Le grand frère est passé par là. Big brother, ou le culte du voyeurisme nous glorifie de son œuvre la plus glauque, la plus pitoyable. Réunissant quelques jolies filles, quelques jolis garçons, ou plutôt de parfaits inconnus en phase avec les « canons de la beauté ». Des images, des corps qui n’ont pour seul intérêt que de posséder un secret. La quête, le but du jeu, confondre ces colocataires, plus ils trouvent de secrets, plus ils gagnent d’argent.
Enfin, au pays de l’ «
Imago Deus
», on avoue et on revendique l’hypocrisie comme valeur, la délation comme objectif. N’oublions pas, pour autant, la volonté affirmée de ces candidats à révéler leur pseudo-secret. Basé sur l’exhibitionnisme de quelques uns et le voyeurisme des autres, on pourrait croire que chacun y trouve son compte. Certainement et encore plus les producteurs qui ont recruté des acteurs à moindre frais. Ajoutez à cela les recettes publicitaires, et celles liées aux envois de SMS, et la boucle est bouclée. C’est le prix de l’interactivité, du spectacle.
Exhibitionnisme de quelques personnes en quête de reconnaissance : regardez comme je suis beau, comme je suis belle, regardez de quoi je suis capable pour ressembler aux égéries des temps modernes. Admirez comme je peux négliger, oublier ma propre personnalité pour enfin ressembler à, … à toutes ces blondes, ces brunes, ces rousses, 1m75, 90, 60, 90, ou plutôt désormais 85, 60, 85. Considérez-moi, voyez mes efforts pour rentrer dans les normes, pour être la norme, pour habiter la norme. La course à cet idéal collectif devient la norme. La norme n’est pas directement le corps parfait, mais sa recherche.
Cet «
Imago Deus
» dicte sa vision d’un corps idéal. Cette vision fait autorité, et influence les évolutions sociétales. Elle renforce les frustrations, les sentiments de disqualification. La plupart des adolescentes sont déjà dans une problématique d’acceptation de leur propre corps ; mais en plus elles se doivent d’accepter de ne pouvoir se contenter de leur corps imparfait. Un corps bien portant
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, en bonne santé, ne suffit plus. Finalement, autant ne jamais accepter ce corps puisque de toute manière, il ne sera jamais comme celui de ces icônes, comme celui de ces porte-manteau qui défilent sur les podiums. Ces émissions nourrissent en permanence ces idéaux, ces illusions matérialistes, ce besoin irréductible de ne se satisfaire d’une réalité que si elle ressemble à l’image que l’on s’en fait.
Revenons à cette adolescente, pourquoi regarde-t-elle ? Ca n’est pas la seule à admirer, à guetter, à espionner ce que tel ou tel membre du groupe va pouvoir révéler. Mais ce programme télévisé, comme un programme informatique semble actionner des zones corticales, il appuie sur le bouton des pulsions. Ce programme hypnotise des cerveaux. Du pain et des jeux. Les spectacles des temps modernes ont bien la même fonction que ceux de l’antiquité. Lieux d’aliénation collective, ils avilissent une population toute prête à se laisser faire tant qu’on la conforte dans l’illusion d’une démocratie de l’image. Tant qu’on nous laissera croire que chacun peut avoir son quart d’heure Warrollien, tant qu’on baignera d’espoir les adolescents, leur laissant miroiter des corps de rêve à porter de pilule, tant que ces processus seront à l’œuvre sans les parler, les dénoncer, n’espérons pas en voir baisser l’influence, l’audience.
Ah, quel discours ressassé ! Maintes fois entendu ! Vous me direz que ces critiques sont légions. Le premier, Loft Scorie, déjà, était la cible de toutes les critiques. Mais cela n’empêcha pas la prolifération que l’on connaît, et parallèlement une extinction des critiques. Ou peut-être sont-elles à chercher ailleurs car elles ne trouvent plus place dans les circuits médiatiques « classiques ».
Je m’insurge contre ces programmes qui consistent à s’insinuer dans le quotidien de personnes, … ou d’autres. Car au fond, cela pourrait être n’importe qui, peu importe. Ce ne sont plus des personnes, mais des objets d’assouvissement de nos pulsions de voyeurs.
Secret scorie, secrète folie. Mais quelles est-elle, cette folie ? Où l’on jubile de voir quelques phénomènes de foire.
« Telle est la pire folie de l’homme, ne pas reconnaître la misère où il est enfermé, la faiblesse qui l’empêche d’accéder au vrai et au bien ; ne pas savoir quelle part de folie est la sienne. Refuser cette déraison qui est le signe même de sa condition c’est se priver d’user jamais raisonnablement de la raison. Car s’il y a raison, c’est justement dans l’acceptation de ce cercle continu de la sagesse et de la folie, c’est dans la claire conscience de leur réciprocité et de leur impossible partage. »
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Reconnaître notre folie, c’est reconnaître notre attirance pour ces spectacles, notre intérêt pour les jeux du cirque à la romaine. Du pain et des jeux qu’il disait, le pain est de plus en plus cher, les jeux de plus en plus nombreux. Le pain d’aujourd’hui se nomme Mars, Coca Cola, et les jeux sont ces spectacles. Le SMS est la nouvelle vox populi, levez le pouce si vous pensez que le gladiateur mérite la vie, tapez 1 si vous voulez voir un tel ou une telle continuer l’aventure. Mais gare aux lions ! Dans ces jeux à la romaine, il n’y avait toujours qu’un seul gagnant, celui qui les organisait, le pouvoir. Au passage, quelques vendeurs d’esclaves se faisaient quelques pièces d’or.
Dans secret scorie, il n’est en rien question de politique, simplement de consommation, de normalisation par la consommation. Ceux qui y gagnent, les multinationales qui vous vendent ce pain, ces spectacles. Les bénéfices, de l’argent, pas seulement. Le bénéfice principal de tels spectacles est un formatage systématique des façons de penser. La raison n’a plus court, ici bas, tout est codifié, « casifié » par l’Imago Deus. Tout ce que vous pensez doit rentrer, à un moment donné dans une case. Vous n’êtes dés lors plus une personne à ses yeux mais simplement un profil de consommation résumable à quelques items sur un formulaire. Ce que vous pensez, on s’en moque tant que vous consommez. D’ailleurs, on ne vous demande pas de penser, mais juste de consommer.
« Que veut dire alors
ich bin
(je suis) ? Le vieux mot
bauen
[…] nous répond :
je suis
tu es
veulent dire
j’habite tu habites
. La façon dont tu
es
et dont je
suis
, la manière dont nous
sommes
sur terre est le
buan
, l’habitation »
Jeunes gens qui habitez cet appartement glauque, dont le couloir mène à l’intérieur de la tête de la Joconde (peut-être pour en percer le secret), la manière dont vous habitez les lieux, renseigne sur votre être. Tout est faux, ou plutôt tout est illusion, jeu d’acteur, ou trahison, vrai secret, et faux scoop, tout est image, tout n’est qu’artifice.
Mais pour revenir, à cette citation de Foucault, pour mettre au feu ces artifices, encore faut-il concéder être attiré par eux. Accepter nos penchants voyeuristes, espionner, tout savoir de l’autre, autant d’illusions qui nous bercent et nous endorment. Et nous en redemandons. Nous venons rechercher de cette nourriture aliénante.
Admettre l’existence de tels espaces de déraison n’est pas forcément laisser faire sans critiquer, sans exprimer nos ressentiments. Reconnaître notre folie, c’est nous donner les possibilités de laisser s’exprimer notre raison. Accepter ces pulsions qui nous agglutinent devant cet écran, accepter ces pulsions comme constitutives de notre être, est un cheminement indispensable dans une recherche d’un relatif esprit critique. Ne soyons donc pas trop vindicatifs (trop tard !!!) envers ces programmes télévisés. Les émissions, quelque soit leur contenu, ne font que répondre au double désir des consommateurs et des producteurs. Le désir n’est pas condamnable en soi, ce sont les moyens de l’assouvir qui sont à questionner.
Reconnaître notre folie n’est pas accepter ce principe d’un néolibéralisme du divertissement sans scrupule, prêt à utiliser, et à rentabiliser les désirs, les pulsions d’un public asservi. Les scories sont là, ces programmes sont en fait des mises en normes, des mises au pas du désir. Les voyeurs, nous, sommes suspendus à l’écran, et englués devant un spectacle dont on ne sait se dépêtrer.
Pouvons-nous espérer encore voir émerger des critiques, des réactions à ces programmes qui anesthésient la raison de tout un chacun. Nous devons savoir regarder sans croire, savoir vivre notre relation au spectacle, pour la déconnecter d’un modèle de pure consommation. Le spectacle doit être une incitation à la créativité, il ne doit pas la brider. Apprenons, ensemble, à regarder différemment, à développer des savoirs, et des savoir-faire, des savoir-être au spectacle de consommation. Et partageons, transmettons, pour que ces façons de voir le monde, ces façons d’habiter le monde ne soient pas un monopole de l’être préfabriqué par les multinationales.
Nous devons voir plus loin que ces écrans posés devant nous. François Tosquelles disait : « Nous voyons plus loin quand nous sommes assis sur les épaules de nos pères. »
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Quelle place pour nos aînés ? Que nous transmettent-ils, en dehors de la charge de leurs retraites ? Où sont-ils ces illustres anciens dans cette résistance, dans cette mobilisation contre un ordre établi ? Ils ne peuvent être que là où ils ont encore une place. La sagesse comme la vieillesse n’a plus place dans le monde du superficiel. Dans certains pays où l’espérance de vie est très faible, on ne sait pas ce qu’est un vieillard. Mais dans nos civilisations occidentales, on ne sait plus ce qu’est un vieillard qui ressemble à un vieillard. Il y a encore quelques temps on pouvait entendre d’une femme âgée qu’elle ne faisait pas son âge, mais lequel. Aujourd’hui, une femme qui ressemble à une vieille femme, on dit qu’elle ne prend pas soin d’elle, de son physique. Plus de rapport à l’âge, simplement un rapport à l’image.
Dans des exhalaisons de jeunisme, l’âge et le savoir qu’il charrie, ont laissé leur place. A 50 ans je suis encore jeune, alors pourquoi me soucier de transmettre mes expériences de vie à mes enfants ou à mes petits enfants alors que je peux encore en vivre tant. Pourquoi se tourner vers les autres, puisque moi et mon image sommes encore des sujets consommant.
L’«
Imago Deus
» est une œuvre issue d’une sacralisation de la « génération spontanée » qui changera le monde et corrigera les erreurs, les fautes de nos prédécesseurs. Cette génération de l’image emporte tout sur son passage, et rallie avec elle les déçus d’hier. Et dans une vague de promesses et d’illusions, cette génération tente de mettre à mort les idéologies et les utopies passées. On tire alors sur tout ce qui n’est pas efficace, tout ce qui ne rentre pas dans des cases, on tire de partout, sur tout le monde. La psychanalyse en prend pour son grade, la psychiatrie n’y échappe pas non-plus. Le management, le coaching deviennent la règle.
De tout temps on a tiré sur d’autres façon de penser, les idéologies nouvelles et bousculant des mondes rigides et stratifiés ont souvent été mises au ban. Mais elles gardaient souvent un espace d’expression. Notre période ne laisse rien augurer de bon à ce niveau. La concentration des pouvoirs médiatiques dans les mains de quelques multinationales, avec récemment l’acquisition et la fusion des groupes de presse écrite, longtemps considérés comme les derniers bastions du journalisme libre et engagé, cette concentration rend difficile l’accès à la parole, ou sa diffusion. Le pouvoir économique montre son vrai visage et sa volonté de normaliser les discours et les attitudes, de nous réduire à l’état de consommateurs primitifs.
Secret scorie, Loft scorie, ces déchets télévisuels n’en sont ni plus ni moins les déchets de l’expression d’une normalisation idéalisée des conduites. Tous égaux n’est pas tous pareils, démocratisation n’est pas tous identiques. Contre cela, nous n’avons que la parole, l’esprit critique. Mobilisons nous, exprimons nous contre ces confiscations de la parole. Utilisons tous les moyens à notre portée pour nous réapproprier ce qui doit nous revenir. Discours, parole, critique, réflexion, confrontons nos idées, philosophons, parlons pour ne rien dire, soyons différents, soyons uniques.
L’être ne vit que dans la différence et dans l’altérité, protégeons et cultivons cela. Développons une agriculture raisonnée de la pensée, face à cette industrie du formatage de cerveau. Pensons différemment, pour habiter notre terre différemment.
Soyons différents, soyons autre, ensembles…
Andrien Loïc, rédacteur en chef de la revue ZEO
http://perso.orange.fr/z-e-o
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Notons l’évolution sémantique de cette locution qui évoque plus facilement aujourd’hui une légère surcharge pondérale, plutôt qu’un signe de bonne santé.
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Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard 1972
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A lire, l’ombre portée de François Tosquelles, Patrick Faugeras, Erès 2007