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Retourner le confinement en liberté de faire une expérience

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Bernard Stiegler

mardi 21 avril 2020

« Retourner le confinement en liberté de faire une expérience »

ci-joint le beau texte de Bernard Stiegler paru dans Le Monde du 19 avril. Il raconte son expérience d'emprisonnement entre 1978 et 1983 (pour braquage de banques) et comment ce "confinement" l'a ouvert à la philosophie. Il a développé cette expérience dans un petit livre  Passer à l'acte  (Galilée, 2003). C'est devenu un des philosophes les plus critiques de notre post-modernité...  Certains se souviennent peut-être que je l'avais invité à intervenir au 2 ème colloque de PSYCHASOC à Montpellier.   

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsque j’appris au mois de février 1983 que j’allais être libéré dans les jours suivants d’une peine de réclusion que je purgeais au centre de détention de Muret [Haute-Garonne], passé le premier moment de la joie de me savoir bientôt revenir auprès des miens, j’en vins presque aussitôt à me demander comment j’allais maintenir ce qu’il y avait de meilleur dans la situation carcérale qui avait été la mienne depuis quatre ans et huit mois que j’explorais ce que j’appelais la vertu de la prison.

Ayant eu l’année précédente deux permissions de sortir, j’avais tout de suite compris que la libération pouvait tout aussi bien devenir une aliénation plus grande – plus grande que celle qui m’avait conduit en prison. Durant la période carcérale, et avec le soutien de Gérard Granel [philosophe, 1930-2000], j’avais méticuleusement élaboré une discipline extrêmement stricte, laquelle, au fil des ans, m’apporta des satisfactions de plus en plus intenses – évidemment au prix de peines, mais il en va toujours ainsi (comme dans l’escalade ou le marathon).

Commencer par la lecture d’un texte de Mallarmé

Je compris très vite que, pour ne pas souffrir du vide absolu qu’impose la détention, il me fallait travailler intensément. C’est pourquoi je parvins en quelques semaines à établir un programme quotidien grâce auquel dès mon réveil ou presque, je me dirigeais vers ce que Karl Popper a appelé « le troisième monde », « qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art ». A cette époque, je prenais toujours cette direction en commençant par la lecture d’un texte de Mallarmé : cela mettait les idées en place. Je finissais la journée avec Proust, et entre les deux, j’étudiais en lisant le matin et en écrivant l’après-midi (avant tout à partir de mes lectures).

Il est bien connu que la neutralisation, la suspension ou l’interruption (on dirait en grec l’épokhè) de la relation à ce que Popper appelle le premier monde et le deuxième monde (les états physiques du monde et les états mentaux du sujet) favorise ce que dans le langage de la psychanalyse on appellerait la sublimation. J’expérimentais cela jour après jour, sans aucune échappatoire possible, et cela devint une extraordinaire aventure dans ce troisième monde – étayée par l’encadrement universitaire de l’UFR de philosophie de Toulouse le Mirail, et grâce au télé-enseignement (par courrier postal, et non par vidéo).

Le confinement actuel, quant aux conditions dans lesquelles il pourrait être fructueux, est comparable à celui que j’ai connu en détention

Ce ne fut possible que grâce à Granel, aux soutiens que je reçus de ma famille, à l’intelligence du directeur de la maison d’arrêt, et parce que j’étais seul en cellule. Il n’y avait alors dans les prisons ni téléphone ni télévision – seulement la radio, les journaux (pour qui pouvait les acheter) et les livres (empruntés à la bibliothèque ou apportés par Gérard). La radio me permettait de suivre l’actualité brièvement (j’écoutais le journal de 12 h 30 en déjeunant), et les livres me donnaient accès au troisième monde dont je tentais de me nourrir pour devenir capable d’un jour revenir aux premier et deuxième mondes.

Le confinement actuel, quant aux conditions dans lesquelles il pourrait être fructueux, est comparable à celui que j’ai connu en détention, malheureusement d’abord en cela que très peu de détenus bénéficient de leur période de réclusion, et ce parce que, pour la plupart d’entre eux, les conditions ne sont pas réunies, à commencer par le fait qu’ils vivent dans la promiscuité (sauf en centres de détention), que souvent ils ne savent pas lire, que désormais la télévision est dans les cellules, etc. – outre qu’ils ne sont pas accompagnés par un ange gardien tel Gérard Granel.

Cet état de fait n’est cependant en rien une fatalité. L’exécution de la peine peut être l’occasion d’une chance autant qu’il est possible – tout comme une maladie peut être une chance, ainsi que l’enseigne Georges Canguilhem en citant Ludovic Dugas puis Frédéric Nietzsche : « La maladie est (…) une expérimentation de l’ordre le plus subtil, instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien déterminées et avec des procédés dont l’art humain ne dispose pas : elle atteint l’inaccessible. » (Dugas cité par Canguihem). « La valeur de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont difficilement visibles à l’état normal. » (Nietzsche cité par Canguilhem).

L’invention d’une nouvelle façon de vivre

Le confinement (carcéral, sanitaire ou guerrier) est une sorte de pathologie sociale, et lorsqu’il s’impose, il convient de le retourner en liberté de faire une expérience – laquelle peut procurer d’extraordinaires surprises portant en elles un potentiel salvateur de bifurcation, et engendrer ce que Canguilhem appelle une normativité – c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle façon de vivre. Mais tout comme la maladie, cette expérience peut détruire, annihiler, tuer : cette possibilité en est le prix.

Pour la plupart des détenus, le confinement carcéral est une catastrophe, qui les enfonce toujours plus terriblement dans la fatalité. Et cependant une telle expérience, pour autant précisément que l’on en puisse faire une expérience, et non un châtiment, peut être d’une richesse sans pareil.

Le confinement devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme

Le confinement en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très grande ampleur sur la possibilité et la nécessité de changer nos vies. Cela devrait passer par ce que j’avais appelé, dans Mécréance et discrédit (Galilée, 2004), un otium du peuple. Ce devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’homme d’être un homme. Préserver en particulier la virginité du matin de toute intrusion médiatique est essentiel : le matin peut alors devenir une fructification du vierge, du vivace et du bel aujourd’hui pour autant qu’il soit conduit avec ce que les stoïciens appellent tekhnè tou biou et Foucault « technique de soi ».

C’est un tel apprentissage, c’est-à-dire un effort – qui devrait venir au cœur des réflexions de ceux qui devront à l’avenir trouver les voies d’un après-Covid-19. Lorsque, avec Patrick Braouezec, nous avons proposé d’expérimenter un revenu contributif sur le territoire de Plaine commune [établissement public territorial dont il est le président, en Seine-Saint-Denis], c’était une façon de soutenir un tel otium du peuple, et sur le mode des intermittents du spectacle qui ne trouvent des emplois intermittents que pour autant qu’ils cultivent un tel otium, c’est-à-dire une fructification de leurs singularités.
Un confinement d’ampleur biosphétique

Je pense ici tout particulièrement à la génération de Greta Thunberg, en direction de laquelle, avec Jean-Marie Gustave Le Clézio, nous avons créé l’Association des amis de la génération Thunberg, et avec laquelle nous tentons de créer une école itinérante cultivant un tel otium en vue d’« étonner la catastrophe », pour citer Patrick Boucheron citant Victor Hugo, et inventer ainsi une nouvelle normativité.

La génération Thunberg fait l’expérience du confinement d’ampleur biosphétique qui caractérise la fin de l’ère anthropocène dans laquelle nous tous nous sentons enfermés, et où nous tentons de vivre toujours plus près du désespoir. Le désespoir est aussi une expérience, dont il peut être beaucoup appris (n’est-ce pas le sens de Pâques chez les chrétiens ?), pour autant qu’il en soit pris soin comme de ce qui peut, dans certaines circonstances, devenir une forme sublime d’énergie.

Bernard Stiegler est philosophe, spécialiste de la technique. Il est l’auteur, notamment, de « La Technique et le temps » (Galilée, 1994-2001 ; réédition Flammarion, 2018), « Mécréance et Discrédit » (Galilée, 2004-2006) ou, plus récemment, de « Qu’appelle-t-on panser ? » (Les Liens qui libèrent, 2018-2020).

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