit en 1872 Victor HUGO
De même
Dans les Naufragés et les rescapés, Primo Levi s’interroge, après la publication de
si c’est un
homme,
sur la mémoire, la transmission et sur la nature humaine à l’épreuve du pire. Son analyse est profonde, aiguisée, sans atermoiements, frappante.
« Nous les survivants, ne sommes pas les vrais témoins .C’est là une notion qui dérange, dont j’ai pris conscience peu à peu, en, lisant les souvenir des autres et en relisant les miens à plusieurs années de distances. Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë ; mais anormale : nous sommes ceux qui grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond »
Peut-être alors, me dis-je doucement, dans cette société d’abondance (mal distribuée), le choix est là ; dans le refus de cet ennemi intime niché en nous, qui se déguise en confort, en sécurité, en belles phrases, en auto satisfécit, ce refus des anecdotes qui s’érigent en savoir, ce manque d’endurance dans nos batailles dont nous faisons état, cet entre- soi d’idées et d’amis qui nous ressemblent. Notre choix serait d’essayer vraiment, pour une fois, de comprendre, de refuser ce piètre sentimentalisme déguisé en humanité, ces émoticônes en signe de fraternité.
Ou alors, sommes-nous figés, comme les personnages de <<en attendant Godot>>, cette pièce quasi immobile entièrement construite sur l’attente d’un homme – un passeur ? Un dieu ? Qui jamais ne viendra. Alors sommes-nous les acteurs de cette pièce, devons-nous attendre, et que devons-nous attendre? !! Car la question est bien celle-ci, attendre quoi ?
Toujours en séminaire cadre interminable !!! J’ai Fait un rêve ? Une grande pensée pour Martin Luther King …
Nous sommes en 2100 et ce matin le soleil est radieux, aucune trace de pollution l‘air est aussi pur qu’en montagne, nous sommes sur une terrasse les éducateurs de Rue génération 2.0 discutent avec des jeunes, la Prévention Spécialisée a retrouvé ses heures de gloire, on recommence à croire en l’action éducative, comme pouvoir agir ; des entreprises d’insertions permettent aux jeunes de reprendre pied sur le marché du travail, nous croyons en la force
des relations humaines vecteur du vivre ensemble.
Les historiens rappellent que, à une époque pas si lointaine encore, on laissait toute une jeunesse et des enfants dans une pauvreté criante dans l’indifférence d’adultes. Un monument a été élevé en leur mémoire sur une plaque est gravé
« il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible…
Max Weber, dans le savant et le politique (Plon 1959)
Où va cette parole aujourd’hui si nous n’écoutons pas le bruit assourdissant que nous envoient les jeunes des quartiers en écho !!!
1)
William SHAKESPEARE
Macbeth, Acte V, scène V…
2) Samuel BECKETT
l’Innommable
, op. cit., p. 38
3)
Giorgio AGAMBEN, Homo sacrer, le pouvoir souverain et la vie nue,
op.cit., p.37
Akila Benaïche