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Se souvenir d’Henri Lefebvre, enfant du siècle.

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Stéphane BOLLUT

mardi 03 juillet 2012

                Se souvenir d’Henri Lefebvre, enfant du siècle.

«  L’amour est un moment. J’entends par ces mots d’abord la tentation permanente de l’absolu  » (1). 

Le 16 juin 1988, concluant son ouvrage biographique sur Henri Lefebvre, Rémi Hess écrivait : «  Au moment où la mondialisation s’affirme avec force, continuent à se maintenir le local et ses drames. Lefebvre, curieux impénitent, à l’affût, soixante-dix ans durant, de toutes les virtualités du monde moderne semble nous inviter à vivre avec lui cette aventure du siècle en pesant, dans la mesure du possible, sur la réalité pour la faire se développer dans le « bon sens » !  » (2). L’œuvre métaphilosophique en effet d’Henri Lefebvre (il ne s’agit plus pour lui d’interpréter le monde selon la tradition philosophique, mais de le « changer » donc par le dévoilement de ses potentiels insu) est un mouvement combinatoire s’appropriant la sociologie, l’histoire, la politique pour penser de nouveaux objets comme la vie quotidienne, l’urbain et donc déjà la mondialité, par exemple par les questions énergétiques et celles des mouvements de population. On ne traduira pas la pensée de la mondialité comme une nouvelle visée universaliste ou prétention universalisante. Il s’efforce en fait de lire les leçons de l’histoire : «  après la première mondiale, on sentait que la mondialisation commençait et que le sort du monde et de la guerre ne s’était pas décidé à Paris, mais à Washington, à Londres et à Moscou  », (Ibid., p.123). Pour lui toujours, universel, singulier, particulier sont liés, tressés, en une sorte de nœud borroméen… René Lourau (1932-2000), le non moindre de ses élèves, se chargera de déployer cette monade triadique dans le champ de l’analyse institutionnelle.

Si ce n’est Lacan et Lévy- Strauss, j’ai la représentation de ce que la génération des années 20 et 30 a jeté un voile opaque sur ceux nés avec le 20 ème  siècle. Henri Lefebvre, somptueux pyrénéen, a passionnément habité ce siècle (1901-1991). Sans les efforts de Rémi Hess, passeur et professeur, je me demande si nous parviendrions encore à découvrir son travail et d’en tirer des leçons pour notre début de 21 ème  siècle. Le problème de Lefebvre était la bureaucratie, le nôtre, ou le mien en tout cas, le management. Chaque époque historique tendrait donc à donner sa couleur à la persistante tentation de l’Antoedipe furieux. A la concrétion du rêve de l’unité et de l’unisson où nous nous retrouvons à devenir une bande d’ « abrutis » (Marin De Viry) ou d’ « effrayantes marionnettes à visage humain » (Arendt) ; soit des êtres « innocents », intelligents et cultivés là n’est pas la question, ayant calculé pour leur confort et leur tranquillité qu’il était fort nécessaire de ne pas se fonder, pour penser et exister, sur les sentiments, les émotions, les réflexions, sa présence au monde et à l’autre ou à des histoires de conscience. C’est ainsi notamment au travail que l’on devient les propres complices et auteurs d’une servitude déployée, sous couvert d’une urbanité codée qui a pour office d’éviter de salarier des geôliers ou de financer un système de décharge électrique. Les « cordialement » qui deviennent soudainement des « salutations » dans les courriels par exemple étant souvent très suffisants pour un éventuel rappel à l’ordre efficace –déjà entre pairs. 

Que je sache Lefebvre s’est toujours défendu d’être  stricto sensu  auteur de concepts ou d’une école. Pourtant il apparaît que la méthode régressive progressive ou la théorie des moments ne sont pas rien. Mais décidemment cela l’énervait beaucoup quand on lui rappelait cela. Il répondait juste qu’il pensait avoir bien lu Marx. Ici un autre lecteur avisé de Marx qui a du bien lire Lefebvre aussi, Edgar Morin, rappelle que «  le génie de Marx est d’avoir voulu, dans ce qu’il appelait praxis, associer, entre féconder, entre déchirer la philosophie, la science et l’action. Cette association dialectique est si audacieuse, si instable, que le marxisme tend naturellement à se décomposer, soit en philosophisme, soit en scientisme, soit en pragmatisme  (…).  Or Marx a voulu dialectiser réciproquement philosophie science action  (…).  C’est dans cette dialectisation réciproque que réside la possibilité, non pas d’éliminer la magie une fois pour toutes, mais de la surmonter constamment  (…,)  seul moyen d’éviter  (les)  pétrifications  (; soit)  le seul moyen d’aspirer à la totalité sans sombrer dans le mythe de la totalité  » (3).   

La dialectique et la praxis sont en effet les deux piliers de l’œuvre abondante de Lefebvre. Quelle présence au monde, quelle attention au déjà-là. C’est l’histoire d’une pensée qui s’architecture donc dans la filiation d’Hegel et de Marx. Castoriadis y fait écho une génération plus tard (institué, instituant). Pour moi la mise en forme de Lefebvre est un moment fondateur qui sera triplement dérivatif : Lapassade et Lourau pour l’analyse institutionnelle ; Mendel pour la socianalyse ; les Lobrot, Guattari, Tosquelles pour la pédagogie institutionnelle.

Je veux juste ici grâce à Hess déployer une Présence à son siècle. Si je m’efforce de bien évoquer, je ne prétends pas avoir tout bordé, encore moins d’avoir approfondi. C’est un homme de Navarrenx dans le Béarn. L’amour fait de lui un être très fort et très vulnérable. Il aimait les dîners arrosés entre amis. Ses poésies de jeunesse dévoilent la conscience éprise du règne de la femme. N’a-t-on jamais vu un jour penseur si incorrigiblement amoureux ? C’était un romantique, un romantique révolutionnaire. Je veux dire plus Stendhal que Chateaubriand : rien de lyrique au demeurant. Il faut savoir d’ailleurs que Roger Vailland fut son grand copain. Le romancier et essayiste Roger Vailland (1907-1965), ce libertin au regard froid, qui eut la coquetterie de partir d’un cancer pour dissimuler qu’en réalité il fût mort de chagrin en découvrant les horreurs du stalinisme… Je crois que Lefebvre a noirci autant de pages qu’il a couvert des kilomètres de randonnée, somptueuse et tragique vitalité, transfiguration. Considérons maintenant, un peu plus précisément, le cheminement de cet homme, en nous rapprochant du récit affectueux et fin qu’en avait fait son élève aujourd’hui bientôt retraité : Rémi Hess (4).  

                               ……………………

1) L’entrée dans la vie.

Lefebvre arrive à Paris dans les années 20, après avoir lu Nietzsche et Spinoza. Il est déçu par Brunschvicg et son intellectualisme, mais encore aussi par la philosophie pour lui rentrée de Bergson. Comme si ces figures ne proposaient rien en appui de l’effervescence de la contemporanéité (nous parlons d’un temps qui est celui d’une reconstruction de fond en comble où l’on trouve la révolution russe, Freud et Einstein). La bande à Lefebvre est celle de corréligionnaires pris dans l’exaltation de la table rase ; il s’agit d’une volonté touchante d’être présents au monde. Ainsi la philosophie pour Lefebvre consiste à faire de sa vie l’œuvre, soit de concevoir le travail de la pensée comme ce qui deviendra pour Foucauld, après l’invention de la psychanalyse, la présence de l’être au monde en tant qu’une esthétique. Il ne s’agit donc pas de nihilisme ou d’attaque de la transcendance, mais de consacrer le mouvement dialectique, de vivre et travailler sur l’inconfort de l’existence : «  il est possible de vivre selon la philosophie, c'est-à-dire de créer lucidement sa vie comme une œuvre  », (p.37). C'est-à-dire que l’entreprise philosophique ne peut plus être qu’une entreprise de la pensée sur la pensée, enfermée dans la méthode scolastique ; c’est que «  la survie de la philosophie est liée à sa capacité à s’approprier le vécu, la pratique  », (p.38).  

Cette philosophie de la présence au monde réactualise la question du désir ; en effet «  l’absolu ne s’exprime que  (dans la lacune et le manque à être),  par la loi selon laquelle le vouloir s’aventure  », (p.39). 

Il se passionne donc pour Hegel, fréquente en orbite Dada et le surréalisme. Il considère les surréalistes comme des petits voyous voulant effrayer le bourgeois (il en avait beaucoup contre les surréalistes «  ces croyants refoulés  » (5)), et ne voit qu’en Louis Ferdinand Céline la manifestation de la vraie anarchie.

De Hegel il transfigure l’humanisme vers Marx, quand pour lui la guerre du Rif (6) fait effraction, là où on pensait depuis l’armistice de 1918 que la France était du côté du Droit. Il s’avère dans le continuum que c’est l’année 1925 qui lui est importante. Il va dès lors s’attaquer à faire émerger avant Michel De Certeau une théorie du quotidien, par la négative du carrefour de la tradition philosophique et du jeu impubère « new age » des surréalistes. Il s’agirait de conjurer la répétition et la perpétuation. Il n’y a donc pas d’entreprise philosophique qui vaille hors son service politique. Son problème, sa souffrance c’est la bureaucratisation. Lapassade et Lourau prendront brillamment le relais. Pour nous aujourd’hui la question est celle du management. Bureaucratisation et management procèdent d’une même structure, indépendamment des conjonctures historiques : celle de la production et de l’organisation. Soit de l’asservissement mortifère du sujet à l’appareil de production. Il s’agit de soumettre voire de sacrifier le développement social à la croissance. En effet Hess note également que «  la bureaucratisation (comme le management actuel)  était une ré institutionnalisation forte du capitalisme  », (p.53).  

Hess rappelle les 3 voies s’ouvrant alors pour conjurer la bureaucratisation (époque de la création du métier de secrétaire, que dis-je secret aire ou aire mortifère du secret ; aujourd’hui plus que jamais réduites à une qualité rédhibitoire pour être embauchées : la discrétion). Ces trois voies alors sont celles d’abord d’Heidegger (qu’on nomme un peu rapidement peut-être « la voie rétro » parce qu’il s’intéresse à l’homme originel ; abusivement nommé voie rétro par Hess parce qu’il me semble qu’on fait un contresens si l’on réduit l’origine au commencement, les bons lecteurs de Foucauld sont plus à même que moi de préciser ces questions) ; la seconde voie était celle des surréalistes, celle de la poésie dans toutes ses variantes ; la troisième celle des jeunes philosophes considérant un horizon inexorable. Lefebvre règle ses comptes surtout vis-à-vis d’Heidegger, en reprochant aux autres de manquer d’appuis dialectiques pour donner consistance à leurs entreprises. Dans le fond, il n’est pas inopportun de lire en Lefebvre l’anti-Dasein, comme en Deleuze et Guattari l’anti-Œdipe ; Lefebvre consacre le Possible, comme Deleuze et Guattari consacreront le rhizome. Lefebvre se méfie bien des grands courants, il est attentif aux «  courants souterrains  », (p.54). 

Bien qu’en résistance vis-à-vis du christianisme qui a nourri ses jeunes années, il reste empreint et subjugué par la foi de sa mère, femme de volonté brûlante dans sa présence au monde. La figure du nazaréen gardera cependant pour lui celle d’un Idéal du Moi écrasant qu’il fallait conjurer comme on pouvait : «  dans le rôle du messie, je vis Charlie Chaplin. Il jouait de façon burlesque et géniale le personnage de l’homme terriblement sérieux, qui se croit investi d’une mission et par là destiné à un supplice qu’il appelle et provoque en feignant de le fuir  ». Un retour de culpabilité lui fera reconnaître qu’il s’agissait là de sa part «  d’une passion noire  » (7). L’anti-janséniste profond qu’il est se nourrit de lectures théologiques. Il s’intéresse à Joachim de Flore, considérant trois moments «  le Père (la loi), le Fils (la Foi), et l’Esprit (la Joie)  », (p.55). Il sécularise cette nourriture ardente vers le marxisme pour panser sa souffrance politique. Ce qui l’obsède c’est de restaurer la vitalité du marxisme, celle du passage de la foi à la joie pour la consécration de l’Esprit. De là il fonde justement la revue « l’Esprit » en tant qu’aventure –l’aventure c’est ce qui advient- : celle-ci connaîtra deux numéros. Cependant sa volonté y prend corps pour la suite de son œuvre généreuse et protée. Il s’agit donc pour lui désormais on le répète d’élaborer sur la Présence, c’est une philosophie de la nature et de la conscience. Profondément mouvante et dialectique. En effet, «  croire achever le monde dans sa pensée, définir et posséder le vrai, c’est se représenter le vrai comme quelque chose que l’on détient une fois pour toute  », (p.60). Il rajoute notablement que « (…)  Dieu n’est plus qu’une représentation en qui les uns mettent tout ce qu’ils savent et les autres tout ce qu’ils ignorent. Par contre l’amour, la contemplation offrent autant de voies vers l’œuvre, autant de modalités actives de la présence  », (Ibid.). 

2) La vie est unique, émergence d’une théorie du quotidien.

Lefebvre va dès lors initier sa philosophie du Moment. Hess dit que les Moments ont une existence concrète qui surmonte et unit la subjectivité et l’objectivité des philosophies traditionnelles. Le Moment c’est une manifestation de la manifestation. L’esprit apparaît au cœur de l’expérience. Il s’invente dans son dévoilement pour qu’on l’accepte. L’esprit en tant que manifestation au cœur de l’existence, expérience de l’être. L’esprit est plus du côté de la parole que de l’écrit, de la poésie que du savoir, du corps que de la spiritualité classique. Ainsi le lien entre le vécu et le conçu est l’exaltation du vécu. Ce faisant la révolution n’est pas tant dans l’histoire que dans la pensée.

Il se plaît à trouver un compagnonnage fraternel chez schelling pour qui la vie était une production, non pas une évidence à constater. «  L’esprit a pour mission de réunir et concentrer la diversité répandue dans l’espace en percevant comme telle la diversité qui est à la fois altérité de l’autre et identité profonde  » (…). «  L’esprit est alors le nom de la réconciliation entre la spontanéité et l’analyse, le vital et le discursif  » (p.65.) … Mais tout cela pour Lefebvre restait encore bien trop spéculatif lui qui, faut-il le répéter, ne tendait qu’à advenir au politique.

3) le Parti et l’épreuve du dogme.

C’est donc à son retour de l’armée, dans le continuum de sa découverte de la dialectique, du concept de dépassement et de celui de totalité que Lefebvre rentre en communisme, dans un parti où l’appareil n’est pas encore tout à fait bureaucratisé. Il se prend d’envie de faire découvrir la théorie de Marx et la « revue marxiste » prend lieu et place de la revue « l’esprit »… revue qui durera sur la seule année 1929. Le groupe éclatera soi disant pour des raisons financières, paravent de dignité des intentions délétères du parti vis-à-vis de cette entreprise potentiellement subversive –ce dont Lefebvre restera convaincu.

Lefebvre va dorénavant beaucoup souffrir de la violence institutionnelle du parti. Le voici dans une marge assumée qu’Hess nomme périphérie. Cette expérience de la périphérie s’actualise dans le professorat de philosophie à Privas puis à Montargis. Il organise des réunions où on le raille systématiquement pour son intellectualisme. Il en tire leçon et se lance dans la sociologie de terrain, rédigeant nombre de monographies. «  Il s’attaque durant l’été 1931 à un long manuscrit portant sur la critique de la philosophie et de l’intellectualité en général, basée sur la théorie de la division du travail, en tant qu’elle produit le travail intellectuel spécialisé, donc l’abstraction  », (p.86). D’une loyauté naïve, il dépose son manuscrit pour imprimatur au parti. Il ne le reverra jamais.

On fait de lui un intellectuel solitaire, s’échinant à séculariser le marxisme à l’aune des intentions généreuses de la Règle de son auteur. Sécularisation propre aux conjonctures des années 30 où Hess rappelle l’effondrement du PC allemand, le surgissement du fascisme et l’avènement d’Hitler. C’est dans ce contexte que Lefebvre fonde la revue « Avant Poste » architecturée sur trois objectifs : philosophique car il s’agit par la méthode dialectique de décomposer les idées de l’époque et le rôle social qu’elles jouent, littéraire car son esthétique est de décrire «  le malheur à vivre dans une société capitaliste  », polémique : il s’agit de s’inscrire «  contre les manifestations d’une culture dont le dernier but est, actuellement, de dissimuler les problèmes réels  », (p.91-92).  

Ce qui est fort intéressant pour notre temps à nous menacé à nouveau par des tendances populistes, c’est de noter que pour Lefebvre le fascisme n’est pas tant une résultante de la crise du capitalisme ; la question c’est celle de la mystification raciste qui s’affiche révolutionnaire. Fort peu réfrénés que nous sommes à vouloir jouir dans une société de la plus value et de la fétichisation de la marchandise («  les rapports entre les hommes sont masqués par des rapports entre les objets  », (p.93)), on conçoit comment concept de mystification et concept d’aliénation vont de pair. L’aseptisation de la démarche qualité a dès lors un boulevard et l’entreprise de Lefebvre contre la bureaucratisation rejoint la notre contre le management : «  Il faut briser l’idée qu’une théorie de la transparence est possible  » (p.94).

Le point d’achoppement politique de Lefebvre, dans sa démarche compréhensive, est nôtre aujourd’hui dans la construction de l’Europe aujourd’hui. Il se demande comment il est possible qu’au moment (1935) «  où il y a mondialisation du marché, des échanges, des communications  (…),  les nations se replient sur elles-mêmes  », (p.101).

Pour Hess « (…)  si Lefebvre est resté si longtemps dans le parti, c’est qu’il s’y était engagé comme hérétique et qu’il a toujours joué de cette place très particulière qu’il y occupait  », (p.123). Son action postule le contre, soit « l’appui sur » dira Lourau. Il réfute donc le non ou hors institutionnel. Il s’oppose désormais à la table rase. Méfiant de la figure du Christ mais époux du Saint-Esprit, marxiste hérétique mais néo marxiste, il cherche à extraire la trace vivante et qui demeure dans la poussière de l’archive, dans l’oraison funèbre du musée, le faux sacré du panthéon de l’histoire contre la mémoire. Au risque de passer pour un clown ou un marginal fantasque. Il dialectise le texte et l’expérience, éprouvant la consistance ; sa transcendance est celle d’un plan d’immanence formulé plus tard par Deleuze et Guattari. Cette méfiance de la table rase dogmatique s’est formée chez lui sur un choc historique aujourd’hui oublié. Il a raconté un épisode du début des années 30 qui s’est passé à Berlin, à Alexanderplatz. Le pouvoir nazi est juste installé ; mais cette installation est encore fragile. Lors d’une parade des nationaux socialistes les communistes sont là bien en poste, bien en armes. Il suffit d’un ordre pour que l’attaque soit lancée et que le nouveau régime s’en effondre. Or Lefebvre note que l’ordre communiste ne viendra pas. Car « l’état major » communiste s’est obstiné dans sa doctrine en pensant que ses vrais ennemis étaient l’ordre bourgeois qu’il fallait éradiquer absolument. Lefebvre est resté très choqué par cette grave cécité idéologique ; hors d’elle selon lui la tragédie de la seconde guerre mondiale eût été évitée. Il gardera de cette expérience la conscience politique qu’il ne faut jamais d’oppositions radicales et têtues, mais une nécessité humaniste de tout vouloir contenir.  

4) Bilan de la pensée bourgeoise. Lefebvre et la littérature : «  l’art est la plus haute joie que l’homme peut se donner à lui-même  » (Marx).

Entre 1947 et 1955, il écrit une série d’ouvrages sur des écrivains français…il forge sa méthode, il cherche la structure donnant une petite priorité à la conjoncture car «  si le structurel existe, il n’est pas constant . (Ce)  n’est jamais qu’un moment valable provisoirement  ». «  L’essentiel  (le structural)  pris en lui-même, sans tenir compte du devenir, est désertique parce qu’on oublie d’étudier la vie qui l’a secrété . (…)  Le devenir est en soi beaucoup plus riche, beaucoup plus complexe que l’essence. C’est cette articulation entre le structural et le devenir qui définit, pour Lefebvre, la méthode dialectique.  », (p.144). C’est ainsi que dans ses bouquins de littérature, il consacre toujours 150 pages au « bocal » pour déployer le contexte politique, social, économique, culturel dans lequel évolue l’auteur concerné, bon gré mal gré. Il s’agit de considérer ce que les auteurs ont vu et non point  a posteriori  ce qu’ils auraient du voir. A titre d’exemple remarquable, on relèvera dans son travail sur Musset, lequel était traditionnellement affublé de dédoublement, qu’il est très aléatoire pour notre Henri d’adjectiver psychologiquement quelqu’un là où «  il montre comment, à l’intérieur de l’individu, se jouent des conflits réels de la vie sociale  », (p.150).  

5) Marxisme solitaire et méthode d’Henri Lefebvre :

Dans les suites du rapport Krouchtvev (1956), Lefebvre prend le large sur la gauche, dénonçant «  la carence ontologique  » (p.157) du parti. Hess traduit que pour Lefebvre il s’agit «  de sauver cette vérité dont le parti a faussé le sens, et de défendre la vérité contre le parti  », (p156). Dans ce temps de la maturité (1958), il rédige son autobiographie intellectuelle :  La somme et le reste .

Entré au CNRS pour faire de la sociologie rurale il observe «  l’amorce de la fameuse révolution technologique et scientifique après les grandes révolutions agraires. Symétriquement, vont surgir les grandes contestations des années 60  », (p.176). Nageant passionnément dans le bocal il considère l’actuel où gisent vestiges et potentiels. La méthode de Lefebvre est la méthode régressive progressive. Sartre lui en attribue la paternité. Lefebvre s’en offusquera laissant entendre qu’il n’avait su que bien lire Marx : avec le cœur et non point avec le ventre. Sans doute avait-il eu toujours l’impression d’improviser, ne sachant pas nommer son alternance : des séquences de découvertes intuitions et des séquences d’écritures intenses où l’on éprouve la consistance de ses jaillissements à la rigueur de la théorie. Marx va l’autoriser et lui valider une forme : l’analyse dialectique, la praxis.

A regarder évoluer Lefebvre sous le regard affectueux et révéré de son biographe on voit évoluer un homme concerné, aux sentiments vifs et contrastés. Préférant le conjoncturel au structurel, ascète de la capacité d’étonnement, de la curiosité comme un état d’enfance permanent : c’est la source pour lui de ce qu’on nomme la rigueur scientifique. En effet il n’est jamais trop tard de s’en inspirer dans notre monde actuel si peu ardent : la recherche commence par un problème qui se pose à nous, pas avec des faits.

Et en effet Lefebvre n’aime rien tant que les Moments conjoncturels (Mai 68) où les structures sont débordées par leurs éléments. Ainsi la voie de Lefebvre c’est de considérer que «  tenter de protéger sa pensée contre le nouveau n’a pas de sens. Au contraire, il faut la transformer au contact de ce qui apparaît  » (p.180).  

Par conséquent la méthode régressive progressive est une appréhension du déjà-là en crise. On part de l’actuel et on remonte dans le passé. C’est partir de ce qui existe et surgit et redéployer l’amont dans une visée élucidatrice ; puis reprendre l’aval pour déplier le potentiel de l’actuel. Les dimensions horizontales et verticales doivent s’y intriquer. On entend qu’une sociologie, dans toute sa rigueur statistique, ne peut que rater son objet dans la répétition du même, hors son intrication à la complexité historique appréhendée dans tout son caractère génétique et disséminatif. Par delà le bien et le mal, les virtualités promettent que tout est possible. Au centre : la liberté de l’homme et le duel cornélien de la jouissance et du désir. Si c’est théorisable, c’est en fondant une théorie des possibles.

En fait donc, le vertical  serait l’histoire de la croissance des forces productives, seuils caractérisant les modes de production (esclavagisme, féodalité, capitalisme concurrentiel). L’horizontal serait l’édifice social avec une base (division technique et sociale du travail), la structure (rapports de production et de propriété), les superstructures (institutions et idéologies).

Ainsi la méthode de Lefebvre c’est la praxis de laquelle il disait dans sa  Proclamation de la Commune  : «  La praxis ne peut se fermer et ne peut se considérer comme fermée. Réalité et concepts restent ouverts et l’ouverture a plusieurs dimensions : la nature, le passé, le possible humain. Il ne suffit pas de dire que la notion de praxis s’efforce de saisir ou saisit la complexité de phénomènes humains. Il faut ajouter qu’elle saisit leur complexité croissante et elle seule. Ouverte de toutes parts, la praxis (réalité et concepts) ne s’égare pas pour autant dans l’indéterminé. Seule une pensée d’un certain type, à savoir l’intellect analytique traditionnel, confond fermeture et détermination, ouverture et indétermination  ». Bien sûr Lefebvre parle de poïésis, «  l’idée renouvelée d’une praxis créatrice, donc le style  » (p.201).

6) Le moment situationniste.

A la suite du « rapport Krouchtvev », Lefebvre va mener une grande activité de publication. Il va faire un bout de chemin avec Debord qui, le débordant sur sa gauche, dira de lui :  « Lefebvre renonce par avance à toute expérience de modification en se satisfaisant du possible impossible  » (p.212). En effet encore il s’oppose à la table rase, veut faire tenir les choses ensemble, soucieux des virtualités, des potentiels. En 1958 dans  la somme et le reste , il propose sa « théorie des moments ». «  La théorie des moments ne se situe donc pas hors de la quotidienneté, mais s’articulerait avec elle en s’unissant à la critique pour introduire en elle ce qui manque à sa richesse. Elle tendrait ainsi à dépasser, au sein du quotidien, dans une forme nouvelle de jouissance particulière unie au total, les vieilles oppositions de la légèreté et de la lourdeur, du sérieux et de l’absence de sérieux  » (p215). 

7) De l’inconscient de l’Etat.

Lefebvre, c’est l’attention à la praxis. Non pas pour lui la praxis psychanalytique –était-il trop tôt pour en percevoir la ressource politique ?- mais l’oeuvre marxiste comme vivante et en mouvement, ouverte au-delà de l’auto consécration du système, pour lutter contre les dérives totalitaires. Combien cette œuvre lefebvrienne a-t-elle été une conjuration de ses immenses chagrins politiques, pour restaurer la primauté de la société sur l’Etat sans céder à la tentation d’attaquer la nécessité de l’Etat. Dans le cousinage de Castoriadis qui le suit d’une génération –et a donc intriqué Marx à Freud-, on note avec Hess que «  ce que cherche à mettre en mouvement Lefebvre, c’est la dialectique instituant/institué d’une pensée, d’un projet  » (p.267). Concernant les risques historiquement avérés de l’autonomisation de l’institué, Lefebvre a montré comment l’Etat tend structurellement à s’abandonner à devenir une fin en soi. Il en va de même de nos associations gestionnaires du social et du médico- social. Dans le temps de Lefebvre, l’Etat capitaliste puisa à l’est la bureaucratie et la planification. Une rigueur objective, scientifique et un discours visant à dissimuler la réalité des inégalités engendrées.

La bureaucratie alors et le management aujourd’hui s’imposent à chaque fois comme des novlangues miraculeuses, recouvrant l’impitoyable et irréfragable propension à l’homogénéisation. «  L’Etat obtient donc la similitude du dissemblable  » (p.299). Ce n’est pas le lieu de développer la similitude différence, pour l’instant, de ces deux moments que sont la bureaucratie et le management. Cela est devant nous. Cependant au risque de la formule lapidaire, on notera qu’on est passé d’un système sacrifiant l’individu au collectif à un système qui dénie le sujet et la fonction de la parole. D’un Surmoi délétère à un Surantimoi.

Il n’est point d’instituant qui tienne si sa condition est de penser que tout se vaut et qu’il faut se passer de toute dimension symbolique. Lefebvre avait perçu avec beaucoup d’acuité notre condition postmoderne à venir. Il s’est fait vivement critique, ironique et amer, de la Participation (Mai 68). La fameuse démocratie participative que Mendel tentera de sérieusement théoriser avant qu’elle ne soit récupérée par les politiciens depuis la campagne présidentielle de 2007. Ce que dirait en substance Lefebvre de la démocratie participative c’est qu’elle vise à interdire la contestation mais pas son spectacle. Notre société idolâtre le maternement et sa totalisation.

Dès lors aujourd’hui cette liturgie de la diversité n’est que recouvrement du déni de la différence et de notre responsabilité dans la production des inégalités et des injustices. Bien avant le tournant des années 80, où le PS se révèle comme défenseur et protecteur du capitalisme financier –qui sacrifie le développement social à la croissance-, Lefebvre crie à la nécessité vitale de restaurer le conflit au cœur du corps social, au nom de la survie même des différences : pour lui, alors, c’était la lutte des classes.

                               …………….

C’est l’histoire d’une présence.

A découvrir et à redéployer je crois,

Avec un madiran chambré,

Sur une musique de Luz Cazal.

                                 Stéphane BOLLUT.

Notes .

(1) Henri Lefebvre,  La somme et le reste , 1958, p. 51.

(2) Rémi Hess,  Henri Lefebvre et l’aventure du siècle , a.m.métailié, Paris, 1988, p.325.

(3) Edgar Morin,  Pour et contre Marx , champs actuel, 2012, pp. 15-16.

(4) Ainsi dorénavant les inserts de numéros de page renvoient à l’ouvrage biographique de Rémi Hess, susnommé en note 2.

(5)  La somme et le reste , p.431.

(6) Guerre coloniale qui oppose les tribus rifaines aux espagnols et aux français, au nord du Maroc, de 1921 à 1926.

(7)  La somme et le reste , p.431.

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